La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/22

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XXII

CONSÉCRATION ÉPISCOPALE DE Mgr RIDEL. — À NOTRE-DAME-DES-NEIGES — RETOUR EN CORÉE

Le nouveau pasteur que Rome donna à la mission de Corée pendant ces jours de deuil fut le jeune prêtre que nous avons vu voguer, sans autre guide qu’une petite boussole, sur les mers de Chine, devenir l’interprète de l’amiral Roze et prendre part à l’expédition de Kang-hoa : Mgr Félix Ridel.

Il fut sacré à Rome pendant le concile du Vatican, et, aussitôt après la clôture de la grande assemblée, il se hâta de retourner en Extrême-Orient.

Il se fixa dans la petite paroisse de Notre-Dame-des-Neiges, une des résidences de Mandchourie, la plus proche de la Corée, épiant le moment favorable pour aller au secours de ses chrétiens.

En 1874, il tenta d’obtenir, par voie diplomatique, l’autorisation de retourner dans son Vicariat.

La Chine, toute-puissante sur le gouvernement de Séoul, refusa d’agir, ce qui confirma les missionnaires dans la pensée de ne compter que sur Dieu et sur eux-mêmes et de marcher en avant.

Consulté sur cette question, le Séminaire de Paris partagea leur opinion et le leur dit dans deux lettres, dont la dernière surtout offre un caractère de vigueur tout apostolique :

« Nous avons pesé une à une les difficultés graves, très graves que Votre Grandeur expose dans sa lettre, et il nous a paru qu’au point de vue de la foi et des devoirs de la vocation apostolique, ces difficultés prises à part ou toutes réunies ne pouvaient prévaloir contre la nécessité de secourir vingt mille chrétiens, depuis huit ans privés de prêtres et dénués de tous les secours de la religion.

« Sans doute, la rentrée en Corée dans les circonstances présentes constitue un acte vraiment héroïque et non pas seulement un devoir ordinaire ; mais dans certaines vocations, et principalement dans les vocations apostoliques, les actes héroïques peuvent devenir et deviennent souvent un devoir. Quoi qu’il en soit, il est absolument hors de doute que ceux qui auront la générosité de se dévouer pour courir au secours de ces pauvres abandonnés, ceux-là auront, aux yeux de Dieu et de l’Église, accompli l’acte de la plus excellente charité. Et s’ils venaient à tomber sous le glaive de la persécution, non seulement ils seraient martyrs, mais leur mérite serait d’autant plus grand que l’éventualité de cette mort, sans être recherchée, aurait été plus clairement prévue et plus généreusement acceptée pour Notre-Seigneur Jésus-Christ.

« Si, dans un avenir prochain, nous avions pu prévoir une facilité plus grande de rentrer en Corée, nous aurions conseillé un retard ; mais cette espérance, nous ne la voyons briller nulle part.

« Quoique notre réponse à Votre Grandeur soit appuyée sur une conviction entière, nous n’avons cependant pas voulu nous en tenir à nos seules lumières, et, moins pour mettre à couvert notre propre responsabilité que pour donner à Votre Grandeur une assurance et une consolation de plus, nous avons exposé au cardinal préfet de la Propagande le projet difficile que vous aviez l’intention de réaliser, en le recommandant à ses prières et en sollicitant pour sa réussite une spéciale bénédiction du Saint-Père. Par les soins du cardinal, cette bénédiction a été obtenue dimanche dans l’octave de l’Épiphanie.

« Après cela, il semble que rien ne manque pour que vous puissiez mettre la main à l’œuvre en vous confiant, pour le résultat, en la bonté de Celui pour amour duquel plusieurs confrères vont s’exposer aux plus rudes labeurs et peut-être à la mort. »

Une première tentative, au mois de septembre 1875, ne réussit pas. Monté sur une jonque chinoise avec un de ses prêtres, M. Blanc, Mgr Ridel était parvenu au lieu du rendez-vous ; mais la barque coréenne qui devait venir le recevoir ne parut point. La jonque étrangère fut bientôt remarquée, elle essaya de fuir, on se mit à sa poursuite ; la situation devenait grave : à la côte, les satellites surveillaient scrupuleusement ceux qui débarquaient ; au large, la tempête grondait avec violence. Les éléments parurent moins redoutables que les hommes, le navire vira de bord et en quelques instants fut emporté avec une vitesse vertigineuse ; la mort était imminente, les missionnaires s’adressèrent à Celle que l’Église invoque sous le beau nom d’Étoile de la mer, et lui firent un vœu. Le vent tomba aussitôt, la mer redevint calme, et la jonque put regagner le port d’où elle était partie quinze jours auparavant.

Aujourd’hui une grande plaque de marbre, dressée dans une des chapelles de la basilique de Notre-Dame de Lourdes, rappelle à la fois le péril que coururent les missionnaires, leur confiance en Marie et le secours qu’ils en obtinrent. Ces tentatives, plusieurs fois réitérées et toujours sans résultat, ne découragèrent pas le vaillant évêque.

Enfin, Dieu exauça les désirs de Mgr Ridel. En 1876, il put faire entrer en Corée deux de ses missionnaires, et au mois de novembre de l’année suivante il eut l’ineffable consolation de les y rejoindre avec deux autres prêtres.

« Mais, hélas ! s’écrie-t-il, dans quel triste état j’ai trouvé cette pauvre mission ! Des milliers de fidèles ont disparu, victimes de cette cruelle persécution que nos chrétiens disent être la plus terrible de toutes celles qui ont sévi jusqu’ici. Les uns sont morts dans les tourments, égorgés, étranglés, etc. ; d’autres sont morts de faim, de froid, de misère ; d’autres, surtout les jeunes filles, ont été vendues comme esclaves et emmenées on ne sait où. Ceux que nous voyons sont dans le plus misérable état et pour le corps et pour l’âme. Obligés de fuir, de se cacher, ils ont perdu tout ce qu’ils possédaient, leurs champs, leurs maisons ; ils n’ont plus rien pour vivre.


La baie de Fousan.

« J’ai vu un chrétien qui avant la persécution était très riche ; il avait une grande maison et vivait dans le luxe. À la persécution il a tout perdu, il s’est retiré sur une montagne, et, depuis douze ans, vit de pommes de terre qu’il cultive lui-même. Une jeune fille de douze ans voit les satellites entrer dans sa maison, prendre ses parents, les lier et les emmener pour les faire mourir ; effrayée, elle s’enfuit avec son frère âgé de huit ans. Tous deux bientôt fatigués de la marche, souffrant de la faim, souffrant du froid, s’arrêtent sous un arbre. Quelques jours après on les a trouvés : la petite fille tenait son jeune frère dans ses bras comme pour le réchauffer et le défendre de la dent du tigre ; tous deux étaient morts gelés. Et de cette façon sont mortes des centaines, pour ne pas dire des milliers de personnes.

« Ici, je me tiens caché, entouré de païens de tous côtés ; je ne puis parler qu’à voix basse, et quand je sors pour administrer les chrétiens, ce n’est qu’au milieu des ténèbres de la nuit. Jusqu’ici, aucun accident ne nous est arrivé : la divine Providence nous protège d’une manière sensible. Que la sainte volonté de Dieu soit faite ! Si je suis jugé digne de souffrir pour son saint nom, en ce moment je me souviendrai de mes amis, et, comptant sur l’appui de leurs prières, je prierai aussi pour tous. »