La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/09

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IX

UN ÉCOLIER SANS PAREIL. — Mgr IMBERT, SES VERTUS

Aux deux nouveaux missionnaires de la Corée, ainsi qu’à leurs chrétiens, un chef était nécessaire. Rome le choisit.

Quelques années auparavant, un missionnaire du Su-tchuen, en Chine, Laurent Imbert, avait offert de se consacrer à la Corée. Sa proposition ne fut pas acceptée, parce qu’il semblait plus utile au Su-tchuen. Mais, à la mort de Mgr Bruguiére, on songea à lui pour prendre en main la direction de la mission.

L’enfance et la jeunesse d’Imbert méritent d’être racontées, elles se distinguent par la piété, la générosité, l’activité.

Un jour, dans un petit hameau nommé Calas, près d’Aix, un pauvre enfant trouva un sou dans la rue. Il s’empressa d’acheter un alphabet avec son petit trésor, afin d’apprendre ses lettres. Une bonne vieille voisine l’aidait dans ses premiers essais, et avec un charbon il s’appliqua à copier sur les murs les lettres de son livre avec une si grande bonne volonté, que sa vieille amie lui fit cadeau d’une plume et d’un cahier. Ainsi apprit à lire et à écrire Laurent-Marie-Joseph Imbert, évêque de Capse, vicaire apostolique de la Corée.

Il était né le 15 avril 1797, de parents si pauvres, qu’ils ne pouvaient faire instruire leurs enfants. Son curé, ayant remarqué son grand désir d’étudier, devint son premier maître et le fit entrer plus tard chez les frères de Saint-Joachim. Il devait payer seulement ses vêtements et ses petites fournitures. Mais c’était encore trop pour son pauvre père. Laurent se mit à fabriquer des chapelets qu’il vendait pour s’entretenir. Grâce à son application et à ses moyens naturels, il faisait des progrès sérieux et rapides dans ses études.


Statue de Mgr Imbert, vicaire apostolique de la Corée, à Calas (Bouches-du-Rhône).
D’un autre côté, son ambition s’accrut avec son adresse dans la fabrication des chapelets. Il fit venir de Lyon du fil d’argent et des médailles et perfectionna son travail à ce point qu’il servit, avec le surplus de ses épargnes, un petit revenu mensuel de 15 francs à son vieux père. Ainsi il acheva ses études, passa ses examens de bachelier ès lettres et entra au grand séminaire d’Aix, s’entretenant toujours par la vente de ses chapelets. Il pratiquait une grande mortification et s’imposait des privations extraordinaires afin de croître en vertu et de se préparer aux fatigues de l’apostolat. C’était là, en effet, le but et le rêve caressés de ce saint jeune homme.

Après avoir consulté Dieu longtemps dans la prière, il partit pour le séminaire des Missions étrangères de Paris. Il y passa quinze mois, et s’embarqua pour la Chine en 1820. Il fut cinq années avant d’arriver au Su-tchuen, où il travailla pendant douze ans avec un grand zèle et des fruits de salut très abondants.

À la mort de Mgr Bruguière, on pensa à lui pour le remplacer. Sacré évêque de Capse, il se rendit aussitôt sur les frontières de la Corée et profita de la foire annuelle de Pien-men pour y entrer avec les courriers envoyés à sa rencontre.

« Dieu soit béni, écrivait-il peu après ; qu’importent les fatigues ! Je suis au milieu de mes enfants, et le bonheur que j’éprouve à les voir me fait oublier les peines qu’il m’a fallu endurer pour me réunir à eux. J’ai passé le premier jour de 1838 sous le toit d’une famille chrétienne. Dès le soir, M. Maubant est venu me rejoindre.

Nous nous sommes embrassés comme des frères.

Trois mois après, Mgr Imbert pouvait déjà entendre les confessions. Ses deux confrères, après avoir terminé leur administration dans les districts éloignés, vinrent l’aider à la capitale et lui rendre compte de leurs succès. Depuis l’arrivée de l’évêque, tous trois avaient baptisé près de deux mille païens adultes. Au lieu de six mille chrétiens qu’avait trouvés M. Maubant à son entrée en Corée, à la fin de 1838, on en comptait neuf mille.

Laissons Mgr Imbert nous raconter au prix de quels travaux ces fervents apôtres achetaient des succès si consolants.

« Je suis accablé de fatigue, écrivait-il, et je suis exposé à de grands périls. Chaque jour je me lève à deux heures et demie. À trois heures, j’appelle les gens de la maison pour la prière, et à trois heures et demie commencent les fonctions de mon ministère par administration du baptême, s’il y a des catéchumènes, ou par la confirmation. Viennent ensuite la sainte messe, la communion, l’action de grâces. Les quinze à vingt personnes qui ont reçu les sacrements peuvent ainsi se retirer avant le jour. Dans le courant de la journée, environ autant entrent, un à un, pour se confesser et ne sortent que le lendemain matin, après avoir reçu la sainte communion. Je ne demeure que deux jours dans chaque maison, où je réunis les chrétiens et, avant que le jour paraisse, je passe dans une autre. Je souffre beaucoup de la faim, car, après s’être levé à deux heures et demie, attendre jusqu’à midi un mauvais et faible dîner, d’une nourriture peu substantielle, sous un climat froid et sec, n’est pas chose facile.

« Après le dîner, je prends un peu de repos, puis je fais la classe de théologie à mes grands écoliers ; ensuite, j’entends encore quelques confessions jusqu’à la nuit. Je me couche à neuf heures, sur la terre couverte d’une natte et d’un tapis de Tartarie ; car, en Corée, il n’y a ni lit, ni matelas. J’ai toujours, avec un corps faible et maladif, mené une vie laborieuse et fort occupée ; mais ici je pense être parvenu au superlatif et au nec plus ultra du travail. Vous pensez bien qu’avec une vie si pénible, nous ne craignons guère le coup de sabre qui doit la terminer. Malgré tout cela je me porte assez bien : ce pays sec et froid convient à mon tempérament. »

Ce genre de vie, imposé par les circonstances et si pénible à la nature, les deux compagnons de Mgr Imbert le partageaient avec le même entrain. Mais ce qui leur était le plus cruel, c’était la crainte continuelle d’une persécution générale, qui d’un moment à l’autre pouvait éclater comme un ouragan terrible et détruire, en quelques jours, le fruit de tant de travaux et de sacrifices.

L’orage semblait en effet gronder sourdement. De temps en temps des alertes et des nouvelles de persécutions locales tenaient en éveil missionnaires et chrétiens. Plusieurs victimes choisies étaient allées cette année même, 1838, grossir dans le ciel le nombre des martyrs.

Et cependant, au milieu de tant de préoccupations, comme si l’administration de tant de chrétiens dispersés et le soulagement de tant de misères n’eussent pas suffi à leur zèle, ces trois fervents apôtres songeaient à l’abandon des îles Lieou-Kieou et s’informaient auprès des Japonais de Fuzan-Kai des moyens d’aller recueillir les nobles débris échappés au Japon, à deux siècles de persécution. Qu’il est beau, ce feu de l’amour qui fait mépriser les dangers présents et certains, pour voler sans crainte au-devant d’autres plus grands encore, si possible, pourvu que le Bien-Aimé soit connu, aimé et glorifié ! Fatigatus non lassatur, arctatus non coarctatur ; territus non conturbatur ; sed, sicut viva flamma et ardens facula, sursum erumpit secureque pertransit[1].

Dieu se contenta des bons désirs de ses serviteurs. La croix les attendait en Corée ; bientôt ils devaient y consommer leur sacrifice. La foi avait repris un nouvel essor partout où les missionnaires avaient pu pénétrer. Un grand nombre d’apostats avaient pleuré leur lâcheté passée. Les catéchistes, les confréries et des livres de religion avaient donné plus de ferveur et de cohésion aux chrétientés, et, malgré le danger, bon nombre de païens même avaient reçu le baptême. Encore quelques années d’un pareil régime, et les chrétiens, devenant plus nombreux, auraient forcé le gouvernement à garder des égards envers leur foi. Mais Dieu, cette fois encore, ne fit que montrer à la pauvre Corée de si zélés pasteurs : le fer des tyrans allait de nouveau la replonger dans le sang et les larmes.

Au mois de janvier 1839, quelques alertes avaient eu lieu à la capitale ; plusieurs maisons de chrétiens importants avaient été visitées par les satellites. Dans une de ces perquisitions on découvrit les ornements de l’évêque cachés chez Damien Nam. Il fut arrêté avec sa femme et plusieurs autres chrétiens. La persécution se déchaîna de nouveau, plus violente que jamais, et à la suite d’exécutions qui se succédèrent bientôt tous les jours à la capitale et dans les environs, la terreur s’empara de tous les pauvres chrétiens.

Mgr Imbert, en face d’une crise si violente, crut prudent de quitter la capitale et alla s’établir dans un petit village du district de Siou-ouên, retiré à la pointe d’un petit promontoire qui s’avance dans la mer. Il pensait échapper ainsi aux regards indiscrets et faire oublier sa présence dans le pays. Vaines précautions. Le serviteur de M. Chastan, le gardien de la maison de l’évêque, un membre très dévoué de l’ambassade et quelques autres chrétiens venaient d’être arrêtés en même temps. Cette fois, le gouvernement semblait choisir ses victimes et devait être bien renseigné. Hélas ! plusieurs faux frères s’étaient glissés parmi les fidèles et avaient trahi leurs secrets auprès des mandarins.

Bientôt on porta des sentences de mort contre d’anciens prisonniers pour la foi, et toutes ces nouvelles, grossies et répandues dans les provinces, furent l’étincelle qui ralluma partout le feu de la persécution. Du fond de sa retraite, Mgr Imbert apprenait tous les jours des nouvelles de plus en plus désolantes. La situation lui parut tellement grave qu’il écrivit à ses deux confrères de venir conférer avec lui. M. Chastan fut bientôt près de lui. Monseigneur envoya de nouveau un billet à M. Maubant, ainsi conçu :


« Bien cher confrère,

« M. Chastan est arrivé avant-hier à midi. Deo gratias. Votre catéchiste Jean est venu hier m’apprendre que tout est perdu et qu’il ne manque plus que nous pour terminer la fête. Les satellites se répandent dans les campagnes pour nous arrêter. Il faut qu’au moins l’un de nous se livre et paye de sa personne ; les deux autres sortiront du royaume. Ainsi, venez de suite ; car plus nous différons, plus il y a de danger. Venez vite, venez vite, je fais partir une barque pour aller vous rencontrer. »


Obéissant à l’ordre de son évêque, M. Maubant accourut aussitôt. Il semble que Mgr Imbert avait l’intention de renvoyer ses deux prêtres en Chine et de se livrer lui-même pour apaiser la tempête. Le lendemain de cette réunion, tous trois se séparèrent, prêts à tout événement. Ils ne devaient plus se revoir que dans les prisons de la capitale et dans les mêmes supplices.

  1. L’amour ne se lasse point par la fatigue, n’est enchaîné par aucun lien, troublé par aucune frayeur ; mais, semblable à la vive flamme et à l’ardente torche, il s’élève avec force et franchit tous les obstacles sans aucune peur.