La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/07

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VII

Mgr BRUGUIÈRE. — DE SIAM EN TARTARIE. — M. MAUBANT

Barthélemy Bruguière était né à Reissac, département de l’Aude, en 1793 ; dès sa jeunesse, il se fit remarquer par ses talents, son application au travail, sa piété sincère et surtout son intrépide franchise ; il vint à Paris au séminaire des Missions étrangères en 1825 ; de là, il écrivit à son père, qu’il n’avait pas prévenu de son départ, pour lui apprendre sa résolution et l’exhorter à la résignation.

Ce père, homme de grande foi, accepta le sacrifice que Dieu lui imposait, et souvent depuis, lorsqu’on lui parlait de son fils, il disait les larmes aux yeux :

« Que voulez-vous ! il a préféré le bon Dieu à moi : il a eu raison. »

Missionnaire à Siam, Bruguière étonna les chrétiens par les austérités de sa vie et par la ferveur de sa piété.

Il observait un jeûne presque continuel. Chaque semaine, il lisait l’office des morts. Chaque jour, à la récitation ordinaire du chapelet, il ajoutait le chapelet des Sept-Douleurs et plusieurs autres prières en l’honneur de la très sainte Vierge.

Après sa nomination de vicaire apostolique de la Corée, il eut la sainte pensée de faire tous les soirs une prière particulière pour le succès de sa laborieuse entreprise.

Il quitta Siam le 12 septembre 1832, pour se rendre en Chine.

Un prêtre des Missions étrangères, M. Maubant, se joignit alors à lui. Il était destiné pour le Sutchuen ; mais la mission de Corée le tenta, et son évêque lui permit de suivre ses aspirations. Deux Européens ne pouvant voyager ensemble dans l’intérieur de la Chine, il fut convenu qu’ils suivraient une route différente.

Mgr Bruguière devait incliner vers l’ouest en traversant le Kiang-nan et le Ho-nan, et, une fois entré dans le Chan-si, remonter directement au nord ; M. Maubant prenait la route du côté de l’est, par le Chang-ton et le T’ché-ly. Il était décidé que tous les deux se retrouveraient soit à Sivang, en Tartarie, soit sur les frontières de la Corée. Maubant partit et arriva le premier, après un voyage où il aurait dû être vingt fois arrêté et qu’il fit presque sans incident, agissant sans bruit, avec une imperturbable audace, semblant ne pas même voir d’obstacles, lorsque d’autres auraient crié à l’impossible. Le premier Européen depuis plusieurs siècles, il entra en plein jour à Pékin, sans diplôme impérial.

La stupeur de l’évêque fut telle, qu’il mit M. Maubant au secret pendant deux mois ; il le fit ensuite passer en Tartarie, où il fut fraternellement reçu par M. Mouly, de la congrégation de la Mission.

Mgr Bruguière resta beaucoup plus longtemps en route.

Plusieurs fois il faillit mourir. En bien des circonstances, il fut retardé par la timidité de ses guides.

Dans son journal de voyage, il raconte ce fait qui peint une situation souvent renouvelée et dont les charmes étaient assurément fort médiocres :

« Le 1er septembre 1833, mes courriers et les notables du village vinrent me trouver pour me faire part du résultat de leurs délibérations. Jean portait la parole :

« — Excellence, me dit-il, vous ne pouvez plus avancer ; les dangers sont grands et certains, personne ne se hasardera à vous accompagner ; il faut que Votre Excellence revienne sur ses pas, ou bien il faut qu’elle aille ou au Chang-zi ou au Hon-Kouang, ou à Macao. Les chrétiens de ce village ne veulent plus vous garder. Voilà notre sentiment, quel est le vôtre ? »

Puis il ajouta :

« — Si Votre Excellence tente de passer en Tartarie, elle sera certainement prise, mise à mort, et, avec elle, les évêques du Fokien et de Nankin, tous les chrétiens de ces missions et tous les mandarins des provinces par lesquelles nous avons passé ; de là la persécution s’étendra dans le Chang-si, dans le Su-tchouen, etc. »

« Tout le monde applaudit à l’orateur ; on était persuadé que le massacre allait devenir général par l’imprudence d’un seul homme.

« Joseph seul était d’un avis contraire,

« — On peut, fit-il, passer en Tartarie en suivant la route que j’ai déjà tenue moi-même. »

« Son avis fut très mal reçu :

« — Tu es un téméraire, lui répliqua-t-on ; tu introduis des Européens dans le sein de l’empire et jusqu’aux portes de Pékin, au risque de causer une persécution générale et de faire massacrer tous les chrétiens ; si tu persistes à donner de pareils conseils, nous allons nous retirer ; que pense Votre Excellence ? »

« Je jugeai qu’il n’était pas prudent de les contredire. Je leur répondis seulement :

« — Je vous dirai ce que je pense quand j’aurai parlé à mon élève. »

« Aussitôt on leva la séance.

« — Eh bien ! dis-je à Joseph quand les autres furent partis, que pensez-vous de notre situation ? Que faut-il faire ?

« — Je pense qu’il faut avancer.

« — Je pense de même. La Providence nous a conduits jusqu’ici, elle nous a fait éviter tous les dangers ; c’est une garantie pour l’avenir, pourvu que nous prenions toutes les précautions que la prudence peut exiger. Je serais digne de blâme et le souverain pontife aurait lieu de se plaindre de moi, si, pour une terreur panique, je rétrogradais ; je suis résolu à mettre tout en usage pour parvenir au terme de ma carrière. Je ne reviendrai sur mes pas que lorsqu’il ne sera plus physiquement possible d’avancer, ou lorsqu’il n’y aura plus personne qui veuille m’accompagner. »

« On communiqua ma réponse au conseil ; elle ne fut point agréée, tout le monde persista dans le premier sentiment.

« — Puisqu’il n’y a point d’autre moyen, ajoutai-je, il faut aller à Pékin chercher un guide ; en attendant, je resterai caché dans la maison de quelque chrétien. »

« Cet avis fut adopté.

« Le 3, à minuit, tout le monde disparut ; les uns allèrent à Pékin, les autres retournèrent à Nankin, et moi je restai enfermé nuit et jour dans une chambre. »

Que vous semble d’un voyage à travers la Chine, dans de telles conditions ? Ne révèle-t-il pas un zèle ardent, un courage à toute épreuve, une inébranlable persévérance ?

Enfin, le 8 octobre 1834, deux ans et vingt-six jours après avoir quitté la mission de Siam, Mgr Bruguière retrouva M. Maubant à Sivang, en Tartarie.

Les deux apôtres passèrent une année dans ce village, occupés à préparer leur entrée en Corée. L’affaire ne marcha pas aisément ; sous une impression de craintes non justifiées, les Coréens, après avoir tant de fois demandé des missionnaires, écrivaient que leur présence déchaînerait une nouvelle persécution, et que le temps n’était pas favorable.

Étonné et inquiet de ces dires, n’y accordant qu’une médiocre confiance, et toujours plus désireux d’évangéliser le pays dont il était le premier pasteur, Mgr Bruguière imposa silence aux timidités de ses guides, releva leur courage par son courage plein de foi, et, le 7 octobre 1835, il quitta Sivang.

Trois semaines plus tard, le courrier qui devait apporter la nouvelle de son entrée en Corée, annonça sa mort.

L’évêque, arrivé à Pie-li-Kiou le 20 octobre, était tombé soudainement malade ; il était mort le même jour, une heure après, assisté d’un prêtre chinois.

Le rôle de Mgr Bruguière était rempli au moment où les hommes affirmaient qu’il commençait : Dieu l’avait suscité pour faire accepter la Corée par les missionnaires français et pour leur en montrer la route. Ces choses providentielles ne se voient qu’après événement, mais elles se voient, et personne ne saurait les nier.