La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/10

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MARTYRE DE Mgr IMBERT ET DE MM. CHASTAN ET MAUBANT

Bientôt la présence de trois prêtres européens ne fut plus ignorée de personne. Un décret de prise de corps fut porté contre eux par le gouvernement, et une grosse récompense promise à qui les arrêterait.

Un faux frère, Kim-le-saing-i, s’offrit à les livrer, si on lui donnait les hommes nécessaires, ce qui fut accepté avec joie.

Cependant, prévoyant bien que l’évêque et les deux missionnaires, s’ils n’étaient vendus, pourraient braver longtemps ses recherches, il résolut d’employer la ruse. C’est l’arme favorite des traîtres. Kim était dans son rôle. Il partit pour la province, alla visiter quelques-uns de ses anciens amis chrétiens, et leur annonça les grandes choses qui, suivant lui, se passaient à Séoul.

« À la capitale, leur dit-il, nos frères les plus éclairés ont développé les vérités de la religion devant les mandarins. Par la grâce de Dieu, les magistrats, les ministres eux-mêmes ont ouvert les yeux, et, si l’Évangile leur est convenablement expliqué, tous sont disposés à le recevoir. Le temps de la liberté est enfin arrivé, et quand l’évêque ou les prêtres se présenteront, toute la cour va certainement se faire chrétienne. Je suis porteur d’une lettre de Paul Tieng pour l’évêque, indiquez-moi donc où il est. »

Deux néophytes, trompés par ces paroles, dirent que probablement André Tsieng connaîtrait sa demeure, et le traître suivi des satellites se fit conduire chez ce dernier.

André Tsieng était très bon chrétien, malheureusement sa simplicité passait toutes les bornes. Le récit de Kim, qu’il ne songea nullement à mettre en doute, le transporta de joie. Cependant, afin de ne pas se compromettre, après y avoir songé toute la nuit, il dit qu’il irait seul aux informations.

Pressé de se laisser accompagner par le traître et ses soldats déguisés en ouvriers et en paysans, il y consentit ; à mi-route, il eut quelques vagues soupçons, repoussa les soldats, refusa de marcher s’ils l’accompagnaient, et partit avec Kim seulement ; celui-ci s’arrêta à quelques lys de la résidence de l’évêque, et André alla trouver Mgr Imbert, auquel il raconta ce qui s’était passé.

« Mon fils, lui dit le prélat, tu as été trompé par le diable. »

Puis réfléchissant que le traître était presque à la porte, que la fuite était devenue impossible et ne servirait qu’à faire torturer les chrétiens qui, consternés, entouraient et le suppliaient de sauver leur vie, il prit la résolution de se livrer.

Ces faits se passaient dans la nuit du 10 août 1839.

Le matin, l’évêque célébra la messe pour la dernière fois et écrivit à Maubant et à Chastan la lettre suivante :


« J. M. J. 11 août.

« Mes chers confrères, Dieu soit béni ! et que sa très sainte volonté soit faite ! Il n’y a plus moyen de reculer. Ce ne sont plus les satellites que l’on envoie à notre recherche, mais les chrétiens. André Tsieng est arrivé à une heure après minuit. On lui a raconté les plus belles merveilles, et le pauvre homme a promis de m’appeler. Cependant cachez-vous bien jusqu’à nouvel avis, si je puis vous en donner. Priez pour moi.

« Laurent-Joseph-Marie IMBERT,
« ÉVÊQUE DE CAPSE. »


Il se mit alors en marche pour se rendre au lieu où le traître l’attendait. À quelque distance plus loin il rencontra les cinq satellites, et obtint d’eux que le pauvre André, qui voulait le suivre, fût renvoyé dans sa famille. En route, il annonça la parole de Dieu à ses gardes et à une vingtaine d’autres personnes, que la curiosité attira sur son passage.

Il fut de suite dirigé vers la capitale. Arrivé aux portes de Séoul, il fut lié de la corde rouge dont on se sert pour garrotter les criminels d’État, et remis entre les mains du grand juge, qui enferma d’abord dans la prison des voleurs. Les interrogatoires commencèrent immédiatement. On fit subir au captif le supplice de la courbure des os, pour qu’il dénonçât la retraite des autres Européens ; puis on lui demanda :

« Pourquoi êtes-vous venu ici ?

— Pour sauver les âmes.

— Combien avez-vous instruit de personnes ?

— Environ deux cents.

— Reniez Dieu. »

À cette parole l’évêque, frémissant d’horreur, éleva fortement la voix et répondit :

« Non, je ne puis renier mon Dieu. »

Comprenant qu’il n’obtiendrait rien, le juge le fit bâtonner et reconduire en prison.

La ruse avait réussi une première fois, les satellites essayèrent de l’employer une seconde pour se saisir des missionnaires ; leurs projets furent déjoués, et les deux chrétiens auxquels ils s’adressèrent s’échappèrent, l’un après l’autre, sans leur avoir donné le moindre renseignement.

L’héroïsme de l’évêque et des missionnaires allait d’ailleurs les aider mieux que les policiers les plus habiles. Convaincu que la persécution cesserait ou du moins se calmerait par l’arrestation de tous les Européens, Mgr Imbert eut, comme autrefois Mgr de Saint-Martin, dans la mission du Su-tchuen, la sublime inspiration d’ordonner à ses prêtres de se livrer. Il leur écrivit un court billet contenant ces seuls mots :

« Le bon pasteur donne sa vie pour ses brebis ; si vous n’étés pas encore partis en barque, venez avec l’envoyé Son-kie-tsong. »

C’était le nom d’un capitaine de satellites qui, à la tête de plus de cent hommes, venait saisir les missionnaires. M. Maubant reçut le premier cette lettre, la transmit à M. Chastan, et tous les deux obéirent.


Le Père Maubant, martyrisé en Corée (1839).
Avant de se remettre aux mains des bourreaux, ils adressèrent chacun une lettre aux chrétiens qu’ils avaient évangélisés, pour les consoler, les affermir dans la foi, et leur faire les diverses recommandations réclamées par les circonstances. Sur ces entrefaites, arriva une seconde lettre de Mgr Imbert. C’était la répétition de la première.

« J’ai possédé nombre d’années, écrit Mgr Verrolles, ce précieux autographe que je gardais dans mon diurnal ; un pieux larcin fait par une main inconnue, m’en a privé. Il était en latin et ainsi conçu :

« In extremis, bonus pastor dat vitam pro ovibus ; unde si nondum profecti estis, venite cum præfecto Son-kie-tsong, sed nullus christianus vos sequatur. IMBERT, episcopus Capsensis. — Dans les cas extrêmes, le bon pasteur donne sa vie pour, ses brebis ; si donc vous n’êtes pas encore partis, venez avec l’officier Son-kie-tsong, mais qu’aucun chrétien ne vous suive. »

En recevant ce billet, qui faisait appel à leur héroïsme, les deux missionnaires n’hésitèrent pas.

Tout d’abord ils adressèrent à tous les membres de la société des Missions étrangères ces quelques lignes d’adieu :


« Corée, 6 septembre 1839. J. M. J.
« Messeigneurs, Messieurs et chers confrères,

« La divine Providence, qui nous avait conduits à travers tant d’obstacles dans cette mission, permet que la paix dont nous jouissions soit troublée de nouveau par la persécution. Le tableau qu’en a tracé Mgr Imbert avant son entrée en prison et qui vous sera envoyé avec ces lettres vous en fera connaître la cause, la suite et les effets.

« Aujourd’hui, 6 septembre, est arrivé un second ordre de Monseigneur de nous présenter au martyre. Nous avons la consolation de partir après avoir célébré une dernière fois le saint sacrifice. Qu’il est consolant de dire avec saint Grégoire : Unum ad palmam iter pro Christo appeto[1]. Si nous avons le bonheur d’obtenir cette belle palme quæ dicitur suavis ad gustum, umbrosa ad requiem, honorabilis ad triumphum[2], rendez-en pour nous mille actions de grâces à la divine Providence, et ne manquez pas d’envoyer au secours de nos pauvres chrétiens qui vont de nouveau se trouver orphelins. Pour encourager nos chers confrères qui seront destinés à nous remplacer, nous avons l’honneur de leur annoncer que le premier ministre Ni, actuellement grand persécuteur, a fait faire trois grands sabres pour couper des têtes.

« Si quelque chose pouvait diminuer la joie que nous éprouvons à ce moment du départ, ce serait de quitter ces fervents néophytes que nous avons eu le bonheur d’administrer pendant trois ans et qui nous aiment comme les Galates aimaient saint Paul. Mais nous allons à une trop grande fête pour qu’il soit permis de laisser entrer dans nos cœurs des sentiments de tristesse. Nous avons l’honneur de recommander nos chers néophytes à votre ardente charité.

« Agréez nos humbles adieux, etc.

« Jacques-Honoré Chastan, Pierre-Philippe Maubant. »


Tout étant ainsi arrangé, les généreux missionnaires se hâtèrent d’aller à la rencontre des satellites, imitant ainsi le noble exemple de leur évêque. Aussitôt chargés de chaînes, ils furent conduits à cheval à Séoul, la capitale. Le grand juge criminel, déployant un appareil formidable, traduisit à sa barre les trois Européens et leur dit :

« Qui vous a logés ? D’où vient l’argent que vous avez ? Qui vous a envoyés ? Qui vous a appelés ? »

Ils répondirent :

« C’est Paul Tieng qui nous a logés. L’argent à notre usage, nous l’avons apporté avec nous. Nous avons été envoyés par le souverain pontife, chef de l’Église, et les Coréens nous ayant appelés pour secourir leurs âmes, nous sommes venus ici. »

Ces réponses leur attirèrent une rude bastonnade, qui fut renouvelée trois jours de suite.

Ils furent ensuite invités à quitter la Corée :

« Retournez maintenant dans votre patrie, leur dit le juge.

— Nous ne voulons pas, répondirent-ils, nous sommes venus pour le salut des âmes des Coréens, et nous mourrons ici sans regret. »

Reconduits à leur cachot, ils y furent pendant quelque temps gardés à vue jour et nuit ; transférés au Keum-pou, prison des dignitaires, ils subirent de nouveaux interrogatoires devant les principaux ministres ; ils furent condamnés à mort, et leur exécution fut fixée au 24 septembre.

Le jour venu, on les conduisit au supplice, en dehors de Séoul, en un lieu nommé Sai-nam-to, non loin du fleuve Han-Kang qui traverse la capitale.

À l’endroit fixé, on avait planté un pieu au sommet duquel flottait un étendard, portant la sentence de mort.

À peine arrivés, les condamnés sont dépouillés de leurs vêtements ; les soldats leur attachent les mains devant la poitrine, leur passent sous les bras de longs bâtons, leur enfoncent deux flèches de haut en bas à travers les oreilles, et leur jetant de l’eau au visage, les saupoudrent d’une poignée de chaux ; six hommes saisissent ensuite des bâtons, font faire trois fois aux martyrs le tour de la place, pour les livrer aux dérisions et aux grossières moqueries de la foule. Enfin on les fait mettre à genoux, et une dizaine de soldats courent autour d’eux le sabre au poing, simulant un combat, et leur déchargent en passant un coup de sabre.

M. Chastan, ayant reçu un premier coup qui lui effleura simplement l’épaule, se leva instinctivement et retomba aussitôt à genoux. Mgr Imbert et M. Maubant restèrent immobiles jusqu’au coup mortel.

Un soldat prit les têtes qui roulaient à terre, les posa sur une planche, et les présenta au mandarin.

La justice coréenne était satisfaite et le catholicisme solidement implanté en Corée. Les Coréens pensaient peut-être le contraire, bien des sages partagent leurs idées, et cependant rien n’est plus vrai ; l’histoire de l’Église n’est-elle pas un défi à la sagesse humaine, n’a-t-elle pas été fondée sur le Calvaire lorsque l’auguste Victime mourait pour le salut du monde ?

  1. Je soupire après la mort pour le Christ, seul chemin de la gloire.
  2. Que l’on dit suave au goût, ombreuse pour le repos, et glorieuse dans la victoire.