La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/12

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XII

VOYAGE DE Mgr FERRÉOL ET DE M. MAISTRE

Au moment où Mgr Imbert et ses deux prêtres donnaient leur sang pour le Christ, un autre missionnaire, M. Ferréol[1], était déjà en route pour remplacer ceux qui venaient de tomber en gagnant si glorieusement la céleste et immortelle victoire ; mais il trouva devant lui de nombreux obstacles.

Arrivé à Moukden, en Mandchourie, il ne put aller plus loin et fut obligé de se retirer en Mongolie.

De cette retraite, où il demeura deux ans, il dépêcha plusieurs fois des Chinois à la frontière de Corée, en leur ordonnant de se mettre en rapport avec les chrétiens de ce pays, au moment du passage de l’ambassade qui allait chaque année de Séoul à Pékin.

Ces tentatives furent inutiles ; les envoyés ne trouvèrent ni lettres, ni courriers.

Les fidèles Coréens travaillaient cependant, de leur côté, à rétablir les relations avec la Chine. En 1840, l’un d’eux se dirigea vers la frontière, mais il mourut en route. L’année suivante, un autre s’y rendit également et ne put rencontrer les Chinois. Un troisième, parti à la fin de 1842, fut plus heureux et réussit à s’aboucher avec M. Ferréol.

Celui-ci venait d’être nommé évêque de Belline et vicaire apostolique de la Corée. À cette occasion il avait écrit au souverain pontife :


« Très Saint-Pére,

« Appuyé sur la bonté du Dieu des miséricordes, qui donne plus abondamment son secours, à ceux qui sont dans l’indigence, je reçois avec humilité le fardeau que vous m’imposez. Je remercie Votre Sainteté, et mes actions de grâces sont d’autant plus grandes, que la partie de la vigne du père de famille qui m’est assignée est plus abandonnée et d’un travail plus difficile… »


Les sentiments apostoliques du missionnaire sont encore mieux exprimés dans une lettre qu’il adressa à cette époque aux directeurs du séminaire des Missions étrangères.

« Messieurs, leur disait-il, il ne manque à la mission de Corée rien de ce qui fait ici-bas le partage de l’heureuse famille d’un Dieu persécuté, conspué, crucifié. Prions le Seigneur de réaliser l’espérance exprimée par Mgr de Capse mourant, de voir son peuple se ranger bientôt sous les lois de l’Évangile. Le sang de tant de martyrs n’aura point coulé en vain ; il sera pour cette jeune terre, comme il a été pour notre vieille Europe, une semence de nouveaux fidèles.

« Je ne pense pas que le monde puisse, avec ses richesses et ses plaisirs, offrir à ses partisans une position qui ait pour eux le charme qu’a celle à laquelle nous aspirons.

« Voilà deux pauvres missionnaires, éloignés de quatre à cinq mille lieues de leur patrie, de leurs parents, de leurs amis, sans secours humains, sans protecteurs, presque sans asile au milieu d’un peuple étranger de mœurs et de langage, proscrits par les lois, traqués comme des bêtes malfaisantes, ne rencontrant, semées sous leurs pas, que des peines, n’ayant devant eux que la perspective d’une mort cruelle ; assurément il semble qu’il ne devrait pas y avoir au monde une situation plus accablante.

« Eh bien, non ! le Fils de Dieu, qui a bien voulu devenir fils de l’homme pour se faire le compagnon de notre exil, nous comble de joie au milieu de nos tribulations et nous rend au centuple les consolations dont nous nous sommes privés en quittant, pour son amour et celui de nos frères abandonnés, nos familles et nos amis.

« Quoique nos jours s’écoulent dans la fatigue comme ceux du mercenaire, le salaire qui nous attend à leur déclin en fait des jours de délices. Oh ! qu’ils sont fous les sages du siècle de ne pas chercher la sagesse dans la folie de la croix ! »

Le missionnaire dont parlait Mgr Ferréol était M. Maistre, qui lui aussi avait tenté, mais inutilement, de pénétrer par la Mandchourie dans son vicariat.

Il était arrivé au Léao-tong vers la fin de 1842. Très inquiet sur le sort des chrétiens de Corée, il projetait déjà d’y pénétrer avec André Kim, sous l’habit d’un mendiant ; mais l’évêque de Mandchourie le détourna d’une aventure si périlleuse. Alors il se décida à envoyer André aux informations, après lui avoir recommandé une prudence extrême. Le jeune homme partit donc avec deux courriers ; ils rencontrèrent à deux jours de Pien-men l’ambassade annuelle de Corée à Pékin. C’était un curieux spectacle que celui de cette longue caravane de plus de trois cents personnes, se déroulant comme un immense serpent dans ces solitudes couvertes de neiges.

André, surpris de cette rencontre, se rapproche des Coréens et les regarde défiler sans oser leur adresser la parole. À la fin, cependant, s’armant de courage, il s’avance vers l’un d’eux, regarde son passeport suspendu ostensiblement à sa ceinture et lui demande son nom :

« Je m’appelle Kim, » dit le Coréen, et il continue sa marche.

André le vit s’éloigner avec regret.

« Ce Coréen, se dit-il en lui-même, paraît meilleur que les autres. Si je le laisse partir, de longtemps je n’aurai plus l’occasion d’apprendre des nouvelles de mon pays. »

Et se rapprochant de lui, sans détour, il lui demanda ;

« Es-tu chrétien ?

— Oui, je le suis.

— Quel est ton nom ?

— François. »

André le considère un instant, le reconnaît et lui dit qui il est. Alors il apprend à la hâte les tristes nouvelles de la persécution : l’évêque et ses deux prêtres sont morts ; plus de deux cents chrétiens ont souffert le martyre ; son propre père a été décapité, sa mère est réduite à la mendicité ; le père de Thomas Tsoï, son condisciple, est mort sous les coups, et sa mère a eu la tête tranchée. Enfin le courrier lui remet à la dérobée les lettres de Mgr Imbert et de ses deux missionnaires écrites peu de jours avant leur martyre, ainsi qu’une lettre des chrétiens demandant de nouveau des prêtres. Tout émus, les deux amis d’un instant se disent un dernier adieu, et André suit des yeux François, qui rejoint la caravane et disparaît bientôt avec elle à l’horizon.

Demeuré seul, il se mit à réfléchir sur ces affreuses nouvelles, et, voyant que personne n’était venu cette année au-devant du missionnaire, il résolut d’essayer de passer seul la frontière et d’aller tout préparer pour introduire M. Maistre.

C’était un cœur intrépide que celui d’André Kim, porté par goût aux entreprises les plus téméraires. Son courage, sa persévérance et sa confiance en Dieu au milieu des difficultés le rendirent, malgré sa jeunesse, l’auxiliaire le plus dévoué des missionnaires dans leurs travaux. Quand il s’agissait du service de ces prêtres qu’il regardait comme des pères, rien ne lui coûtait, rien ne lui paraissait impossible, et il se jetait sans calculer au milieu des plus grands dangers.

Muni d’une provision de viande salée et d’une centaine de taëls cachés dans la doublure de ses habits de mendiant, il se dirigea vers Ei-tsiou, première ville de la frontière de Corée. Après avoir franchi ces plaines de neige toute une journée, il arriva le soir sous les murs de la ville. Son dessein était de couper un fagot de bois, de le charger sur ses épaules et d’entrer ainsi dans la ville sans exciter les soupçons. Hélas ! il avait oublié son couteau à Pien-men. Sans se décourager, il imagina aussitôt un autre plan, qu’il raconte lui-même en ces termes :

« Appuyé, dit-il, sur la miséricorde de Dieu et la protection de la sainte Vierge, qui n’a jamais abandonné ceux qui mettent leur confiance en elle, je m’avançai vers la porte d’Ei-tsiou. Un soldat était sur le seuil pour demander les passeports à ceux qui entraient. En ce moment, arrivent des Coréens venant de Pien-men avec un troupeau de bœufs. Je me joignis à eux et me glissai de suite au milieu des bœufs, dont la haute taille me déroba un instant aux regards de la sentinelle. L’examen se faisait au milieu des torches, et un officier se tenait sur un lieu plus élevé afin que personne ne pût s’enfuir. Les premiers qui avaient été examinés commençaient à s’en aller ; je me mis à les suivre sans mot dire. Mais l’officier m’appela par derrière, me reprochant de passer sans avoir montré mon passeport. Comme il continuait ses reproches, je lui répondis :

« — Mais on a déjà donné les passeports, »

« Et je m’esquivai en toute hâte à travers une ruelle du faubourg, craignant d’être poursuivi.

« Je ne connaissais personne, et je ne pouvais demander asile nulle part. Il me fallut donc continuer ma route toute la nuit. Je fis environ dix lieues. À l’aurore, transi de froid, j’entrai dans une auberge, of plusieurs hommes étaient assis. En voyant ma figure et mes vêtements, en m’entendant parler, ils dirent que j’étais un étranger. On s’empare de moi, on me découvre la tête et l’on remarque mes bras chinois. Ces hommes, excepté un qui me prit en pitié, voulaient me dénoncer comme un espion, un transfuge ou un malfaiteur.

« Je répondis que j’étais Coréen et innocent, que si j’étais pris, ils n’avaient pas à s’inquiéter. Enfin ils me chassèrent, et comme je leur avais dit que j’allais à Séoul, ils envoyèrent quelqu’un pour s’assurer du côté vers lequel je me dirigeais.

« J’étais très exposé en tombant entre les mains des satellites, l’argent que je portais sur moi suffisait pour me convaincre de brigandage, et d’après la loi j’eusse été puni de mort. Dès que celui qui m’espionnait fut entré à l’auberge pour annoncer que j’allais dans la direction de la capitale, je fis un long détour et je repris le chemin de la Chine. Après le lever du soleil, n’osant plus suivre la grande route, je me cachai sur une montagne couverte d’arbres, et, à la nuit, je m’avançai de nouveau vers Ei-tsiou. »

Il y avait deux jours qu’André n’avait pris aucune nourriture. Mourant de faim et de fatigue, il s’endormit profondément sur la neige. Il crut alors voir comme une ombre qui lui indiquait son chemin et lui donnait l’ordre de partir. Sans pouvoir se rendre compte au juste s’il était, oui ou non, le jouet de son imagination surexcitée par la fatigue, i] obéit néanmoins, remerciant sincèrement Dieu de l’avoir tiré de ce sommeil léthargique, dont il aurait bien pu ne point s’éveiller.

Après beaucoup de fatigues, il traversa de nouveau les douanes et passa le fleuve sur la glace à peine assez solide pour porter le poids de son corps. À Pien-men, on lui refusa l’hospitalité dans une auberge, où son air misérable et ses habits étranges le rendaient repoussant. Enfin ayant obtenu, à prix d’argent, un peu de nourriture, il put retourner auprès de M. Maistre lui faire part de ses mésaventures et de ses périls sans résultat.

Tel fut le début du courageux André dans cette carrière si courte et cependant si remplie d’actions intrépides et de tant de labeurs et de privations, que plus tard, lorsqu’il les racontait à ses juges, ceux-ci ne pouvaient retenir ce cri de compassion :

« Pauvre jeune homme, dans quels terribles travaux il a été depuis son enfance ! »

Le saint-siège venait d’envoyer un nouvel évêque à la Corée, Mgr Ferréol, qui fut bientôt rejoint par M. Maistre et André Kim sur les limites de la Tartarie et de la Corée. Quelques chrétiens avaient promis de venir à la foire de Houng-tchoung afin de se mettre en rapport avec André. Celui-ci s’y rendit avec diligence. Voici le récit qu’il fit lui-même de cette expédition.

« … Le 20 de la première lune, dit-il, le mandarin coréen de Kien-wen donna la nouvelle que le lendemain le commerce serait libre entre les deux peuples. Dès que le jour parut, mon compagnon et moi, nous nous hâtâmes d’arriver au marché. Les abords de la ville étaient encombrés de monde. Nous marchions au milieu de la foule, tenant en main notre mouchoir blanc, et portant à la ceinture un petit sac à thé de couleur rouge. C’était le signe dont on était convenu et auquel les courriers coréens devaient nous reconnaître. De plus, c’était à eux de nous aborder.

« Nous entrions dans la ville, nous en sortions : personne ne se présentait. Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi. Nous commencions à être dans l’inquiétude. Enfin, étant allés abreuver nos chevaux à un ruisseau qui coule à trois cents pas de la ville, nous voyons venir à nous un inconnu. Je lui parle en chinois, il ne me comprend pas :

« — Comment t’appelles-tu ? » lui dis-je en coréen.

« — Han est mon nom.

« — Es-tu disciple de Jésus ?

« — Je le suis. »

« Le néophyte nous conduisit auprès de ses compagnons. Ils étaient venus au nombre de quatre, et il y avait plus d’un mois qu’ils attendaient notre arrivée. Nous ne pûmes avoir un long entretien : Chinois et Coréens nous environnaient de toutes parts. Ces pauvres chrétiens paraissaient abattus par la tristesse. L’air mystérieux qui régnait dans l’échange de nos paroles intriguait les païens. Quand ceux-ci paraissaient moins attentifs à nos discours, nous glissions quelques mots sur nos affaires religieuses, et puis tout de suite nous revenions au marché de nos animaux,

« Combien en veux-tu ?

« — Quatre-vingts ligatures.

« — C’est trop cher. Tiens, prends ces cinquante ligatures et « livre-moi ta bête.

« — Non, c’est impossible. Tu ne l’auras pas à moins. »

« C’est ainsi que nous donnions le change à ceux qui nous observaient.

« J’appris de ces chrétiens plusieurs choses relatives à la Corée et à l’état des affaires religieuses dans les différentes provinces, et, notre entretien étant fini, nous nous prîmes les mains en signe d’adieu. Ils sanglotaient ; de grosses larmes coulaient sur leurs joues. Pour nous, nous regagnâmes la ville, et nous disparûmes dans la foule.

« Le soir venu et le signal du retour pour les étrangers étant donné, on se retire en désordre, les soldats poussant les traînards avec la pointe de leurs lances. Nous eûmes bien de la peine de nous tirer de cette cohue.

« Nous regagnions la ville chinoise Houng-tchoung, lorsque nous vîmes de nouveau venir à nous les courriers coréens. Ils ne pouvaient se résoudre à nous quitter ; ils voulaient encore s’entretenir avec nous, nous dire un dernier adieu. Mon compagnon sauta à bas de son cheval pour échanger encore quelques paroles amies : je lui fis signe de remonter, de peur que les satellites qui nous environnaient ne soupçonnassent en nous des personnes qui avaient en vue d’autres intérêts que ceux du négoce. Ensuite, saluant l’ange qui préside aux destinées de l’Église coréenne et nous recommandant à ses martyrs, nous rentrâmes en Tartarie. »

André Kim revint donc auprès de Mgr Ferréol, à qui il raconta tous les détails de son voyage d’excursion afin de tout préparer avec lui pour pénétrer en Corée. Sa santé, jusque-là assez faible, s’était fortifiée dans ses courses fatigantes, et son caractère, naturellement intrépide, s’était mûri et développé dans les circonstances difficiles où il s’était trouvé. Son ancien compagnon, Thomas T’soï, qui avait rejoint aussi Mgr Ferréol, était plus calme, plus réfléchi, et paraissait moins propre à affronter des aventures dangereuses. En revanche, sa piété et ses talents remarquables faisaient présager quel saint prêtre il serait un jour. Tous deux se préparaient au sacerdoce, et Mgr Ferréol, comblant leurs veux ardents, leur conféra, cette année (1843), tous les ordres sacrés jusqu’au diaconat inclusivement, leur âge ne leur permettant pas encore de recevoir la prêtrise.

Les courriers coréens avaient promis à André de revenir à la frontière avec l’ambassade de la nouvelle année. Mgr Ferréol partit donc avec lui pour Pien-men au temps marqué, et ils furent bien joyeux de trouver leurs fidèles néophytes dans la caravane, selon l’engagement arrêté. Mais François Kim, se sentant l’objet des soupçons des païens de l’ambassade, fit voir à l’évêque que son entrée était impossible cette fois, et André résolut de partir seul et de revenir lui-même par mer le chercher dès qu’il le pourrait convenablement.

Le prélat bénit son courageux diacre, et reprit tristement le chemin de la Mongolie. Apprenant que les Français avaient l’intention d’aller réclamer contre l’attentat dont Mgr Imbert et ses compagnons avaient été victimes, il se rendit à Macao dans l’espoir de profiter de cette occasion pour pénétrer lui-même en Corée. On ne donna pas suite cependant à ce généreux projet, et le prélat désespérait déjà de voir jamais sa mission, quand, au mois de juin 1845, une nouvelle inattendue vint ranimer son espoir. Son diacre, André Kim, après avoir pénétré heureusement dans sa patrie, avait passé le golfe de Léao-tong sur une méchante barque de pêcheur, et venait le chercher pour le conduire lui-même en Corée. Le courrier qui apportait cette nouvelle ajoutait qu’André était avec sa barque à Wou-song près de Shanghaï, préparant tout pour le départ.

André avait couru de grands dangers pour pénétrer en Corée ; à la capitale sa vie n’était point en sûreté, car le gouvernement avait appris que lui et deux autres jeunes Coréens avaient quitté la Corée pour aller à l’étranger. Aussi l’on attendait son retour pour lui faire payer sa témérité, et, de crainte d’être trahi par les indiscrets, il ne voulut voir que quelques principaux chrétiens et défendit même d’annoncer à sa mère sa présence en Corée. Il réussit à équiper une barque au moyen d’une boussole, d’une carte et d’un compas ; avec un équipage improvisé de pêcheurs coréens, il était entré dans un port chinois au milieu de périls de toutes sortes.

Laissons-le raconter lui-même les détails de cette dangereuse expédition.

« Après avoir fait, dit-il, mes préparatifs, je m’embarquai avec onze chrétiens, parmi lesquels se trouvaient quatre pêcheurs ; les autres n’avaient jamais vu la mer. En la voyant, ils se demandaient tout étonnés entre eux : « Où allons-nous ? » Mais ils n’osaient m’interroger moi-même. J’avais défendu que l’on me fît aucune question sur le but de mon entreprise.

« Après un jour de navigation par un temps favorable, nous fûmes assaillis d’une grande tempête, accompagnée de pluie, qui dura deux jours et trois nuits, et pendant laquelle, à ce que l’on rapporte, plus de trente navires du Kiang-nan se perdirent. Notre barque, vivement battue par les flots, était agitée d’une manière effrayante et semblait sur le point d’être submergée, car elle était trop petite et n’était point faite pour la haute mer. Je fis détacher le canot que nous avions à la traîne ; enfin le péril croissant, nous coupâmes les deux mâts, et nous nous vîmes forcés de jeter à la mer presque toutes nos provisions. Un peu allégée, notre barque était soulevée et poussée par la violence de la tempête à travers des montagnes d’eau.

« N’ayant presque point pris de nourriture pendant trois jours, les chrétiens étaient extrêmement affaiblis, et, perdant tout espoir, ils disaient en pleurant :

« — C’en est fait, nous sommes perdus ! »

« Je leur montrai une image de la sainte Vierge, qui, après Dieu, était notre unique espérance, et je leur dis :

« — Ne craignez point, voici la sainte Mère qui est près de nous pour nous secourir. »

« Par ces paroles et d’autres semblables, je m’efforçais de les consoler et de leur donner du courage. J’étais moi-même très malade ; mais, prenant un peu de nourriture, je travaillais pour cacher mes craintes. Le péril croissant, je baptisai un païen que j’avais pris pour mon premier matelot et qui n’était encore que catéchumène. Notre gouvernail fut brisé peu après par la fureur des vagues. C’est pourquoi, ayant lié les voiles ensemble, nous les jetâmes à la mer en les retenant avec des cordes. Mais ces cordes se rompirent, et, ayant perdu tout secours humain, nous récitâmes nos prières et nous nous endormîmes. »

À son réveil, André essaya de faire face de nouveau à la tempête, qui paraissait s’abattre peu à peu. Il construisit un gouvernail, des mâts et de nouvelles voiles. En vain tendait-il des mains suppliantes vers les barques chinoises qui passaient et repassaient près de la sienne. Aucune ne venait à son secours. Enfin un navire de Canton s’arrête ; André monte sur le pont, et la promesse de mille piastres décida le capitaine à le remorquer jusqu’à Shanghaï. Mais de nouveaux périls l’attendaient encore. Le vent s’élève de nouveau avec violence et fait sombrer sous les yeux des Chinois la barque d’un ami du capitaine, dont un seul homme parvient à se sauver. Un peu plus tard, des pirates les accostent et engagent leur protecteur à couper la corde qui retenait leur barque afin de la leur laisser en butin. André s’arme d’audace, donne l’ordre de tirer sur ces brigands, et les met en fuite. Enfin la barque coréenne finit par aborder dans le port de Wou-song, où sa bizarre construction et les figures étranges de ceux qui la montaient, excitèrent vivement la curiosité publique.

Afin d’éviter une perquisition des autorités chinoises, André alla mouiller droit au milieu des vaisseaux anglais stationnés dans le port. Grand fut l’étonnement des officiers lorsqu’ils entendirent ce pauvre naufragé coréen leur crier en français :

« Moi, Coréen, je demande votre protection ! »

Sa confiance ne fut pas déçue. Le consul, après avoir appris ses malheurs, l’envoya dans une famille chrétienne, et un jésuite, le Père Gotteland, lui procura ce qui lui était nécessaire.

À peine remis de leurs fatigues, les compagnons d’André voulurent profiter de l’occasion favorable de se confesser au Père Gotteland. Malheureusement celui-ci ne savait que le chinois, que les Coréens ne parlaient pas. Ils prièrent André de leur servir d’interprète. Celui-ci donc, après s’être confessé lui-même, demeura à genoux près du prêtre, à qui il traduisait en chinois ce que chacun de ses compagnons lui accusait en coréen. En vain, le Père Gotteland leur fit dire qu’en pareille circonstance l’intégrité de l’accusation n’était pas nécessaire ; chacun répondit qu’il voulait tout avouer,

Le matin, la messe fut célébrée en cachette dans la pauvre jonque, et tous ces bons néophytes oublièrent un instant leurs fatigues et leurs dangers passés, quand il leur fut donné de participer aux saints mystères dont ils étaient privés depuis si longtemps.

  1. Du diocèse d’Avignon, parti en 1839, mort en 1853.