La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/13

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XIII

EN ROUTE POUR LA CORÉE

Les rapports intimes d’André avec les Anglais, dans la rade de Wou-Song, intriguaient beaucoup les mandarins chinois. Ne sachant trop que penser de ce Coréen si bien traité par les barbares d’Occident, ils usaient d’une grande circonspection à son égard, et, à force de ruse, tâchaient de pénétrer son secret. Malgré ses frayeurs et son inquiétude intérieures, André affectait une grande tranquillité et répondait avec une apparence de simplicité et de bonhomie, à toutes les questions astucieuses, qu’il était un pauvre naufragé et que son unique désir était de retourner dans son pays, dès que ses préparatifs seraient terminés.

À la vérité, André avait hâte de quitter cette place dangereuse. Il n’attendait pour remettre à la voile que Mgr Ferréol, qui bientôt accourut avec un nouveau missionnaire, M. Daveluy. Qui pourrait dépeindre la joie de ces pauvres bateliers à la vue de leur pasteur et de son compagnon ! Mais quelle ne fut pas leur stupéfaction quand ils déclarèrent la résolution où ils étaient de les suivre en Corée sur leur petite barque !

« Ils ne savaient pas encore sans doute, écrivait alors M. Daveluy, les délices dont notre âme est inondée, et le bonheur dont Dieu récompense, même en ce monde, les sacrifices faits pour son amour. Bientôt, j’espère, ils verront que nous partons de grand cœur, et, s’il y a des souffrances, Dieu nous accordera la force de le suivre jusqu’au Calvaire. »

Vingt ans plus tard, celui qui traçait ces lignes généreuses, Mgr Daveluy, suivait, en effet, jusqu’au Calvaire son divin Maître, implorant seulement de ses bourreaux, à ce moment suprême, la faveur de verser son sang le jour même du vendredi saint, à l’heure où était mort pour lui Celui que, missionnaire et évêque, il avait tant aimé et fait aimer dans sa chère Corée.

M. Marie-Antoine Daveluy était né à Amiens le 16 mars 1818. Après avoir étudié avec succès chez les jésuites, il entra à Saint-Sulpice, en 1834. La grâce l’appelait au ministère sublime de l’apostolat. Il y répondit fidèlement, et, malgré tous les regrets que son départ excitait dans les cœurs de ceux qui l’avaient connu dans son court ministère dans une paroisse du diocèse d’Amiens, il se rendit au séminaire des Missions étrangères, d’où il partit pour la Chine en 1844.

Dès qu’André eut averti Mgr Ferréol de son arrivée, le cœur plein d’espérance, le prélat et M. Daveluy quittèrent Macao. Avant de mettre à la voile pour la Corée, une cérémonie bien touchante ravit de joie les compagnons d’André Kim. Le 17 août 1845, Mgr Ferréol imposait les mains à son courageux diacre et consacrait le premier prêtre indigène de la terre coréenne. André célébra avec ferveur sa première messe en présence de ses matelots, puis hâta ses préparatifs pour retourner dans sa patrie.

Huit jours plus tard, sur le golfe de Léao-tong, dans cette partie de la mer Jaune si tristement célèbre par ses tempêtes, une pauvre petite barque luttait péniblement contre la fureur des flots. Douze hommes montaient cette pauvre barque, et, a leur maladresse dans les manœuvres, à leur air consterné devant l’ouragan, on devinait facilement des marins improvisés et sans expérience. Une corde heureusement liait leur sort à celui d’une grosse jonque chinoise qui devait les remorquer, mais qui avait elle-même beaucoup de peine à tenir la mer. La brise redouble de violence, chaque lame déverse dans la frêle barque des flots d’eau qu’un homme puise incessamment. Tout à coup une vague brise le gouvernail, et, sans le câble qui la retient encore à la jonque chinoise, la pauvre barque serait le jouet de la tempête.

Et cependant cette petite nacelle renfermait toutes les espérances des chrétiens de Corée ; elle portait dans ses flancs disloqués les pacifiques conquérants qui allaient combattre, vaincre et mourir pour le salut de ce pays. S’appuyant sur la Providence, Mgr Ferréol et M. Daveluy avaient confié leur sort à l’intrépidité plutôt qu’à l’habileté du P. André Kim. Et voilà qu’après deux jours seulement de voyage, la mer entr’ouvrait ses abîmes, tandis que le vent, la pluie et l’obscurité semblaient s’unir pour perdre les téméraires montés sur cette espèce de coquille.

La barque, en effet, n’était pas construite pour la haute mer, dont les lames violentes fatiguaient les planches mal jointes. Pas un clou, mais des chevilles de bois seulement, n’était entré dans sa construction, et le calfatage à la boue permettait à l’eau d’entrer de toutes parts. Elle avait vingt-cinq pieds de long sur neuf de large et sept de profondeur. Les voiles étaient des nattes de paille tressée, et une ancre de bois fixée à une grosse corde d’herbes à demi pourries, ainsi que quelques rames, faisaient tout son gréement. L’équipage était digne du navire. Le P. André s’était improvisé capitaine, un batelier coréen lui servait de pilote, un autre de menuisier, et les matelots étaient de bons laboureurs dont plusieurs avaient confessé la foi, mais dont aucun n’avait connaissance de la mer. Tel était l’équipage du Raphaël, nom du petit bateau coréen.

Combien triste fut la nuit que passèrent, sur cet esquif déjà si ébranlé, les pauvres voyageurs qui n’avaient plus d’autres ressources que celles de leurs ferventes prières. Au matin, André appelle d’une voix effrayée l’évêque et son compagnon, qui accourent vite sur le pont. Il était temps, car ce pont, à moitié pourri, s’écroulait sous leurs pieds et les aurait écrasés dans sa chute.

Le cœur plein d’inquiétude pour le salut des nobles voyageurs qui s’étaient confiés à lui, et craignant de perdre de si précieuses vies, André engagea Mgr Ferréol à monter sur la jonque chinoise, tandis que lui et ses compagnons continueraient à lutter contre la mer en courroux. À force de cris et de signaux, la jonque se rapprocha des Coréens. On attachait déjà une corde autour des reins des deux missionnaires pour les aider à monter sur le navire chinois, quand une vague, plus forte que les autres, sépare violemment les deux barques, et en un clin d’œil les Coréens sont déjà loin des Chinois. Ceux-ci essayent par leurs manœuvres de se rapprocher d’eux et de leur jeter une amarre, qui ne leur parvient pas. C’en est fait. La tempête les emporte, la jonque disparaît bientôt derrière les vagues, et les Coréens perdent ainsi leur dernière chance de salut.

Déjà le Raphaël s’emplissait d’eau lorsqu’on coupa les mâts pour l’alléger. Malheureusement, en tombant à la mer, des câbles les retenaient encore, en sorte qu’à chaque vague, ils venaient heurter violemment contre les flancs de la barque et menaçaient de les enfoncer.

La tempête s’apaisa enfin ; la confiance revint au cœur des pauvres matelots avec le beau temps. Ils redressèrent leurs mâts bien raccourcis et tâchèrent de gagner la terre. À l’horizon se dessinaient vaguement de lointaines montagnes qu’ils reconnurent bientôt pour celles de l’île de Quelpaert. La tempête les avait ainsi fait dériver à plus de cent lieues du point où ils voulaient aborder. Le voyage entre la côte et ce labyrinthe d’îles, fut long et périlleux. Tout alla à souhait cependant, et, le 22 octobre 1845, Mgr Ferréol et M. Daveluy foulaient le sol tant désiré de leur mission.

Afin de se cacher plus aisément, ils s’affublèrent du costume de deuil usité par les nobles Coréens à la mort de leurs proches. Ils prirent donc chacun un habit de grosse toile écrue, tandis qu’un chapeau de paille aux larges bords tombant presque sur les épaules, et muni en outre d’un voile qu’ils pouvaient soulever à l’aide de leurs petits bâtonnets, leur permettait à peine de voir à leurs pieds et dérobait ainsi les traits de leur visage aux regards indiscrets des curieux. Deux matelots prirent les deux missionnaires sur leurs épaules et les déposèrent, dans le silence et les ténèbres de la nuit, sur le rivage coréen.

Telle fut la brillante prise de possession de Mgr Ferréol, dans cette chère mission de la Corée, aux portes de laquelle il avait frappé vainement pendant cinq ans. Il partait tout seul pour la capitale, tandis que M. Daveluy allait se cacher dans une petite chrétienté sur les montagnes. Peu à peu, grâce à son application, il fut à même de bégayer les premiers mots de la langue coréenne, et, deux mois après son arrivée, il ravissait de joie par sa science les bons néophytes, si heureux de posséder un prêtre au milieu d’eux.

La tâche des deux missionnaires était immense. La persécution avait non seulement enlevé aux chrétiens leurs pasteurs et leurs principaux chefs, mais elle les avait dispersés au loin, dans une foule de petits villages qu’il fallait parcourir et visiter au prix de fatigues inouïes. Partout il y avait des ruines à relever, des chrétiens à instruire, des apostats à réconcilier et même des païens à baptiser. Mgr Ferréol et M. Daveluy se donnèrent de grand cœur à cette œuvre de réparation, dès que la connaissance de la langue le leur permit, et en peu de temps les chrétiens apprirent à connaître et à apprécier les nouveaux apôtres que leur avait envoyés la Providence.

Mgr Ferréol n’oubliait pas son autre compagnon qu’il avait laissé en Chine avec Thomas T’soi, et il s’efforçait de lui offrir les moyens d’entrer en Corée. Ce zélé missionnaire n’avait pas été heureux dans les différentes tentatives qu’il avait faites pour pénétrer dans sa mission par la voie de terre. Désespérant du succès de ce côté, malgré les dangers que lui-même avait courus sur mer, il résolut de le faire venir par cette même voie qu’il considérait comme plus prompte et moins surveillée par le gouvernement coréen. Il jeta donc les yeux sur le P. André Kim pour cette nouvelle expédition, et lui donna ordre d’explorer les îles et la côte et de s’aboucher avec les marchands chinois et les pêcheurs de perles qui viennent tous les ans dans ces parages pour leurs affaires.