La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/20

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XX

MM. FÉRON, CALAIS, RIDEL. — LA PERSÉCUTION. — EN MER. — DE CORÉE À TCHE-FOU

Trois missionnaires seulement restaient en Corée : Féron, Ridel et Calais. Les deux premiers purent se réunir et se cacher chez une pauvre mère de six enfants en bas âge. La famine régnait dans la contrée, et les chrétiens du hameau faisaient leur nourriture d’orge verte. Les proscrits ne pouvant tenir à ce régime, les néophytes mirent en commun leurs dernières ressources pour leur procurer deux boisseaux de riz.

M. Calais courut plus de dangers et fut arrêté deux fois comme suspect ; mais il réussit à s’enfuir sans qu’on eût constaté qu’il était Européen. Pendant huit jours il coucha dans les bois, vécut de fruits sauvages et de racines ; puis il quitta la montagne pour aller, malgré tous les dangers, prêcher dans la petite chrétienté de Soum-ba-Kol. Il eut la consolation de baptiser quelques païens, qui ne craignirent pas d’embrasser le catholicisme même en face de la mort ; car l’espoir des saintes victimes, qui avaient cru sauver les chrétiens de Corée par leur sacrifice, fut cruellement déçu. La persécution prit, en effet, une extension plus grande et un caractère plus rigoureux que les précédentes.

L’année 1866 ne vit que massacres, pillages, dévastations.

Les catholiques furent traqués en tous lieux, arrêtés en grand nombre, tantôt soumis aux plus épouvantables tortures et exécutés solennellement, tantôt étranglés clandestinement dans leurs prisons.

Privés du soutien des missionnaires, assistant sans espoir de délivrance à la ruine de leur Église, d’aucuns cherchèrent dans l’apostasie extérieure une protection qui souvent leur échappa ; car la haine de leurs bourreaux semblait plus jalouse d’exterminer les croyants que de les ramener au culte national.

Le sabre des exécuteurs, la corde des étrangleurs n’allant plus assez vite au gré des mandarins, on imagina une espèce de guillotine en bois qui, en laissant retomber une longue poutre sur le cou des condamnées liés ensemble, faisait périr vingt ou vingt-cinq personnes à la fois. Ailleurs on alla jusqu’à enterrer les prisonniers vivants dans de larges fosses ; la terre et les pierres qu’on jetait sur leurs corps leur donnaient en même temps la mort et la sépulture.

Au mois de juin, M. Féron, devenu par rang d’ancienneté supérieur de la mission, envoya M. Ridel en Chine, et le chargea de faire connaître les désastres de la Corée, et de travailler à y porter remède, en avertissant les autorités françaises. Le missionnaire obéit, bravant les dangers de terre et de mer, que lui-même nous a racontés.

« Nous fîmes préparer une barque, écrit-il, ce qui nous coûta des peines extrêmes ; et enfin le jour de la Saint-Pierre je quittais de nouveau M. Féron.

« Les satellites étaient de tous côtés, gardaient toutes les routes ; les douanes étaient plus vigilantes que jamais, et les soldats de la capitale mettaient les barques en réquisition pour transporter les matériaux destinés à la construction du nouveau palais : tout autant de périls qu’il nous fallait éviter. J’étais caché au fond de mon petit navire, monté par onze chrétiens résolus, et nos craintes furent grandes pendant trois jours que nous naviguâmes à travers les îles qui bordent la côte ; mais Dieu vint à notre aide, et le sang-froid de notre pilote nous tira d’affaire.

« Enfin nous gagnâmes le large. J’avais apporté une petite boussole ; je donnai la route pour filer en pleine mer sur les côtes de Chine. Mes pauvres marins n’avaient jamais perdu la terre de vue ; quelle ne fut pas leur frayeur lorsque, le soir, ils ne virent plus autour d’eux que l’immensité des mers ! Un vent furieux se déchaîna ; nous essuyâmes une violente bourrasque, et pendant deux heures nous eûmes toutes les peines du monde à maintenir notre embarcation. Figurez-vous une petite barque toute en sapin, les clous en bois, pas un seul morceau de fer dans sa construction, des voiles en herbes tressées, des cordes en paille ! Mais je l’avais appelée le Saint-Joseph. J’avais mis la sainte Vierge à la barre et sainte Anne en vigie,

« Le lendemain, point de terre. Le troisième jour, nous rencontrâmes des barques chinoises. Le courage revenait au cœur de mon équipage ; mais le calme nous surprit.

« À la nuit, nous eûmes encore un coup de vent qui dut nous pousser fort loin dans la bonne direction. Le vent soufflait par soubresauts de droite à gauche ; la mer se gonflait et frappait les flancs de la barque. On ne pouvait voir à deux pas dans l’obscurité, et il tombait une pluie torrentielle. J’admirai le courage de mon pilote ; il resta toute la nuit au poste, ne voulant, pas céder sa place avant que l’orage fût passé, et tenant fidèlement la direction que je lui avais donnée.

« Enfin le vent cesse, les nuages se dissipent ; il ne reste plus que le roulis, et bientôt l’orient en feu nous fait présager une belle journée. Où étions-nous ? Où avions-nous été jetés par la tempête ? Telle était la question que nous nous posions, lorsqu’un matelot fait remarquer un point noir. Peu à peu il grossit : c’est une terre dans la direction que nous avons prise. Plus de doute, c’est la Chine.

« Puis on signale un navire ; bientôt, à ses voiles, on reconnaît un navire européen : il vient vers nous. J’ordonne de passer tout à côté, et je fais hisser un petit drapeau tricolore que j’avais eu soin de préparer avant de quitter la Corée. C’était un beau trois-mâts ; j’ai appris depuis qu’il était de Saint-Malo et venait de Tche-fou. En passant, je lui fais un grand salut. Le capitaine, qui nous regardait avec grande attention, très étonné de voir flotter le drapeau français sur une si singulière embarcation, qui n’était même pas chinoise, me répond de la manière la plus gracieuse ; puis sur son ordre on met le drapeau.

« J’attendais avec anxiété : c’était le drapeau de la France ! Trois fois il s’élève et s’abaisse pour nous saluer. Impossible de vous décrire ce qui se passa dans mon cœur. Pauvre missionnaire ! Depuis six ans je n’avais pas vu de compatriotes ! Et en ce moment, perdu au milieu des mers, sans connaître la route, j’aurais voulu rejoindre ce bâtiment ; mais ses voiles, enflées par un vent favorable, l’avaient déjà emporté à une grande distance. C’était, du reste, pour nous une grande consolation. Tous mes matelots, qui n’avaient jamais vu de navires européens, étaient dans l’admiration.

« — Père, est-ce que ce sont des chrétiens ? Si ce navire venait chez nous, tout le monde s’enfuirait ; il prendrait notre pays et forcerait le roi à donner la liberté de la religion. »

« Bientôt je reconnus la côte : c’était le port de Wei-haï, d’où j’étais parti six ans auparavant. Nous étions sur les côtes du Chang-tong, dans la direction de Tche-fou, où je voulais aller. Nous arrivions par conséquent en droite ligne, aussi bien que l’eût fait le meilleur navire avec tous ses instruments nautiques. Que la sainte Vierge est un bon pilote ! Il ne nous restait que quelques lieues, mais le vent contraire ne nous permit pas d’aborder ce jour-là.

« Le 7 juillet au matin nous vîmes le port, et à midi nous jetions l’ancre au milieu des navires européens. Aussitôt nous fûmes environnés de Chinois, curieux de voir les Coréens, qu’ils reconnurent aussitôt. Je descendis et fus immédiatement entouré dune foule de Chinois, qui me faisaient cortège et regardaient avec curiosité mon étrange costume.

« Les nouvelles que j’apportais firent grande sensation parmi les membres de la colonie européenne. Je me rendis sans retard à Tien-tsin, où je rencontrai le contre-amiral Roze, qui commandait la croisière française sur les côtes de Chine. Il me fit un accueil bienveillant et me promit son assistance. »