La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/21

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XXI

INTERVENTION DE L’AMIRAL ROZE EN CORÉE. — ÉCHEC

L’amiral français n’avait aucune instruction pour aller en Corée ; mais il jugea et avec raison que les missionnaires catholiques, ses compatriotes, avaient droit d’être protégés sans qu’on référât à un bureau ou à un ministère.

Au mois de septembre, ayant à son bord M. Ridel, qui lui servait d’interprète, il partit pour la Corée.

Les premières opérations furent bien conduites. On s’attaqua à l’île de Kang-hoa, arsenal et boulevard de la Corée. La ville et la citadelle furent enlevées de vive force. De là fut adressée au gouvernement coréen une sommation, qui réclamait des satisfactions pour le meurtre des Français. Exaltés par l’impunité qui avait suivi leurs précédents attentats, les chefs de la nation dédaignèrent de répondre.

Cent vingt hommes furent ensuite envoyés sur le continent, vis-à-vis de la porte de Séoul.

On nomme ainsi une arche en pierre, de forme ogivale, surmontée d’une toiture en pagode chinoise, qui commande la tête du chemin de la capitale. Autour de cette porte il y a un village et quelques fortifications.

Lorsque nos marins voulurent débarquer, ils reçurent à l’improviste une décharge qui leur tua trois hommes. Ils descendirent à terre néanmoins, et se rendirent maîtres de l’endroit après avoir tué quelques Coréens et mis les autres en fuite ; puis, ne jugeant pas prudent de pousser plus loin l’expédition, ils revinrent à bord et demeurèrent en observation.

Le soir, une partie de l’armée coréenne défila au fond de la plaine ; mais quelques obus lancés à propos vinrent, à leur grande surprise, éclater près de leurs rangs. Étonnés et effrayés par l’effet de ces engins inconnus, ils rompirent bientôt leurs rangs et s’enfuirent sur le sommet des montagnes. Ils se montrèrent ensuite à plusieurs reprises dans une gorge éloignée de deux mille mètres ; mais le feu des canonnières les obligeait à se retirer. La nuit, ils allaient allumer des feux de bivouac en différents endroits de la plaine, et, le jour, ils y plaçaient des mannequins habillés, afin de nous faire dépenser de la poudre et des boulets. Souvent on entendait le bruit de leurs canons ; sans doute ils s’exerçaient au tir dans leur camp, derrière les montagnes. On nous dit qu’ils avaient fabriqué des canons sur le modèle de ceux qu’ils avaient pris à bord de la goélette américaine brûlée par eux avec l’équipage quelques mois auparavant, sur la côte de Pieng-an. Les canonnières étaient postées en différents endroits, pour empêcher la circulation des barques et tenir le blocus de la rivière de la capitale ; un certain nombre de jonques furent brûlées, mais de petits canots trouvèrent moyen de passer pendant la nuit.

« Un jour, raconte M. Ridel, un chrétien vint me dire que, la veille, trois cents Coréens chasseurs de tigres et habiles tireurs venaient de passer dans l’île, et que, la nuit suivante, il en passerait encore cinq cents qui iraient rejoindre les autres et s’enfermer dans la pagode de Trieun-tong-sa, dans l’île même de Kang-hoa, à trois ou quatre lieues au sud de la ville.

« Je me hâtai d’en prévenir l’amiral. Ce jour-là même, une baleinière qui faisait de l’hydrographie avait été attaquée tout auprès de l’endroit où s’effectuait le passage. L’amiral résolut de faire attaquer cette pagode, et détacha à cet effet cent soixante hommes. Sur son ordre j’accompagnai l’expédition, tant pour guider la marche que pour servir d’interprète.

« Nous partîmes à six heures du matin.

« L’avant-garde nous précédait de quelques pas ; venait ensuite le commandant, en tête de son détachement, puis quelques bagages et les chevaux qui portaient notre déjeuner. Nous n’avions pas d’artillerie, quoique la veille on eût parlé d’emmener quelques petites pièces ; je ne sais pourquoi on changea d’avis. Nous allions assez doucement, nous reposant d’heure en heure. En suivant la grande route qui est assez belle, nous passâmes quelques collines, et nous aperçûmes bientôt des murailles qui longent le sommet des montagnes. Sur la route, presque toutes les maisons étaient désertes. Un habitant nous dit que la veille il y avait beaucoup de soldats à la pagode. Nous vîmes, en effet, un certain mouvement aux environs et plusieurs hommes qui gravissaient la montagne en se dirigeant vers la forteresse ; car cette pagode est en réalité une petite place forte, habitée ordinairement par des bonzes soldats.

« Nous ne voyions pas la pagode même, car elle est placée dans un ravin, au milieu d’un cercle de montagnes dont les sommets sont garnis de remparts de quatre mètres de hauteur bâtis sans ciment, avec de grosses pierres à demi taillées entassées les unes sur les autres. On n’y pénètre que par une seule route facile ; c’est celle que nous suivîmes après avoir tourné à droite, afin d’attaquer du côté opposé à celui d’où nous venions.

« Il était onze heures et demie ; quelques-uns proposèrent de déjeuner, mais on trouva qu’ll serait plus facile de s’établir dans la pagode et de déjeuner dans le palais même de Bouddha.

« Nous quittâmes la grand’route pour prendre le sentier qui conduit à la pagode. Un Coréen parut en armes tout près de nous ; deux ou trois coups tirés trop au hasard ne purent atteindre ; trois de nos hommes se mirent à sa poursuite, mais il avait disparu. Nous n’étions plus qu’à trois ou quatre cents mètres de la porte, nous nous reposâmes un instant. Nous avions devant nous une muraille épaisse et solide, qui fermait le ravin et s’élevait des deux côtés sur les pentes de la montagne. La porte, en pierres de taille, voûtée en plein cintre, n’avait pas de battants, comme c’est souvent le cas.

« Je considérais très attentivement ce qui se passait à l’intérieur.

« À notre arrivée, j’avais entendu quelques cris ; maintenant tout était muet comme dans un désert. On donna le signal d’avancer : un détachement prit à droite pour gravir la colline ; le principal corps, précédé de lavant-garde, se dirigea droit sur la porte. Nous n’étions pas à cent mètres, et l’avant-garde était beaucoup plus rapprochée, lorsqu’une décharge subite se fit entendre sur toute la longueur de la muraille ; les coups se mêlaient, se succédaient, sans intervalle ; et les balles sifflaient de tous les côtés à nos pieds et sur nos têtes. Je me détournai et vis presque tout le monde couché ; chacun se cachait où il pouvait pour se mettre à l’abri et attendre la fin de la fusillade. J’en fis autant.

« Nos soldats ripostaient par un feu bien nourri, tout en descendant chercher une position plus favorable ; mais que pouvaient leurs balles contre des murailles et contre des hommes dont on ne voyait que la tête ? »

Enfin, après d’héroïques mais inutiles efforts, le détachement dut se replier sur Kang-hoa, emportant plus de trente blessés et tenant vigoureusement tête à l’ennemi qui le poursuivait.

Il était facile encore de réparer ce petit échec, en entrant avec la flottille dans le fleuve de Séoul et en allant bombarder la capitale. L’amiral craignit d’engager une affaire trop sérieuse, sans instructions de son gouvernement, et il appareilla pour la Chine.

À ce moment même, MM. Féron et Calais essayaient de le rejoindre ; mais, n’ayant pu arriver à temps, ils se firent conduire à Tche-fou par des barques chinoises.

La Corée n’avait plus de missionnaires, et de longues années devaient s’écouler avant qu’aucun d’eux pût remettre le pied sur son sol.