La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/19

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XIX

MARTYRE DE MM. POURTHIÉ ET PETITNICOLAS, DE Mgr DAVELUY ET DE SES COMPAGNONS (A. D. 1866)

Tandis que l’on conduisait Mgr Berneux et ses compagnons au supplice sur le bord du fleuve, deux lourds chariots attelés chacun de deux bœufs s’arrêtèrent devant la prison des grands criminels.

Une croix grossière, solidement fixée par le pied, était dressée sur chaque véhicule pour y recevoir une victime. Les portes de la prison s’ouvrirent ; les bourreaux en tirèrent deux prisonniers, qu’ils attachèrent avec des cordes chacun à une des croix, par les bras, les genoux et les cheveux. La sentence, barbouillée sur une planchette et placée au-dessus de leur tête, indiquait leur crime, leurs noms et leurs dignités. C’étaient le mandarin Jean Nam et Thomas Hong, les auteurs malheureux de la pétition au régent, qui expiaient du dernier supplice cet acte de religion et de patriotisme.

Dès que les charrettes eurent franchi l’enceinte de la ville, leurs féroces conducteurs, afin d’augmenter la douleur de leurs victimes, se mirent à aiguillonner les bœufs et à les faire courir à travers les pierres et les ornières du chemin. Les pauvres patients, dont le corps avait déjà été affaibli par les tortures, ne purent résister à cette atroce souffrance, et perdirent tous deux connaissance. Arrivés au lieu ordinaire des exécutions, les bourreaux coupèrent les liens qui les retenaient à la croix et les laissèrent tomber à terre comme une masse inanimée. Il leur fallut alors transporter ces deux infortunés jusqu’au billot, et ils leur tranchèrent la tête. Pendant quinze jours on abandonna leurs corps aux animaux carnassiers, qui néanmoins respectèrent ces restes précieux. Alors seulement les chrétiens purent les enterrer convenablement. La famille du mandarin Jean fut exilée à perpétuité, et son vieux père, qui dès le début lui avait prédit tous ses malheurs, fut condamné à mourir de faim avec son petit-fils, âgé seulement de quatorze ans.

Ce même jour encore, MM. Pourthié et Petitnicolas étaient amenés par les satellites à Séoul. M. de Bretenières leur avait écrit la triste nouvelle de l’arrestation de Mgr Berneux. Leur résidence était au fond des montagnes, isolée de tout village et protégée en ce moment par une couche de neige si épaisse, que les sentiers qui y conduisaient étaient invisibles et impraticables aux plus hardis.

Les missionnaires se croyaient donc à l’abri de tout danger imminent ou du moins d’une attaque imprévue. Du reste, M. Pourthié était tellement affaibli par la maladie et par des crachements de sang, qu’il n’avait plus la force de chercher un autre refuge dans un lieu plus caché encore de la montagne. Bien grande fut donc la surprise des deux missionnaires quand, le lendemain du jour où leur était parvenu le billet de M. de Bretenières, ils virent leur retraite soudainement envahie par des satellites.

Ceux-ci, étant à la poursuite du mandarin Jean Nam, avaient appris par hasard, dans une conversation avec d’autres satellites du district, qu’il y avait des prêtres européens dans les environs, et, après avoir pris des renseignements précis, ils s’étaient empressés de fondre sur cette proie inespérée. Ils attachèrent aussitôt les deux missionnaires chacun sur un bœuf et se dirigèrent vers la capitale.

M. Pourthié souffrait beaucoup ; ses gardes allèrent plus lentement, et ce fut le cinquième jour qu’ils arrivèrent à Séoul. Sur ce long parcours, la foule des curieux s’empressait autour du cortège, chacun voulant considérer de plus près les visages des maîtres de l’Occident. Leur majesté et leur douce gaieté dans le malheur frappaient tout le monde, et beaucoup de païens leur manifestèrent ouvertement leur respect et leur sympathie.

Un soir, un jeune homme employé au tribunal s’approcha de M. Petitnicolas :

« Maître, lui dit-il, les larmes aux yeux, si l’on regarde votre corps, vous êtes bien à plaindre ; mais si l’on considère votre âme, ce que vous faites est bien beau ! »

Ces paroles, inattendues dans la bouche d’un païen, touchèrent le missionnaire d’une vive émotion. Lui saisissant la main, il le remercia affectueusement et lui dit qu’il ne désespérait pas de le revoir un jour.

Devant le mandarin qui avait déjà jugé Mgr Berneux, les confesseurs se conduisirent avec un noble courage.

« Qu’arrivera-t-il, leur demanda le juge, si l’on vous fait mourir ?

— Après notre mort, répondit M. Petitnicolas, la Corée subira de grandes calamités. »

C’était lui surtout qui prenait la parole, à cause de la fatigue de M. Pourthié ; aussi fut-il plus maltraité que son confrère. Leurs tortures à tous deux furent atroces, mais la sentence de mort fut bientôt prononcée et exécutée. Trois jours après leur arrivée à Séoul, ils marchaient au supplice. La tête de M. Pourthié tomba au premier coup de sabre, et celle de M. Petitnicolas au troisième coup. C’était le 11 mars 1866, trois jours après le martyre de leurs confrères.

Ils avaient passé dix ans en Corée. Tous deux étaient entrés le même jour dans le royaume coréen, étaient demeurés cinq ans ensemble, partageant les mêmes travaux, se soignant dans leurs infirmités et s’aimant comme deux frères. Dieu ne voulut point les séparer au jour du triomphe, et tous deux entrèrent aussi ensemble dans la gloire. Gloriosi martyres Dei quomodo in vitā sud dilexerunt se, ita et in morte non sunt separati !

Excités par le sang déjà répandu, encouragés par leurs crimes passés à en commettre de nouveaux, les persécuteurs redoublèrent d’activité pour s’emparer des autres prêtres et massacrer tous les chrétiens. Le Judas qui avait déjà dévoilé tout ce qu’il savait au sujet de la mission était entré dans tous les détails au sujet de chacun des missionnaires : il avait indiqué la demeure et les moyens à prendre pour s’emparer de chacun d’eux.


Mgr Petitnicolas.

Les martyrs déjà exécutés avaient été pris et jugés si promptement et dans un moment où tous les chrétiens espéraient la liberté prochaine, que la nouvelle de leur mort jeta la consternation dans tous les cœurs. Avant que les esprits fussent revenus de cette première terreur, arriva encore la nouvelle de l’arrestation de Mgr Daveluy.

Fidèles à suivre les indications si précises du traître Ni-Son-I, les satellites s’étaient répandus dans le pays, jetant partout la terreur par leurs vexations et leurs pillages. Le pieux évêque, se sentant vendu, prit une résolution héroïque pour éviter à ses chers néophytes la tentation d’apostasier et les cruels périls qui les menaçaient. Nouveau Jonas, il songea à s’offrir de lui-même aux bandes qui infestaient le pays afin d’apaiser la tempête.

Il fut bientôt rejoint par MM. Aumaître et Huin, qui, eux aussi, commençaient à trouver intenable leur situation. Tous trois ils délibérèrent devant Dieu sur ce qui était le plus convenable pour échapper à leurs persécuteurs, et tous trois ils virent l’impossibilité de gagner une retraite plus sûre. S’en remettant à la Providence, ils se séparèrent donc et se retirèrent chacun dans un village voisin, mais sans espoir de rester longtemps cachés. Grâce, en effet, à la tranquillité générale et aux bons rapports des chrétiens avec les païens, la présence des missionnaires était partout connue. À chaque instant donc ils pouvaient être dénoncés par ceux qui voudraient se débarrasser des vexations des satellites. Ceux-ci parurent bientôt dans ces villages, la menace à la bouche et pleins d’ardeur à gagner la récompense offerte à leur zèle pour l’arrestation des Européens.

Mgr Daveluy, voyant sa situation désespérée, fit le projet de s’enfuir par mer, coûte que coûte, avec M. Aumaître, qui était venu le rejoindre de nouveau. Ils montèrent en barque et s’efforcèrent en vain de gagner le large. Le vent soufflait de la haute mer et, les retenant cloués à la côte, les exposait à chaque instant à de dangereuses visites. Force leur fut donc de renoncer à ce projet et de regagner leurs premières cachettes.

Mais les satellites se rapprochaient de plus en plus, encouragés par certains indices qu’ils découvraient de temps en temps, de mettre la main bientôt sur leur proie. On était déjà au 11 mars ; le péril allait toujours croissant, et Mgr Daveluy songeait à se livrer, lorsque, cédant encore aux vives instances de quelques chrétiens dévoués, il consentit à se blottir sous un tas de bois sec, ayant à côté de lui le panier qui renfermait ses ornements sacrés. Un instant après, la maison est envahie par les satellites. L’un d’eux donne par hasard un coup de pied dans le tas de bois et met à découvert le panier. Cet objet suspect attire son attention, et, d’un second coup de pied, il dégage la tête de Mgr Daveluy, qui, se voyant pris, se leva aussitôt.

« Qui cherches-tu ? dit-il au satellite presque effrayé de sa trouvaille.

— Les hommes d’Occident, répondit celui-ci.

— Alors prends-moi, dit l’évêque, car je suis l’un d’eux. »

À l’appel de leur camarade, les autres satellites accoururent, et, sans faire aucun mal au prisonnier, ils se contentèrent de le garder dans la maison. Ils voulaient savoir de lui où étaient les autres missionnaires et le pressaient de questions à ce sujet. Mgr Daveluy, pesant toutes les circonstances de cette persécution et du martyre de ses confrères, était convaincu non seulement de la trahison de Ni-Son-I, mais de l’impossibilité d’échapper longtemps aux recherches des persécuteurs déjà trop bien renseignés. Pour éviter des malheurs inutiles à ses chrétiens, il envoya prier M. Huin de venir le rejoindre.

Celui-ci était déjà en train de fuir et s’était réfugié chez un bon païen d’un village voisin, pour détourner l’orage de dessus la tête de ses chrétiens. Dès qu’il eut reçu le billet de Monseigneur, il alla immédiatement se constituer prisonnier dans la maison où celui-ci était gardé.

M. Aumaître apprit aussitôt ces fâcheuses nouvelles, et, jugeant toute fuite impossible, il congédia ses chrétiens et rejoignit aussitôt ses confrères. Tout heureux de leur succès facile et de la bonne volonté des prisonniers, les satellites, sur leurs instances, épargnèrent le village et n’arrêtèrent aucun chrétien. Le serviteur de l’évêque ne voulut point abandonner son maître, auquel il était tout dévoué, et il partagea le sort des trois vénérables prisonniers.

On se mit bientôt en marche pour la capitale, et la prison qui avait reçu déjà les premiers martyrs ouvrit de nouveau ses portes. Les interrogatoires accoutumés eurent lieu, les jours suivants, avec les mêmes tortures. Mgr Daveluy était très versé dans la langue coréenne : il en profita pour faire une apologie de notre sainte religion. Mais son éloquence ne fit que lui attirer plus de cruauté de la part de ses bourreaux.

La sentence de mort fut portée, et, sans une indisposition du jeune roi, elle aurait été exécutée immédiatement. Les sorciers ayant déclaré que la mort des missionnaires pourrait amoindrir l’effet des sortilèges et des superstitions qu’ils faisaient pour la santé du roi, on s’abstint de verser du sang aux environs de la capitale, et l’on fit partir les prisonniers à vingt-cinq lieues au sud de Séoul.

Les martyrs avaient été rejoints par Joseph Tieng, le maître de maison de M. Pourthié. Leurs jambes, affreusement battues, avaient été grossièrement enveloppées de papier huilé, mais ne pouvaient les soutenir, et, pour une si longue marche, on les fit monter à cheval. Ils eurent tout le temps de se préparer à la mort, et ce voyage fut employé en saintes méditations, en conversations pieuses, en cantiques d’actions de grâces. Comme les apôtres autrefois, eux aussi s’estimaient heureux d’avoir quelque chose à endurer pour le nom de Jésus, et leur tranquillité en allant à la mort était un sujet de perpétuel étonnement pour tous ceux que la curiosité attirait auprès des prisonniers.

Le soir du jeudi saint, les satellites faisaient entre eux le projet de se détourner de leur chemin et d’aller à la ville voisine montrer les Européens pour de l’argent. Mgr Daveluy les entendit et les reprit vivement de leur honteux calcul.

« Non, non, dit-il, il ne doit pas en être ainsi ; c’est demain que nous devons mourir. Conduisez-nous donc droit au lieu de l’exécution. »

Les soldats de l’escorte se regardèrent tout confus, et abandonnèrent leur projet. Ils donnèrent ainsi, sans le savoir, satisfaction au pieux désir des martyrs de verser leur sang au jour même et à heure où le Sauveur daigna mourir pour nous.

Le lendemain donc, jour du vendredi saint, on conduisit les cinq confesseurs au bord de la mer, sur la plage. Le mandarin chargé de l’exécution ordonna à ses soldats de prendre leurs vieux fusils et de se tenir prêts à tirer sur les martyrs en cas de besoin. La foule était immense, et deux cents soldats armés de longues piques avaient peine à la contenir. Avant de faire commencer l’exécution, l’orgueilleux mandarin voulut les humilier et leur ordonna de se prosterner devant lui à la façon orientale. Les nobles victimes se refusèrent à subir cette insulte et se contentèrent de le saluer selon l’usage français. Blessé dans son amour-propre, le lâche les fit alors jeter violemment à terre devant lui.


Mgr Daveluy, martyrisé en Corée (1866).
Les bourreaux, après avoir dépouillé Mgr Daveluy de tous ses vêtements, lui attachèrent les bras à la hauteur des coudes, derrière le dos. Ils le firent mettre à genoux et pencher la tête en avant. C’est alors que commença une scène inouïe. Par un infâme calcul, le bourreau, au lieu de lui trancher la tête d’un seul coup, lui fit seulement une profonde blessure, d’où jaillissaient des flots de sang. Alors, jetant son sabre, il refusa de continuer sa besogne à moins d’une augmentation de salaire. Spéculant sur la pitié que les souffrances atroces de sa victime devaient éveiller chez le mandarin, il avait choisi ce moment, où il se croyait nécessaire, pour exiger davantage. Mais l’avarice tenait le cœur du mandarin tout autant que celui de ce misérable, et tandis que leur victime, baignée dans son sang, se tordait dans les convulsions d’une affreuse agonie, ces hommes ou plutôt ces tigres débattaient froidement le salaire de l’exécuteur. Enfin, après une discussion assez longue, l’ignoble marché fut conclu, et deux autres coups de sabre terminèrent les souffrances de Mgr Daveluy.

M. Aumaître reçut deux coups ; un seul suffit pour M. Huin et les deux chrétiens leurs compagnons. Les corps des martyrs restèrent trois jours sur le rivage, abandonnés aux animaux carnassiers et aux oiseaux de proie, qui cependant les respectèrent. Les païens du voisinage les enterrèrent enfin dans une fosse commune, et plusieurs mois après seulement, lorsque le feu de la persécution s’était un peu ralenti, des chrétiens dévoués leur donnèrent une sépulture plus honorable. Ils trouvèrent alors les corps des martyrs intacts et sans odeur, à l’exception de M. Huin, qui, dit-on, portait une légère trace de corruption.

Il y avait vingt ans que Mgr Daveluy travaillait en Corée. Depuis neuf ans il avait été sacré évêque d’Acône et coadjuteur de Mgr Berneux, auquel il succéda seulement pendant vingt-deux jours. Plein de zèle pour la mémoire des martyrs coréens, il avait, grâce à sa profonde connaissance de la langue, fait avec fruit et surtout dirigé d’immenses recherches sur leurs vies, leurs travaux et leurs souffrances. Il avait aussi composé et corrigé des livres de piété et achevé un dictionnaire latin-coréen, ouvrage très utile aux nouveaux missionnaires. Malheureusement, presque tout le fruit de tant de travaux fut anéanti dans un incendie.

Lorsque la nouvelle de ces faits parvint en France, tous les diocèses qui avaient l’honneur de compter les martyrs parmi leurs enfants se réjouirent de leur triomphe et le célébrèrent par des fêtes solennelles.

À Amiens, patrie de Mgr Daveluy, Mgr Mermillod, entouré du nonce et de dix-neuf archevêques et évêques, fut l’interprète éloquent des sentiments de l’admiration commune.

À Dijon, le même grand évêque chanta plutôt qu’il ne raconta l’héroïsme de M. de Bretenières, le jeune martyr « qui honorait plus sa patrie par sa mort glorieuse que par l’éclat d’une carrière brillante aux yeux du monde ».

Au Mans, Mgr Fillion, dans un langage d’une piété émouvante et douce, rappela les vertus de Mgr Berneux, dont il avait guidé les premiers pas sur les marches du sanctuaire.

Partout, les églises remercièrent les martyrs du nouveau fleuron qu’ils attachaient à leur couronne ; mais nulle part la reconnaissance ne fut plus touchante et la joie plus vive qu’au Séminaire des Missions étrangères, sans doute parce que nulle part on ne recevait de ces morts une gloire plus resplendissante et des grâces plus abondantes.

Les aspirants étaient en vacances à Meudon, dans la maison de campagne du Séminaire. Le soir, le supérieur leur annonça qu’en Corée, dans l’espace de quelques jours, deux évêques et sept prêtres de la société avaient versé leur sang pour Jésus-Christ.

À cette glorieuse nouvelle, un cri de joie sortit de tous les cœurs ; et aussitôt, improvisant une illumination dans les branches des grands érables qui protègent la statue de la sainte Vierge, ils chantèrent un Te Deum d’action de grâces avec l’invocation neuf fois répétée : « Reine des martyrs, priez pour nous ! »