La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/05

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V

LUTHGARDE NI, VIERGE ET MARTYRE (1802)

Bien d’autres fidèles donnèrent leur vie pour Jésus-Christ ; nous ne pouvons les citer tous, mais nous ne saurions vraiment passer sous silence la vie édifiante et la mort héroïque de Luthgarde Ni.

Elle naquit à la capitale, vers l’an 1782, d’une très noble famille. Son père descendait de la race royale, et quoiqu’il eût perdu son titre de prince, il était demeuré cependant l’un des chefs les plus influents du parti Nam-ni si dévoué au roi. Ce qui ajoute surtout à l’éclat de cette famille, c’est que les deux frères de Luthgarde, eux aussi, Charles et Paul Ni, eurent la gloire de donner leur vie pour Jésus-Christ.

Luthgarde avait reçu du ciel un caractère résolu, un cœur très aimant et une intelligence supérieure, qualités précieuses que développa une éducation convenable à son rang. Son enfance s’était écoulée sous les yeux de sa pieuse mère, qui consacrait sa vie à élever ses enfants dans la crainte de Dieu. Le Père Tsiou hésitait à l’admettre aux sacrements à cause de son jeune âge. Mais, sentant déjà le prix inestimable des dons de Dieu, elle s’enferma dans sa chambre et se mit à étudier et à se préparer avec tant de soin, que le Père se laissa toucher et lui fit faire sa première communion. Pour conserver les fruits précieux de l’Eucharistie, elle voua à Dieu sa virginité.

Luthgarde avait alors quatorze ans, et son pieux projet devait rencontrer de grandes difficultés. En Corée, toutes les jeunes filles doivent se marier, et ce serait chose inouïe, surtout dans les rangs élevés de la société, de vouloir braver l’usage général et l’opinion publique sur un pareil sujet. Heureusement pour elle, le Père Tsiou, qui avait approuvé sa promesse, connaissait de son côté un jeune homme désireux, lui aussi, de vivre dans la continence pour être tout entier au bon Dieu.

Ce jeune homme, appelé Jean Niou, fils d’Auguste Niou, était noble et très riche. Cependant sa naissance était inférieure à celle de Luthgarde, et i] habitait une province éloignée de la capitale. Le Père Tsiou réussit à aplanir toutes ces difficultés. De son côté, la pieuse mère de Luthgarde, qui aimait sincèrement sa fille, donna volontiers son consentement à cette union. Mais sa famille, composée de puissants païens, éclata en murmures et s’efforça de la faire revenir sur une décision qu’ils regardaient comme les déshonorant tous.

Avec beaucoup de patience et un peu d’adresse, la pauvre veuve leur démontra les difficultés de sa position, les avantages d’assurer un riche parti à sa fille, et de s’aider par là à tenir son rang plus aisément. Le calme se fit petit à petit, et Luthgarde partit pour la famille de son mari vers 1798.

À son arrivée, elle et son mari firent tous deux le vœu de chasteté, et s’appliquèrent dès lors à vivre avec plus de ferveur. La jeune fille était si douce et si complaisante qu’elle n’eut jamais aucune querelle avec les membres de sa nouvelle famille. Elle était un modèle pour tout le monde, et sa vertu et sa piété faisaient l’admiration des personnes de la maison et du voisinage. Son mari Jean était digne de sa vertueuse compagne, et passait pour l’un des plus fervents chrétiens de la province. Union bien admirable aux yeux des anges et des hommes, mais que la souffrance et la persécution allaient encore sanctifier.


Chrétiens et chrétiennes assistant au saint sacrifice.

Au printemps de 1801, Jean Niou fut saisi avec son père et quelques autres personnes de sa famille, mais il resta seul emprisonné à la ville de Tsien-tsiou. Il eut beaucoup à souffrir. Élevé dans le luxe, il fut obligé de porter pendant de longs mois ses lourds vêtements d’hiver qui bientôt exhalèrent une odeur infecte et se remplirent de vermine. Il ne quittait pas la cangue ni le jour, ni la nuit ; mais malgré ce long supplice et d’autres tortures qu’il eut à endurer, il demeura inébranlable jusqu’au bout.

Bientôt la persécution redoublant, ce fut le tour de Luthgarde. Vers le 15 de la neuvième lune, on la jeta en prison avec le reste de sa famille. Elle s’empressa d’écrire à sa mère pour la consoler. Voici la lettre de la pieuse martyre, dont le style si simple et si naïf nous découvre combien son âme avait été docile aux inspirations de la grâce :


« À ma mère.

« Au milieu des émotions causées par les événements qui me sont survenus, je pense à vous, ma mère, et je désire vous faire connaître mes sentiments depuis notre séparation, il y a quatre ans. Je vous adresse quelques lignes. Quoique je sois sur le point de mourir, ne vous en affligez pas trop, et, sans résister à l’ordre miséricordieux de Dieu, veuillez vous soumettre en paix et avec calme à ses desseins. En restant en ce monde, je n’y serais jamais qu’une fille inconstante, une enfant inutile. Mais si, par une grâce signalée, le jour de donner des fruits paraissait, ma mère, d’une part, pourrait se dire qu’elle a vraiment porté une fille dans son sein, et de l’autre tout regret serait par le fait superflu.

« À la veille de vous quitter à jamais, comment pourrai-je comprimer tout sentiment naturel ?… Mais je me dis que le temps est comme l’étincelle qui jaillit du caillou : il n’est pas de longue durée. Je me dis que moi, votre enfant, je vais de ce pas ouvrir à ma mère la porte du ciel et du bonheur éternel, et donner ainsi à l’avance pour elle le prix des éternelles joies. Aussi cette pensée de la mort prochaine, quoique naturellement amère et difficile à supporter, se convertit de suite en douceur et en joie. En dehors de ce souhait de voir l’âme de tous mes parents jouir éternellement de la vue de notre Père commun, quel autre désir pourrais-je éprouver maintenant ?…

« Vous, ma sœur, comment vous trouvez-vous ? Beaucoup de paroles d’affection ne serviraient de rien. Je ne vous adresse que deux mots : Ayez un amour fervent ; rien ne touche tant le cœur de Dieu. La réalisation, du reste, de tous nos désirs ne dépend point de nous, mais de lui. Que les esclaves soient bien à leurs devoirs, et par là ils deviendront membres de la famille ; de petits et inutiles enfants qu’ils étaient, ils se rendront vrais et précieux enfants. J’ose mille fois l’espérer.

« Ne vous affligez pas trop, ma mère, et comprimez toute votre inquiétude. Puis quand, après avoir subi l’ordre de Dieu, vous sortirez de ce monde, moi vile et faible enfant, la tête ceinte de la couronne du bonheur sans fin, le cœur inondé de toutes les joies célestes, je vous prendrai par la main et vous introduirai dans l’éternelle justice.

« J’entends dire que mon frère Charles, détenu à la capitale, a courageusement confessé la foi. Vraiment, quelle grâce ! quelle protection ! Comment assez remercier Dieu ! Ma mère, je loue votre bonheur.

« Et vous, ma belle-sœur, ne vous attristez pas trop non plus. Mon frère viendrait-il à mourir, on peut dire que vous avez alors vraiment rencontré un époux. Je vous félicite à l’avance d’être la femme d’un martyr. Dans ce monde, unis par les liens du sang ou du mariage ; dans l’éternité, placés sur un même rang, mère, fils, frères, sœurs, époux, si nous parvenons à jouir du bonheur éternel, ne sera-ce pas bien beau ? Après ma mort, veuillez ne pas rompre les relations avec la famille de mon mari, mais faire comme quand j’y étais.

« Veuillez recevoir ce chiffon de papier avec joie, comme si vous receviez ma personne. Avant d’avoir rien fait, vous envoyer ainsi mes pensées et mon écriture, c’est bien léger de ma part ; mais je désire par là dissiper les inquiétudes à mon sujet. Veuillez y trouver quelques consolations.

« Je vous le répète, repoussez toute espèce de chagrin et de trouble ; pensez que le monde est vain et trompeur. J’aurais mille choses à vous dire, mais je ne puis tout écrire. Je m’arrête ici.

« Année Sin-iou, le 27 de la neuvième lune (3 novembre 1801).

« Votre fille,
« Niou-Hel. »


Quel beau spectacle que celui de cette jeune fille dans son affreuse prison, oubliant les angoisses de la mort qui la menace pour songer à sa mère bien-aimée, et tâcher, par ses bonnes paroles, d’adoucir le chagrin que lui causeront sa mort et celle de son frère ! Qui ne serait touché par ces sentiments d’humilité si naïvement exprimés dans cette lettre !

Comme il est dit dans cette lettre, Charles, le frère aîné de Luthgarde, venait d’être jeté aussi en prison à la capitale. La haute noblesse de sa famille, ses grandes qualités et sa naissance le désignaient à la rage des persécuteurs. Il était devenu, par la mort de son père, chef de toute sa famille en qualité d’aîné, bien qu’il fût encore très jeune. Il était très attaché à sa foi, et, pour éviter de la compromettre, il sut se retirer petit à petit du commerce du monde et se tenir à l’écart pour se faire oublier. Il demanda même à Dieu des maladies qui le rendissent incapable de l’offenser. Dieu parut exaucer sa prière. Quelque temps après, il devint bossu et tellement infirme, qu’on fut obligé plus tard de le porter au tribunal pour y subir l’interrogatoire officiel.

Dans sa prison, il montra beaucoup de fermeté d’abord ; puis il parut faiblir un peu à la vue des terribles supplices que l’on s’apprêtait à faire subir à son corps déjà si chétif. Enfin la foi reprit le dessus et ne l’abandonna plus jusqu’à la mort. Il ne tarda pas à connaître le sort qui l’attendait. Tous les chrétiens alors qui tombaient entre les mains des persécuteurs ne sortaient du prétoire que pour aller au supplice.

Charles Ni écrivit à sa pauvre mère, qu’il laissait presque seule au monde, ces humbles et touchants adieux :


« Moi votre fils, je vous écris aujourd’hui pour la dernière fois. Quoique je sois le plus grand des pécheurs, le Seigneur daigne m’appeler à lui d’une manière toute spéciale. Je devrais être rempli de contrition et d’amour, et je devrais essayer de payer par ma mort quelque peu cette faveur. Mais la masse de mes péchés atteignant jusqu’au ciel, mon cœur, semblable au bois et à la pierre, ne laisse pas encore couler de larmes pour cette grâce insigne… Lorsque j’étais dans le monde, je crains de n’avoir pas rempli tous les devoirs d’un bon fils, c’est là le sujet de ma peine.

« J’aurais bien des choses à vous dire, mais je ne puis le faire longuement. Ne vous contristez pas trop, et, après avoir conservé notre corps et notre âme en bon état ici-bas, réunissons-nous pour toujours.

« Charles Ni
« 28 janvier 1802. »


Le lendemain du jour où il écrivait cette lettre, Charles Ni avait la tête tranchée. Il n’était âgé que de vingt-deux ans.

Deux mois avant qu’il consommât aussi son martyre à la capitale, Auguste Niou avait été condamné à mort dans sa province comme rebelle. Ses deux fils, dont l’un, Jean Niou, le mari de Luthgarde, furent enveloppés dans la même sentence, selon la loi coréenne, et tous deux étranglés le 14 novembre 1801. Les autres membres de la famille avaient été condamnés à l’exil. Il fallut contraindre Luthgarde à quitter la prison.

« Suivant la loi, dit-elle au mandarin, tous les chrétiens doivent être mis à mort ; nous demandons à être exécutés promptement. »

Paroles de zèle, que la simplicité et l’ardeur de la foi doivent excuser dans Luthgarde, comme chez tant d’autres martyrs des premiers siècles de l’Église.

Les juges firent d’abord la sourde oreille, et Luthgarde prit, bien qu’à regret, la route de l’exil avec ses compagnons. À peine avaient-ils fait quelques lieues, qu’un contre-ordre du mandarin les ramena de nouveau dans leur prison.

Prévoyant le sort qui l’attendait, Luthgarde écrivit alors une longue lettre à sa sœur et à sa belle-sœur, la femme de son frère Charles, qui était encore en prison. C’est le récit détaillé des craintes, des espérances et des émotions de toutes sortes qu’elle avait éprouvées depuis son départ de la maison paternelle. En Corée, dans beaucoup de pieuses familles, on conserve encore une copie de cette lettre, où Luthgarde fait ses adieux à sa famille dans des termes si délicats, et y montre des sentiments si nobles et si élevés, qu’on oublie presque que la main qui traça ces lignes n’était que celle d’une petite fille coréenne, à peine instruite de sa religion, et n’ayant participé que deux ou trois fois aux sacrements.


« À mes deux sœurs,

« Je prends la plume et je ne vois rien à vous dire. Mon pauvre frère Charles est-il mort ou en vie ? J’avais eu indirectement de ses nouvelles dans les premiers jours de la neuvième lune ; mais depuis ce temps, ayant été prise moi-même, je suis assise, enfermée, sans qu’aucune nouvelle puisse me parvenir. La pensée de mon frère m’oppresse et me serre le cœur. S’il a signé sa sentence, tout doit être fini maintenant.

« Quelle position pour toute la famille ! Comment ma mère et ma belle-sœur pourront-elles tenir ? Il me semble qu’il ne doit plus leur rester un seul battement de pouls… Et si le dénouement n’a pas encore eu lieu, comment Charles pourra-t-il résister dans cette prison si froide ? Qu’il soit mort ou vivant, les entrailles de ma mère en doivent être également desséchées !

« Pour moi, mes péchés sont si lourds, horizon qui m’entoure si sombre, que je ne sais comment rendre par écrit tout ce que je ressens. Me voilà parvenue sur le terrain de la mort, et je ne sais quels termes employer.

« Toutefois, je veux vous dire quelques mots de ce qui s’est passé et vous faire mes adieux de ce monde pour l’éternité. Cette année donc, quand j’avais déjà les entrailles déchirées par suite de tant de calamités sans remèdes, je dus encore me voir séparée du reste de ma famille. Dès lors, aucun désir de vivre plus longtemps ne resta dans mon cœur. Je ne pensais plus qu’à donner ma vie pour Dieu pendant que l’occasion était belle. Je pris en moi-même cette résolution et je m’efforçai de m’y bien préparer.

« Tout à coup, pendant qu’on y pensait le moins, les satellites entrent et je suis prise. C’est tandis que je m’inquiétais sur le manque d’occasion, que tout arrive selon mes désirs. Grâces à Dieu pour un tel bienfait ! J’étais contente et joyeuse, mais en même temps préoccupée et troublée. Les satellites me pressent ; des cris de douleur s’élèvent autour de moi. Ainsi, il me faut donc quitter pour toujours tout ce qui m’est cher. Je fais ces adieux en pleurant, car la nature n’est pas encore éteinte ; puis je fais un retour sur moi, et un seul désir me reste, celui de faire une bonne mort.

« D’abord, on m’enferma au Siou-kap-t’ien, puis, moins d’une heure après, je fus transportée dans une autre prison où je retrouvai ma belle-mère, ma tante et deux de mes beaux-frères, pris eux aussi. De part et d’autre on se regarde : pas une parole, c’étaient des larmes dans tous les yeux. La nuit vint, mais la lune dans son plein nous éclairait. Sa clarté toute brillante se réfléchissait contre la fenêtre, et on devinait ce que chacun pensait et sentait. Ce que nous demandons tous en silence, c’est la grâce du martyre. Bientôt nos cœurs débordent, et nous faisons tous la résolution d’être fermes comme la pierre et le fer. Plus on avance, plus les grâces de Dieu s’accentuent ; la joie spirituelle augmente dans nos âmes, et nous devenons insouciants à tout le reste.

« Cependant je songeai à mon mari Jean, enfermé dans une autre prison. Comment aurais-je pu l’oublier ! Étant encore à la maison, je lui avais écrit : « Quel bonheur, lui disais-je, si nous pouvions mourir ensemble et le même jour ! » Mais l’occasion manquant, je ne pus lui faire parvenir ce billet. Cependant je n’avais plus d’autre désir.

« Le 9 de la dixième lune, on vint enlever mon beau-frère Jean.

« — Où va-t-il donc ? demandai-je.

« — C’est l’ordre du mandarin, dit le geôlier. On va le conduire à la grande prison avec son frère. »

« J’étais comme coupée en deux, comme percée de mille glaives. On l’emmenait. « Que la volonté de Dieu soit faite ! lui dis-je. Allez donc, et soyez avec lui. Dites aussi à mon époux que mon désir est de mourir avec lui le même jour. » Je répétai deux ou trois fois cette recommandation ; puis, nous lâchant la main, je me retirai.

« Un quart d’heure après, la nouvelle de leur mort nous arriva. Le coup porté aux sentiments de la nature n’eut chez moi que le second rang. Le bonheur de mon mari me remplissait de joie. J’avais toutefois une certaine anxiété à son sujet. Je fis part de mon doute à l’un des miens.

« — Soyez tranquille, me dit-il ; à l’avance Jean a dû prendre sa détermination. »

« Enfin vint une lettre de la maison. Elle portait :

« On a trouvé dans les habits de Jean un billet ainsi conçu, adressé à sa sœur (c’est ainsi qu’il m’appelait toujours) : Je vous encourage, disait-il, vous exhorte et vous console. Revoyons-nous au royaume des cieux. »

« Alors seulement mes inquiétudes furent dissipées…

« Au reste, notre union avait été une grâce spéciale de Dieu. Nous nous étions mutuellement promis qu’au jour où l’on nous remettrait nos biens entre les mains, nous en ferions quatre parts : une pour les pauvres, une autre très large pour nos frères cadets, afin qu’ils pussent bien soigner nos parents ; puis, au cas où des jours heureux reviendraient, nous devions nous séparer et vivre avec le reste chacun en son particulier.

« L’an passé, à la douzième lune, une tentation des plus violentes se fit sentir. Mon cœur tremblait comme une feuille, semblable à quelqu’un qui marcherait sur la glace prête à se rompre. Je demandai instamment, les yeux levés au ciel, la grâce de la victoire. Par le secours de Dieu, à grand’peine nous avons triomphé et nous nous sommes conservés. Notre confiance mutuelle en est devenue solide comme le fer et la pierre, et notre amour et notre fidélité inébranlables comme une montagne.

« Après la mort de mon mari, je fus, par sentence du tribunal, mise au rang des esclaves de préfecture et condamnée à un exil lointain. Je me présentai devant le mandarin et lui fis mille réclamations. « Nous tous qui honorons le Dieu du ciel, nous devons tous mourir. Je veux, moi aussi, mourir pour Dieu, comme les autres personnes de ma maison. » Il me chassa de sa présence ; mais moi, au contraire, je m’approchai davantage. Je m’assieds même devant lui et je lui dis : « Pourquoi donc n’exécutez-vous pas les ordres du roi ? » et mille autres choses. Mais il ne fait pas même semblant d’entendre et me fait jeter dehors par les satellites.

« Je me mis en route donc, et nous n’avions pas fait cent lys que j’étais rappelée et arrêtée de nouveau. C’est une grâce insigne, une faveur au-dessus de toutes les faveurs. Comment pourrais-je jamais en avoir assez de reconnaissance ? Même après la mort, veuillez encore remercier Dieu pour moi.

« Au premier interrogatoire, je déclarai que je voulais mourir en honorant Dieu. On dépêcha de suite vers le roi, et la réponse étant arrivée, on me fit comparaître de nouveau devant le juge criminel. Ma sentence fut vite portée, et je la signai. Le juge me fit alors donner la bastonnade sur les jambes. On me passa la cangue et l’on me remit en prison. Mes chairs étaient écorchées, le sang coulait, et cependant à peine le temps d’un repos se fut-il passé que je ne souffrais plus. Quatre ou cinq jours après tout était guéri…

« Assise dans ma prison et sans occupation, c’est à peine si je puis tromper l’œil des gardiens et saisir à la dérobée quelques instants pour vous faire mes adieux pour l’éternité. Il y a tant de choses à vous dire, et devant le faire à la hâte, je parle à tort et à travers et sans suite…

« En pensant à votre douleur et à l’affliction qui va vous accabler, ma mère et mes sœurs, je vous adresse ces lignes comme mon testament. De grâce, ne vous désolez pas trop. Moi, fille vile et misérable ; moi sœur stupide et sans aucun bon sentiment, si je puis devenir l’enfant du grand Dieu, prendre part au bonheur de tous les saints, devenir leur amie, jouir d’une félicité parfaite et participer au sacré banquet, quelle félicité, quelle gloire ne sera-ce pas ! Voudrait-on l’obtenir de soi-même que ce serait chose impossible. Qu’une fille ou une sœur devienne l’objet des bonnes grâces du prince, on s’en félicite à bon droit ; mais si une enfant devient l’objet de l’amour du grand Roi du ciel et de la terre, en quels termes ne devra-t-on pas s’en féliciter !… Entre le titre d’esclave de préfecture et celui de sœur d’une martyre, lequel vous sourit le plus ?…

« J’aurais encore mille choses à vous dire, mais au dehors c’est un tapage affreux, et je puis écrire à grand’peine. Chaque fois que l’on appelle un prisonnier, il me semble qu’il s’agit de moi. Je m’interromps, je reprends et je cesse encore…

« Pour Jean, on l’appelle mon époux, et moi je l’appelle mon fidèle ami. Ici-bas, il avait tant d’égards pour moi, habitant le séjour du bonheur, mes cris de crainte et de douleur ne sortiront point de son oreille, et il n’oubliera pas nos promesses. Non, certes, notre amitié ne saurait être rompue ! Oh ! quand donc, sortant de cette prison, irai-je à la rencontre de notre grand Roi et Père commun, de la Reine du ciel, et de mes parents et de mon fidèle Jean, pour jouir avec eux de la joie !…

« Voilà une bien longue lettre et bien des paroles. N’ayant aucune vertu, j’ai eu l’audace d’exhorter les autres. Vraiment ne suis-je pas comme ces bonshommes de bois placés sur le bord des chemins, qui enseignent la route sans faire jamais eux-mêmes un seul pas. Toutefois, puisque l’on dit que les paroles d’un mourant sont droites, peut-être les miennes ne seront-elles pas trop fautives. Lisez-les avec indulgence.

« Niou-Hel. »


Tel est le récit naïf qu’écrivait de sa prison la pieuse Luthgarde, véritable testament d’une martyre déjà enivrée des joies du triomphe, et toute prête à cueillir la glorieuse palme. Ces désirs de donner sa vie pour son Maître furent bientôt exaucés. Son frère venait d’avoir la tête tranchée, et déjà elle avait apposé sa signature, selon la loi coréenne, à la sentence qui la condamnait elle-même à la peine capitale. Deux jours après, le mandarin lui fit briser les doigts des pieds, ainsi qu’aux autres confesseurs enfermés avec elle. D’après une pieuse tradition, ils ne ressentirent aucune douleur de ce barbare supplice,

En allant à la mort, Luthgarde conserva tout son courage. Sa belle-mère et sa belle-sœur s’apitoyaient sur le sort des petits enfants qu’elles laissaient sans aucun soutien et condamnés à un lointain exil. Elle les consolait et ranimait leur courage, tandis que Matthieu, un de ses beaux-frères, âgé seulement de quinze ans, prêchait la foule avec une ferveur extraordinaire dans un si jeune enfant.

Arrivée au lieu du supplice, Luthgarde voulut donner l’exemple à ses compagnons et s’avança la première. Le bourreau voulait la dépouiller de ses vêtements ; elle le repoussa avec des paroles pleines de pudeur chrétienne. Elle-même ôta son vêtement de dessus, et, sans permettre qu’on lui liât les mains, elle présenta sa tête au bourreau. Ses trois compagnons eurent aussi la tête tranchée.

Ainsi consomma son glorieux martyre cette pieuse Luthgarde, âgée à peine de vingt ans, après avoir su garder sa virginité dans l’état même du mariage. Sa piété, ses vertus, et spécialement son amour pour la pureté, gardée malgré tant d’épreuves délicates, semblaient l’avoir préparée et rendue digne d’une si heureuse fin. Sa mémoire est restée en vénération dans toute la Corée.