La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/08

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VIII

EN CORÉE. — UN PAUVRE HOMME

En apprenant cette fin soudaine, Maubant alla rendre les derniers honneurs à son évêque ; puis il continua sa route et il traversa les plaines et les forêts de la Mandchourie, se dirigeant vers le fleuve Ap-nok-Kang, qu’il devait franchir près d’I-tchou (Eui-tjyou.)

La douane de cette ville est très redoutable ; en quittant le royaume, les voyageurs y reçoivent un passeport qui indique non seulement leurs noms, surnoms, généalogie, profession, etc., mais encore la cause de leur voyage et la quantité d’argent qu’ils emportent pour faire le commerce ; à leur retour, ils doivent présenter ce passeport et prouver, par un bordereau de leurs marchandises, que les prix réunis équivalent à la somme primitivement déclarée.

À l’époque du voyage de M. Maubant les eaux étaient gelées, circonstance favorable qui permettait de traverser le fleuve au détour le plus obscur.

Une heure avant d’arriver sur les bords de l’Ap-nok-Kang, les voyageurs commencèrent à prendre les plus minutieuses précautions.

Le missionnaire se revêtit d’un habit de toile fort grossière, d’un capuchon ne lui laissant à découvert que les yeux, le nez et la bouche, enfin d’un grand chapeau en forme de cloche, surmonté d’un voile en éventail pour couvrir le visage ; et, dans cet accoutrement, qui est habit de deuil du pays, il s’avança vers I-tchou.

À quelques mètres de la porte, l’apôtre « et ses guides tournèrent brusquement à gauche et enfilèrent un aqueduc construit dans les murs de la ville. Le premier conducteur était déjà passé, lorsqu’un chien de la douane l’aperçut et se mit à aboyer. C’en était assez pour les perdre tous, M. Maubant recommandait déjà son âme à Dieu :

« Allons, se dit-il, c’est fini. Les douaniers vont venir ; ils vont nous voir en fraude et nous questionner longuement : ils me reconnaîtront infailliblement pour étranger, »

La petite troupe s’arrêta un instant ; le chien cessa ses cris, et les douaniers restèrent tranquillement à deviser dans la salle de garde bien chauffée.

La seconde douane d’I-tchou fut évitée par le même moyen et avec autant de bonheur. On conduisit M. Maubant dans une petite maison qui avait l’aspect d’un four de boulanger ; on lui offrit une collation de navets crus et de riz salé, et on lui dit de se reposer pendant deux ou trois heures.

Telle fut l’entrée du premier missionnaire français en Corée, cachée aux regards, par une froide nuit de janvier en 1836, ressemblant à l’entrée d’un malfaiteur bien plus qu’à celle d’un conquérant ; et pourtant, c’était un conquérant, cet humble prêtre, qui allait planter la croix de Jésus-Christ sur une terre nouvelle, ouvrir cette contrée à la foi et à la civilisation, appeler sur elle attention des hommes d’État et des savants, faire tressaillir le monde chrétien du récit de ses travaux et de l’héroïsme de sa mort.

Quinze jours plus tard il était à Séoul, et se cachait dans la maison d’un des principaux chrétiens.

Il voulut s’appliquer d’abord uniquement à l’étude de la langue du pays ; les fidèles ne lui en laissèrent pas le loisir. Tous désiraient recevoir les sacrements, craignant de mourir ou de voir mourir leur missionnaire avant d’avoir pu se confesser et reçu la sainte communion.

Ceux qui connaissaient les caractères chinois écrivaient leur confession ; ceux qui ne les connaissaient pas, la faisaient écrite par d’autres ou priaient le prêtre de vouloir bien leur permettre de se confesser par interprète. À la vue de cet empressement, Maubant composa une formule d’examen de conscience en chinois, la traduisit en coréen et l’apprit par cœur.

Dès lors il fut moins que jamais maître de ses moments.

« Ce matin, écrivait-il le samedi saint, deux mois après son arrivée, nos chrétiens étaient au comble de la joie. Ils n’avaient jamais vu célébrer l’office du samedi saint. Ils ont vu un seul prêtre le célébrer. Qu’auraient-ils dit s’ils avaient vu un office pontifical ? La cérémonie a duré depuis cinq heures jusqu’à midi environ, je dis environ, car nous n’avons ni montre, ni horloge, ni aucune espèce de cadran. J’ai baptisé sept adultes. Le plus grand obstacle à la beauté de la cérémonie, après le défaut d’officiants, venait de l’appartement même. Nous avions ajusté une croix au bout d’un roseau, mais on ne pouvait élever au-dessus de sa tête, ni la croix, ni le cierge pascal, ni le roseau. Ordinairement, on ne peut entrer dans les appartements des Coréens sans se courber : un homme de cinq pieds et quelques pouces n’est pas à l’aise. »

Du secours lui arriva bientôt, c’était M. Jacques Chastan[1], ancien professeur au séminaire général de Pulo-Pinang, que la mission de Corée avait séduit, comme elle avait séduit Bruguière et Maubant.

Il se mit en route dès 1834. Arrivé dans un des ports du Kiang-nan, il s’embarqua avec trois chrétiens du Fokien, sur une barque de pêcheurs, et fit voile à travers le golfe du Tché-ly, vers les rivages de la Tartarie.

Quand il descendit à terre, deux de ses guides, effrayés à la vue de cette contrée inconnue et presque déserte, refusèrent de marcher plus en avant. Ils voulaient même entraîner M. Chastan avec eux ; celui-ci tint ferme, les paya, et s’en alla à la découverte avec un seul fokinois qui lui resta fidèle. Après un mois de courses hasardeuses et de recherches inutiles, il arriva sur les frontières de la Corée ; mais, ne trouvant personne pour l’introduire, il en fut réduit à saluer de loin les montagnes, murmurant sans doute, comme quarante-deux ans plus tard Mgr Ridel exilé :

« Quel beau panorama ! on dirait un sourire de la Corée. »

« Du fond de mon cœur, embrassant tout le pays, je lui envoyai ma plus tendre bénédiction, en disant :

« Au revoir, que ce soit bientôt ! »

Chastan revint au Chang-tong et offrit ses services au vicaire apostolique de cette mission. Il était de ceux qu’on ne refuse pas.

Pendant ce temps il avait fait prévenir M. Maubant, et l’avait prié de lui envoyer des courriers ; la chose fut décidée et le missionnaire repartit.

Il arriva à Pien-men, sur la frontière, le jour de Noël 1836. Le 28 décembre les courriers coréens le rencontrèrent.

« Pourrez-vous marcher comme un pauvre homme avec un paquet sur l’épaule ? dirent-ils au prêtre.

— Très certainement, repartit celui-ci, d’autant plus que je ne suis pas fort riche. »

On se mit en route le 31 décembre à minuit.

Les douanes furent heureusement franchies et le second apôtre entra en Corée.

  1. Du diocèse de Digne.