La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/11

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XI

UNE FAMILLE DE MARTYRS

Lorsqu’il plut à la Providence d’envoyer des pasteurs à la Corée, ils trouvèrent de précieux auxiliaires dans les premiers disciples qu’ils formèrent. Quelques-uns de ces néophytes se distinguèrent par un zèle et une fidélité à toute épreuve. Attachés, sur la terre, à leurs maîtres spirituels par les liens de la foi et du dévouement, ils partagèrent jusqu’au bout leurs travaux et leurs souffrances, et il est difficile de célébrer la gloire des premiers sans évoquer la mémoire des seconds.

Dès qu’on parla du christianisme en Corée, un médecin célèbre, du nom de Tieng, noble d’origine, suivit de près le mouvement des esprits vers cette religion nouvelle. Afin d’être plus libre de satisfaire ses aspirations et son goût pour étude, il renonça à sa profession et à l’espoir des dignités. Cependant l’audace de Piek-i le scandalisa, et il s’éloigna de cet imprudent novateur. Il continua d’étudier avec soin et persévérance, et, reconnaissant la vérité du christianisme, au bout de cinq années de recherches, il se fit baptiser. À l’imitation du grand évêque d’Hippone, dont il avait connu les longues hésitations et qu’il choisit à son baptême pour patron, Augustin Tieng se consacra tout entier aux intérêts de la religion. Il communiqua ses sentiments aux personnes de sa maison et prit un soin spécial de l’éducation chrétienne de son fils. Sa femme, Cécile Niou, qu’il épousa en secondes noces, était digne de lui par ses qualités et ses vertus.

Le martyr Alexandre Hoang, ami intime d’Augustin, a laissé dans ses mémoires un éloge pompeux de cet homme de bien.

« Partout, dit-il, à cheval ou en bateau, Augustin méditait sur les mystères de la religion. S’il rencontrait des ignorants, il mettait tous ses soins à les instruire, et, quelque fatigué qu’il fût, on ne voyait en lui ni paresse, ni ennui à le faire. Il composa en coréen, sur les principaux articles de la foi, deux livres, dans lesquels il réunit tout ce qu’il en avait appris. Grâce à la précision admirable de son esprit et à sa parole claire et simple, il fortifiait la foi et échauffait la charité dans le cœur de tous. »

Le Père Tsiou le nomma président de la confrérie de l’Instruction chrétienne, et son zèle pour la religion, qui le distinguait entre tous, devait nécessairement le désigner à la haine spéciale de ses ennemis. Un accident qui arriva au porteur d’une caisse appartenant au prêtre, fut la cause de son arrestation. Afin de déguiser la forme de cette boîte, cet homme l’avait entourée de branches d’arbre ; mais le volume et l’étrangeté du fardeau attirèrent l’attention d’un agent de la police. Il conduisit le porteur devant le mandarin ; la vue d’objets et d’ornements sacrés dont cette boîte était remplie causa une vive surprise dans le prétoire.

Augustin, compromis par les révélations du porteur, fut jeté en prison avec deux de ses frères. Ceux-ci, bien que chrétiens sincères, étaient loin d’avoir sa générosité. Effrayés par les menaces de supplices épouvantables, ils fermèrent l’oreille aux courageuses exhortations d’Augustin, et, par une apostasie extérieure, ils purent, cette fois, sauver leur vie et partirent pour un exil perpétuel. Peu de temps après cependant, l’un d’eux, après avoir travaillé par ses écrits à l’apologie de la religion, eut le bonheur de laver dans son sang son apostasie passagère.

Augustin Tieng demeura ferme dans les tortures et fut condamné à mort. Ses derniers moments couronnèrent dignement une si sainte vie. Marchant au supplice avec joie, il s’efforçait d’imiter Notre-Seigneur dans les circonstances de sa passion, et il voulut même, comme lui, demander un peu d’eau pour étancher sa soif ; il s’écria :

« Le Seigneur suprême du ciel vous a créés et vous conserve. Tous, vous devez vous convertir à votre premier principe. De grâce, n’en faites point follement le sujet de vos railleries. Oui, ce supplice que vous regardez comme une honte et un opprobre, pour moi deviendra un sujet d’éternelle gloire. »

Il fut interrompu par le bourreau, qui lui commanda de poser sa tête sur le billot. Il voulut se placer de façon à avoir les yeux tournés en haut.

« Il vaut mieux mourir, dit-il, en regardant le ciel qu’en regardant la terre. »

L’exécuteur, tremblant devant cette victime si forte en face de la mort, le frappa d’une main mal assurée et lui fit une horrible blessure au cou. Augustin se redressa, fit un grand signe de croix et, remettant sa tête sur le billot, reçut le coup mortel ; c’était le 8 avril 1801. Il n’avait que quarante-deux ans.

Son fils Charles avait fait son possible pour adoucir les rigueurs de la prison de son père. C’était l’époque où les persécuteurs, assurés de la présence en Corée d’un prêtre étranger, employaient tous les moyens pour le découvrir. Les satellites de la prison offrirent à Charles la liberté de son père, s’il voulait trahir le Père Tsiou. La foi du jeune homme triompha de sa piété filiale, et il refusa de parler. Furieux de ce silence, les juges le firent mettre à la torture et jeter en prison. Il y avait à peine un mois que son père avait consommé son martyre que Charles à son tour payait de sa tête sa fidélité à la religion. Il n’avait que vingt ans.

Augustin laissait une veuve avec trois petits enfants, et Charles en laissait une aussi avec un jeune fils. Tous leurs biens furent confisqués, et, sans l’assistance d’un homme du peuple, qui fut touché de leur misère, les survivants de cette noble famille seraient morts de faim.

Parmi les enfants d’Augustin, un fils nommé Paul sembla hériter du courage et des vertus de son père et de son frère aîné. Avec l’âge il devint le soutien de sa famille, et, malgré les dangers, malgré les reproches et les sarcasmes de ses proches devenus apostats ou restés païens, il persista dans les pratiques chrétiennes de son enfance.

Son unique souci était de bien connaître la religion et ses devoirs, ce qui était très difficile alors à cause de l’impossibilité de se mettre en relation avec les néophytes dispersés par la persécution. Il apprit la retraite d’un fervent chrétien nommé Justin T’sio, exilé pour la foi, et il résolut d’aller le visiter. C’était un voyage de cent lieues à faire à pied, seul, sans guide et sans argent. Comptant sur Dieu et sur sa force physique, il entreprit ce long et périlleux voyage.

Justin T’sio accueillit avec empressement le jeune homme et lui enseigna à lire et à écrire en chinois, en même temps qu’il achevait son instruction religieuse. Paul nourrissait déjà de grands projets malgré sa pauvreté et son isolement. Le Père Tsiou était mort. Au milieu du désarroi où sa mort et celle des principaux chrétiens avaient jeté l’Église de Corée, il était absolument nécessaire de relier les rapports d’autrefois avec la Chine. Se souvenant des exemples de son courageux père, Paul croyait de son devoir d’aller implorer des prêtres pour son pays auprès de l’évêque de Pékin.

Justin T’sio l’encouragea dans son projet, et quelques mois après, avec les secours que lui avait donnés la charité de quelques chrétiens fervents, il entreprit cette longue expédition. Cachant d’abord sa noble origine, il commença par obtenir une place de domestique d’ambassade, afin de profiter de son séjour à Pékin pour voir l’évêque et les prêtres et former avec eux des projets pour un avenir plus favorable. Il fit plusieurs fois sans aucun succès ce long voyage ; mais il avait du moins le bonheur de recevoir les sacrements et de retremper son courage. De là-bas aussi il rapportait des paroles de consolation à ses frères infortunés, pour les aider à attendre des jours meilleurs. Quoiqu’il n’eût que vingt ans alors, comme il payait de sa personne et qu’il avait de grandes qualités, il se trouva peu à peu et naturellement à la tête des chrétiens de l’Église de Corée.

Un savant interprète de l’ambassade devint bientôt pour lui un précieux auxiliaire dans ses voyages annuels. Cet interprète s’était adonné avec passion à l’étude des philosophes chinois, croyant trouver dans leurs livres des réponses satisfaisantes aux doutes de son esprit. Un jour qu’il regardait par hasard des feuilles de papier qui tapissaient le fond d’une boîte, il lut, écrits en chinois, certains mots étranges : « … âme spirituelle…, âme sensitive…, âme végétative… », qui piquèrent sa curiosité. Il se met à décoller avec précaution toutes ces feuilles, et y reconnaît les lambeaux d’un livre chrétien sur l’âme et sur sa fin. Soupçonnant la vérité, il s’adressa sans détour à quelques chrétiens, qui complétèrent sa découverte et le convertirent à la foi. Paul Tieng le pressa alors de l’accompagner à Pékin et de solliciter pour lui-même la place d’interprète d’ambassade. Dès lors il eut dans cet ami un protecteur officiel, et ses démarches étaient davantage à l’abri des soupçons.

Le fervent catéchumène reçut le baptême à Pékin et prit le nom d’Augustin. Il pressa, lui aussi, l’évêque d’envoyer au secours de l’Église de Corée, et il adressa même une longue supplique au Père commun des fidèles.

Peu après, un valet d’ambassade, Charles T’sio, se convertit aussi, et, malgré son obscure origine et son manque d’éducation, il fut d’un grand secours aux deux amis par le zèle et le désintéressement qu’il apporta à les seconder. Pendant plus de vingt ans, Paul Tieng, seul ou avec ses deux amis, recommença ce long voyage de Pékin, et, sans se décourager par ses précédents insuccès, renouvela bien des fois ces tentatives infructueuses. Enfin, en 1836, il eut la joie d’introduire M. Maubant et de le guider lui-même à travers les douanes et les postes de soldats de la frontière. L’année suivante, M. Chastan se confiait de nouveau à sa prudence pour l’aider à entrer en Corée.

« Pourriez-vous, lui dit Paul, porter un petit paquet ?

— Sans doute, reprit gaiement le missionnaire ; que de fois ne l’ai-je pas fait ! »

Quelques instants après, couvert d’habits sales et grossiers, courbé sous un fardeau, M. Chastan suivait à pied, comme un pauvre, ses fidèles courriers. La frontière fut franchie sans encombre, et, grâce à ce stratagème, le missionnaire put bientôt goûter l’hospitalité et le repos dans une maison coréenne.

Cette même année 1837, Paul retourna encore en Chine au-devant de Mgr Imbert. Quelle joie n’eut-il point en recevant la bénédiction de ce prélat, ange visible que Dieu envoyait enfin à cette pauvre Église de Corée ! Paul redoubla d’adresse et de prudence aux passages dangereux. Par une nuit de décembre, l’évêque franchit le fleuve gelé, et, grâce au froid et à la nuit sombre, il arriva, avec les mêmes émotions que ses prédécesseurs, à une pauvre auberge, où il sut tomber malade très adroitement pour éviter les questions importunes. Treize jours après, l’évêque était à la capitale avec ses deux confrères.

Ces voyages continuels avaient usé la santé de Paul Tieng. Sa mission, du reste, était accomplie, et il se fixa à la capitale. Il était habile en expédients, calme dans ses entreprises, où il y allait de sa tête, et extrêmement discret ; pendant vingt ans qu’il exerça les fonctions de courrier des chrétiens, il ne lui arriva jamais aucun accident, et jamais personne parmi ses compagnons de voyage ne soupçonna ses démarches et son titre de chrétien. Mgr Imbert, qui avait admiré son sang-froid et sa prudence, le chargea de prendre soin de sa maison et de diriger les relations des chrétiens avec lui.

Paul Tieng s’acquittait de cette fonction importante à la satisfaction de tous depuis plusieurs années, quand éclata la persécution de 1839, qui devait faire couler en Corée le plus pur sang de ses enfants. À la cour on venait d’apprendre ou plutôt de soupçonner la présence de Mgr Imbert et de ses compagnons. Le traître Ie-saing, jetant le masque, désigna aussitôt les victimes sur lesquelles devait s’abattre la rage des persécuteurs pour mettre à coup sûr la main sur les étrangers.

À quelques jours de distance, Charles T’sio, Paul Tieng et Augustin Niou, avec leurs familles, furent jetés en prison. Par ce choix des victimes, tous comprirent que, cette fois, le gouvernement était bien renseigné. Paul Tieng, le premier, comparut devant les juges.

« Pourquoi, lui demanda le grand juge criminel, ne pratiques-tu pas les usages de ton pays ? Et pourquoi surtout, non content de suivre toi-même la religion d’un royaume étranger, veux-tu encore en infatuer tout le monde ?

— Tous les jours, répondit Paul, ne recevons-nous pas des objets précieux des pays étrangers ? La religion chrétienne est la seule véritable ; devons-nous donc la rejeter par cela qu’elle vient d’un autre pays ? Mais plutôt tout homme n’est-il point tenu de la pratiquer ?

— Tu loues exclusivement la religion des étrangers ; prétends-tu donc que le roi fait mal de la prohiber ?

— À une pareille question, je ne puis pas répondre. Je le vois, il ne me reste qu’à mourir. »


Le Père Chastan, martyrisé en Corée (1839).
C’était, en effet, par perfidie que le juge avait présenté la question sous cette forme, sachant bien que le respect outré pour la personne du roi empêcherait Paul de répondre, ou qu’il se ferait condamner en insinuant le moindre blâme. Le courageux chrétien se mit alors à développer une apologie de la religion qu’il avait préparée avec ses amis. Le juge connut la justesse de sa cause, mais il coupa court aux arguments de Paul en lui disant :

« Toutes tes paroles seraient-elles justes, que tu as tort néanmoins d’enseigner au peuple ce que le roi a défendu. »

D’atroces supplices vinrent donner du poids à cette conclusion.

Six interrogatoires se succédèrent, dans lesquels on broya les membres de Paul à coups de bâton ; mais ce fut sans aucun résultat. Il resta d’une inébranlable fidélité à ceux à qui il avait voué sa vie, et il ne révéla rien au sujet de ses pères spirituels.

Lorsque Augustin Niou parut à son tour dans le prétoire, il fut sollicité par tous ses amis païens et même par le juge, qui l’estimait beaucoup, de se disculper par quelque signe d’apostasie. À ces moyens insinuants demeurés inutiles, une atroce torture succéda à cinq reprises différentes, mais sans faire aucune impression sur le confesseur. Et cependant malgré sa foi ardente, Augustin avait tremblé souvent à la pensée de pareils supplices. Mais à ce moment la grâce le soutenait visiblement.

Le juge lui demanda :

« Qui donc a introduit le chef des étrangers dans notre pays ?

— C’est moi-même !

— Et les deux autres prêtres, où sont-ils ? »

À ces mots, Augustin ne répondit rien, malgré la cruelle torture employée pour le faire parler.

Charles T’sio fut digne de ses deux amis. Depuis longtemps, il pensait au martyre. Cette année-là même, à trois reprises, des visions lui annoncèrent cette grâce. Aussi était-il plein de confiance et de joie au milieu des supplices.

Comme on tenait beaucoup, à la cour, à s’emparer des deux autres prêtres, les bourreaux ne négligèrent aucun moyen barbare pour arracher des prisonniers le secret de leur retraite. Tous les trois, assis sur une planche, les mains liées au dos, et tout le corps solidement attaché à un appui, il leur fallait répondre à toutes les questions du juge. On les frappa sur le devant des jambes avec des bâtons ; on leur fit ployer les os des bras et des jambes, au moyen de morceaux de bois triangulaires. Avec des cordes de crin, frottées sur leurs membres par un mouvement de va-et-vient, on leur scia les chairs dont les lambeaux détachés tombaient à leurs pieds. Et cependant ils demeurèrent fidèles jusqu’au bout. La grâce les soutenait, et l’exemple de leur évêque souffrant, comme eux, les mêmes horribles traitements, partageant leur triste prison, les animait à la persévérance.

Enfin, au lendemain de l’exécution des trois missionnaires, Paul et Augustin furent conduits au supplice, et, quatre jours après, Charles T’sio partageait leur sort. Ainsi Dieu daigna honorer de la pourpre du martyre le dévouement de ces fidèles serviteurs à la cause de la religion.

Malgré ses soixante-dix-neuf ans, Cécile, la mère de Paul, reçut ainsi que sa fille Élisabeth, deux cent trente coups de verge. Elle mourut dans sa prison des suites de ses blessures. Sa fille fut décapitée peu après et alla ainsi rejoindre au ciel, la dernière, les membres de cette famille de martyrs.