La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/23

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XXIII

EMPRISONNEMENT DE Mgr RIDEL. — SA DÉLIVRANCE

Le moment de souffrance entrevu par Mgr Ridel ne devait pas tarder.

Trois mois à peine s’étaient écoulés depuis l’entrée de l’évêque en Corée, lorsque les chrétiens qui apportaient le courrier d’Europe furent arrêtés à la frontière. Sous les coups, ils firent quelques révélations. L’ordre de saisir tous les missionnaires fut donné.

Mgr Ridel fut arrêté le 28 janvier, À quatre heures du soir. Il fut traîné à travers les rues de Séoul et conduit au tribunal. Il a raconté son premier interrogatoire, ses souffrances pendant les longs mois de prison, sa délivrance, son retour en Mandchourie. Il n’a admis dans son récit ni emphase ni poésie ; tout y est simple, vrai et dur comme la réalité, bon et doux comme lui-même.

Le juge lui demanda :

« Qu’es-tu venu faire ?

— Prêcher une belle doctrine.

— Quelle doctrine ?

— La religion catholique, qui enseigne à honorer le maître du ciel (Dieu). »

Trois jours plus tard, il fut jeté dans un cabanon où se trouvaient plusieurs chrétiens et un païen. C’était une sorte de hutte de quelques pieds carrés, n’ayant qu’une porte pour toute ouverture. Sur le plancher, on avait étendu une couche de paille pourrie qui servait de lit aux captifs ; les murs, solides, étaient recouverts de planches de tilleul disjointes. Les prisonniers sortaient pendant quelques minutes chaque jour. Ils portaient des vêtements sales, usés, déchirés ; ils n’en changeaient jamais. Ils mangeaient deux bols de riz par jour avec un peu de sel, et quelquefois des légumes. Mgr Ridel devait rester trois mois et demi dans ce cachot.

« Quelle est la règle de la prison ? demanda-t-il en entrant.

— La règle…, la règle…, répondit un vieux païen, c’est de s’asseoir sur la paille et de rester tranquille. »

Parmi les captifs, il y avait une jeune femme à peine âgée de vingt-six ans et mère de deux enfants, dont le dernier n’avait pas plus de six mois. Mariée à un païen, elle l’avait converti ; mais, au moment de la persécution, elle avait apostasié. Malgré cela, elle avait été jetée en prison. Le souvenir de sa faute ne lui laissait aucun repos. Profitant d’un moment de distraction des satellites, elle fit le signe de la croix et s’inclina du côté de l’évêque en versant d’abondantes larmes ; il était impossible de la confesser. À un moment convenu, Mgr Ridel prononça de sa place la formule d’absolution, et la jeune femme, rassérénée, forte, désormais heureuse, retrouva avec le calme de la conscience toute l’énergie de sa foi.

En vérité, sommes-nous bien à Séoul, dans la petite capitale d’un royaume inconnu, ou à Rome, la souveraine du monde ? Est-ce un évêque français du xixe siècle qui console et absout d’humbles enfants de la Corée, ou Paul qui bénit des matrones et des chevaliers romains, ses compagnons de captivité ?

À côté de ces joies intimes, profondes et singulièrement suaves, Mgr Ridel en avait d’autres ; il nous les a redites, et l’âme du prêtre, le cœur de l’apôtre, se peignent trop fidèlement dans son récit pour que nous le passions sous silence.

« Si j’ai souffert beaucoup pendant ces jours de captivité, j’ai été consolé bien souvent par la vue de nos chrétiens. Doux, patients, dociles, saisissant l’occasion de rendre service à tout le monde, il ne leur échappait jamais aucune injure, ni une mauvaise parole. Dès le matin, ils commençaient leur journée par la prière ; ils priaient et méditaient pendant le jour, et le soir, quelquefois pendant la nuit, ils faisaient encore de longues prières. On prie bien en prison. »

Le 5 juin, anniversaire du sacre de Mgr Ridel, le chef du poste se présenta dans la prison,

« Prenez votre grand habit, dit-il à l’évêque, et suivez-moi. »

Mgr Ridel obéit. Le soldat le conduisit dans un coin éloigné, et lui donna de l’eau pour se laver.

« Le soleil paraissait, a écrit le captif ; je caressais quelques brins d’herbe qui poussaient là ; il y avait si longtemps que je n’en avais vu ! Je contemplai le ciel ; je pus même voir des montagnes dans le lointain. Tout me paraissait nouveau, tout me paraissait beau. »

Le cœur bat plus vite et les yeux se mouillent de larmes en lisant ces quelques lignes.

On signifie ensuite à l’évêque qu’il allait être reconduit à la frontière chinoise.

Que s’était-il donc passé ? et quelle était la cause de la clémence des Coréens à l’égard de Mgr Ridel ?

Le ministre de France à Pékin avait prié le gouvernement chinois de demander à la cour de Séoul la délivrance de l’évêque missionnaire. On était loin des jours où, après la mort de Mgr Berneux, le régent faisait à la Chine cette orgueilleuse réponse :

« Ce n’est pas la première fois que des Français sont tués en Corée, et jamais leurs compatriotes n’ont réclamé ; du reste, personne n’a rien à voir dans les affaires de notre pays. »

De son côté, le gouvernement japonais, sollicité par Mgr Osouf, aujourd’hui archevêque de Tokio, de faire une démarche analogue, saisit l’occasion de prouver aux nations européennes qu’il comprenait enfin la tolérance religieuse, et invita les Coréens à relaxer l’évêque. Ces démarches avaient abouti.

Mais si le prisonnier obtint la liberté, ce ne fut cependant que la liberté de l’exil. Il fut conduit de bourgade en bourgade jusqu’à la frontière. Lorsque, après avoir traversé le fleuve Ap-no-kang, il mit le pied sur la terre de Chine, il se retourna pour contempler une dernière fois ce pays où il avait tant souffert, et qu’il aimait d’un si ardent, si vrai et si profond amour.

« Quel beau panorama ! s’écrie-t-il dans le journal de sa captivité. C’est comme un sourire de la Corée que je suis forcé de quitter. Du fond de mon cœur, embrassant tout le pays, je lui envoyai ma plus tendre bénédiction en disant : Au revoir ! que ce soit bientôt ! »

Hélas ! l’apôtre ne revit jamais ce pays si cher à son cœur. Il fut frappé de paralysie, et aujourd’hui son corps repose au bord de l’Océan, dans un modeste cimetière de Bretagne.