La Corée et les Missionnaires français/Les Missionnaires français/24

La bibliothèque libre.

XXIV

ARRESTATION ET DÉLIVRANCE DES PÈRES DEGUETTE ET LIOUVILLE. — TRAITÉ DES PUISSANCES OCCIDENTALES AVEC LA CORÉE. — TRAITÉ AVEC LA FRANCE

La tolérance allait-elle s’acclimater en Corée ? La libération de Mgr Ridel le faisait espérer ; celle d’un missionnaire, le Père Deguette, dont le zèle excitait admiration de tous, affermit ces espérances,

Arrêté et emprisonné, le Père Deguette ne subit aucun mauvais traitement, et après quelques mois il fut relaxé.

Des hautes sphères gouvernementales, cette tolérance descendait dans les classes moins élevées et inspirait la conduite des mandarins de province.

Le bon et saint Père Liouville, cet homme au calme imperturbable, l’éprouva à son tour.

Il venait de faire l’administration d’une chrétienté voisine de sa résidence, lorsque, sur le soir, il fut rencontré par une bande de satellites lancés à la poursuite des voleurs, très nombreux en ces parages.

À l’auberge où se trouvaient les agents du gouvernement, les compagnons du missionnaire furent reconnus par un portefaix des environs comme étant potiers de leur profession, habitant tel village, et par conséquent n’ayant pas le droit d’accompagner un noble, ce qui est contraire à l’étiquette coréenne. Avant manifesté ses soupçons aux satellites, ceux-ci se rendirent le lendemain au village désigné, et demandèrent à le visiter, sous prétexte qu’on y cachait un chef de voleurs.

Le prêtre fut bientôt découvert, et, comme on le traitait de brigand, il se déclara Européen, demanda aux satellites s’ils avaient ordre de s’emparer de sa personne ; et, sur leur réponse négative, il leur enjoignit d’aller prendre les instructions du gouverneur de la province.

Deux d’entre eux se mirent en route, tandis que les autres gardaient le Père Liouville. Pendant les trois jours qui s’écoulèrent avant le retour des premiers, le missionnaire administra les sacrements à tous les habitants du village. Les satellites assistèrent à la sainte messe et gardèrent une attitude respectueuse. Les païens des environs vinrent par milliers voir l’Européen.

Cependant il n’y eut ni trouble ni manifestation hostile. Les satellites empêchaient la foule de pénétrer dans l’appartement du prêtre pendant que celui-ci entendait les confessions.

Enfin les satellites envoyés près du gouverneur arrivèrent. Tous ensemble vinrent saluer leur prisonnier, lui faisant leurs adieux et lui manifestant même le désir d’embrasser le christianisme ; puis ils se retirèrent tranquillement. Le gouverneur leur avait intimé l’ordre de laisser en liberté l’Européen.

Le régent lui-même, ancien ennemi acharné des catholiques, était-il pris de remords ? On eût pu le croire ; car il fit offrir par les bonzes des sacrifices aux âmes des chrétiens mis à mort depuis 1866, « afin, dit-on, de consoler ainsi ces pauvres âmes du regret qu’elles ont dû éprouver de quitter la vie. » Seuls les lettrés s’agitaient et déclamaient contre les étrangers.

Pour leur imposer silence sans doute et leur donner quelque satisfaction, le roi publia un édit outrageant la religion du Maître du ciel, mais en même temps il donnait au préfet de police ordre de laisser les chrétiens en repos.

On ne pouvait attendre beaucoup plus d’un roi païen, que deux partis opposés essayaient d’attirer à eux.

Le parti du progrès et de la civilisation finit par l’emporter.

Le 2 avril (1882), l’ambassade coréenne qui tous les ans porte à Pékin le tribut revenait à Séoul par la voie de mer, et s’embarquait à Tien-tsin sur la canonnière chinoise Ching-Haï. L’ambassadeur était accompagné du commodore Schuffeldt, qui devait poser les préliminaires du traité coréen-américain, et de M. Hughes, dont la mission était d’organiser le service des douanes dans plusieurs ports de la Corée.

Six semaines plus tard, le traité de commerce entre l’Amérique et la Corée était signé.

Le traité américain conclu, ce fut, en 1883, le tour de l’Angleterre ; ensuite l’Allemagne, l’Autriche, la Russie et l’Italie vinrent successivement réclamer le même avantage. Les délégués de ces puissances furent reçus avec les plus grands honneurs par le gouvernement coréen, qui s’empressa d’accueillir favorablement leur demande. Les négociations de la France présentèrent quelques difficultés.

La Chine étant suzeraine de la Corée, les délégués des puissances étrangères, avant de traiter avec le gouvernement de Séoul, venaient à Pékin demander au Tsong-ly-yamen une lettre pour le Ma-tao-tay, commissaire chinois résidant à Séoul.

Celui-ci présentait alors aux Coréens, de la part de la Chine, les envoyés des délégations européennes, et leur faisait octroyer participation au traité américain.

Notre ministre à Pékin, M. Bourrée, délégua M. Dillon, consul français à Tien-tsin, et le pria de demander au Tsong-ly-yamen la pièce ordinaire pour le Ma-tao-tay ; mais le ministre chinois ne voulut rien donner, à moins qu’on ne s’engageât d’avance à ne pas parler de missionnaires aux Coréens.

M. Bourrée se rendit lui-même au Tsong-ly-yamen.

« Il ne s’agit pas de faire un traité avec la Corée, dit-il au mandarin. Quand on en sera là, je verrai ce qu’il y aura à faire. Pour le moment, il ne s’agit que d’une pièce que vous avez donnée aux légations. Ou vous allez me la donner ce soir, ou ce soir je télégraphie à mon gouvernement, »

La pièce fut accordée aussitôt.

Lorsque M. Dillon fit à In-tchyen les premières ouvertures pour obtenir un traité de commerce, les Coréens se récrièrent, disant que la France n’était pas dans les mêmes conditions que les autres gouvernements, puisqu’elle avait fait la guerre à la Corée ; qu’elle devait auparavant donner satisfaction pour la prise de Kang-hoa. Cette raison ne semblant pas suffisante, les plénipotentiaires coréens motivaient leur refus sur l’intention qu’ils attribuaient à la France de vouloir favoriser surtout les missionnaires.

Mais le Ma-tao-tay répondit aux Coréens :

« Vous avez tort de faire exception pour la France ; c’est une puissance aussi respectable que les autres. Les Américains, avec qui vous avez traité, ont rejeté toute clause contraire à la religion ; aucune puissance ne l’acceptera, et encore moins la France. Pourquoi vouloir la lui imposer ? »

L’à-propos de ces remarques étouffa immédiatement une discussion qui aurait pu entraver les négociations. M. Dillon revint en Chine avec une dépêche officielle par laquelle le gouvernement coréen promettait de faire un traité avec le gouvernement français. Ce traité fut en effet signé en 1886, et ratifié en 1887.

Après bien des efforts, notre plénipotentiaire, M. Cogordan, sans obtenir que la présence des missionnaires et leurs prédications fussent explicitement autorisées, réussit à faire insérer une clause que personne n’avait pu arracher à l’obstination jalouse des Coréens. Dans l’article IV de la convention, il fut stipulé que les Français résidant en Corée pourraient professer leur religion. On introduisit également dans le traité une disposition permettant à tout sujet français de circuler à l’intérieur du pays, moyennant un passeport, pour y étudier ou y professer la langue écrite ou parlée, les sciences, les lettres ou les arts.