La Créole (Millaud)/Acte II

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères (p. 34-74).
◄  Acte I
Acte III  ►

ACTE DEUXIÈME

Un grand salon dans le château de Feuillemorte, à deux heures de la Rochelle. À droite un clavecin, canapé et chaises, table.





Scène PREMIÈRE

ANTOINETTE, au clavecin, RÉNÉ et FRONTIGNAC, assis à gauche, l’écoutent.
ANTOINETTE, chantant.
VILLANELLE.
I
–––––––Je croyais que tu m’aimais,
–––––––Je priais une hautaine,
–––––––Tes lèvres m’ont dit : jamais !
–––––––Quand le soir je t’exprimais
–––––––Mon amour, hélas ! si vaine,
–––––––Je croyais que tu m’aimais.
–––––––Les oiseaux sur les sommets
–––––––Chantent la saison sereine,
–––––––Tes lèvres m’ont dit : jamais !
–––––––Je croyais que tu m’aimais.
FRONTIGNAC, à Réné.

(Parlé.) Comme elle est gentille, ma femme !

RÉNÉ.

Je crois bien qu’elle est gentille !

Il se lève et va près du clavecin ; Antoinette l’accompagne.
II
RÉNÉ.
–––––––Et pourtant, si tu voulais
–––––––Tu serais plus que la reine,
–––––––Je croyais que tu m’aimais.
–––––––En pleurant, je me soumets
–––––––À ton caprice, à ta haine,
–––––––Tes lèvres m’ont dit : jamais !
–––––––Sois heureuse, désormais,
–––––––Moi, je mourrai de ma peine,
–––––––Je croyais que tu m’aimais,
–––––––Tes lèvres m’ont dit : jamais !

Frontignac embrasse Antoinette sur le front.

ANTOINETTE, se levant.

Voyons, mon ami, devant Réné…

RÉNÉ.

Oh ! je vous en prie, ne vous gênez pas pour moi.

FRONTIGNAC.

Ah ! tu vois.

Il l’embrasse.

RÉNÉ.

Moi, l’auteur de votre bonheur, n’ai-je pas le droit d’en être le témoin ?

ANTOINETTE.

C’est vrai, l’auteur de notre bonheur, mais à quel prix !

FRONTIGNAC.

Oui, à quel prix ? à l’aide de ce mensonge, de cette fausse lettre, je la vois encore : « Je ne veux faire le malheur de personne, que Frontignac épouse Antoinette, bénis-les pour moi. » C’est écrit, c’est écrit.

ANTOINETTE.

Et, cette supercherie, vous ne nous l’avez révélée que le lendemain du mariage.

FRONTIGNAC.

Et depuis six mois, nous vivons ici, en proie aux remords, (Il embrasse Antoinette.) aux plus affreux remords.

Même jeu.
RÉNÉ.

Non, c’est admirable, ils me font des reproches.

FRONTIGNAC.

Non ! mais pourquoi nous avoir empêchés d’écrire au commandant, après le mariage, de lui tout avouer ?

ANTOINETTE.

Pourquoi lui laisser croire que c’est vous qui m’avez épousée ?

RÉNÉ.

Pourquoi ? parce que je connais mon oncle. En apprenant ce qui s’est passé, il aurait tout quitté, il serait arrivé comme une bombe, et alors, vous devinez sa colère : Frontignac à la Bastille, Antoinette au couvent, moi, déshérité, tandis que dans deux ou trois ans quand il reviendra…

FRONTIGNAC.

Soit, dans deux ou trois ans, mais enfin, quand il reviendra…

ANTOINETTE.

Oui ! quand il reviendra ?

RÉNÉ.

Quand il reviendra, nous serons en force pour le recevoir, pour désarmer sa colère et obtenir son pardon… nous serons quatre… ou cinq.

FRONTIGNAC.

Comment, quatre… ou cinq ?

RÉNÉ.

Mais oui, vous deux… moi… et je l’espère bien… un tout petit ou une toute petite Frontignac, et quand mon oncle arrivera, nous irons tous ensemble au-devant de lui, je l’attendrai bravement sur le seuil de la porte, et quand elle s’ouvrira, je lui dirai : Mon oncle…

Réné a pris Frontignac et Antoinette par la main, et les conduit jusqu’à la porte du fond ; la porte s’ouvre, le commandant paraît, ils tombent assis tous les trois de surprise.


Scène II

Les Mêmes, LE COMMANDANT, puis SAINT-CHAMAS.
LE COMMANDANT.

Quoi, qu’est-ce qu’il y a ? l’émotion de me revoir… la joie, mes chers amis… c’est la joie.

RÉNÉ, anéanti.

Oui, mon oncle, c’est la joie.

ANTOINETTE, même jeu.

Oui, mon tuteur, c’est la joie.

FRONTIGNAC, même jeu.

Oui, commandant… c’est la joie.

LE COMMANDANT.

Votre émotion me va au cœur. Eh ! mon Dieu, je crois que moi aussi, la joie…

Il tombe assis.
RÉNÉ et ANTOINETTE, se levant.

Ainsi, mon cher oncle, vous voilà revenu ?

LE COMMANDANT.

Oui, mais pas pour longtemps, je ne reviens que pour ma nomination de chef d’escadre, j’arrive et je repars… Ce soir, je couche à bord, je ne resterai que deux ou trois jours.

FRONTIGNAC, à part, avec joie.

Deux ou trois jours !

RÉNÉ, vivement.
Deux ou trois jours ?
LE COMMANDANT.

Oui !

RÉNÉ, allant à Antoinette et l’embrassant.

Antoinette, ma femme, ma chère petite femme.

FRONTIGNAC.

Qu’est-ce qu’il dit ?

RÉNÉ.

Mon cher oncle, que je vous embrasse.

Il embrasse son oncle.

LE COMMANDANT.

Mes enfants, je suis ému. M’embrasser c’est bien, c’est très-bien, mais ce n’est pas tout… Embrassez-vous tous les deux… devant moi, montrez-moi votre bonheur… allons, allons !…

RÉNÉ embrasse Antoinette.

Tant que vous voudrez, mon oncle.

FRONTIGNAC, ahuri.

Mais…

LE COMMANDANT.

Tu vois leur bonheur, Frontignac, tu vois…

FRONTIGNAC.

Certainement, je vois… et…

LE COMMANDANT.

Et tu les envies… Mais, patience, patience… attends un peu, célibataire, infortuné célibataire, attends un peu. (Il va à la porte du fond et appelle.) Cartahut !

Un matelot paraît, le commandant lui donne des ordres tout bas.

FRONTIGNAC, séparant Réné d’Antoinette.

Avec toutes ces embrassades que comptes-tu faire ?

RÉNÉ, bas.

Il ne reste que deux ou trois jours, c’est une comédie à jouer pendant quarante-huit heures ; je t’emprunte ta femme.

FRONTIGNAC, bas.
Mais…
ANTOINETTE, bas.

Il a raison…

RÉNÉ.

Gagnons du temps, laissons-le repartir, et quand il sera loin, nous lui écrirons, nous aviserons.

FRONTIGNAC, bas.

Cependant…

RÉNÉ, bas.

Chut ! il revient.

LE COMMANDANT, au matelot.

Tu m’as compris, préviens Saint-Chamas !

LE MATELOT.

Oui, commandant.

Il disparaît.

LE COMMANDANT, descendant.

Maintenant que les premières effusions sont passées… (À Frontignac qui veut s’en aller.) — Ne t’en va pas, tu n’es pas de trop, ça t’intéresse, — mes enfants, j’ai quelque chose de très-important à vous dire…

RÉNÉ.

Voyons, mon petit oncle…

LE COMMANDANT.

Je ne reviens pas seul.

TOUS.

Pas seul ?

LE COMMANDANT.

Je ramène avec moi une pupille, une autre pupille.

RÉNÉ.

Une femme ?

LE COMMANDANT.

Oui ! la fille d’un ancien camarade à moi, un riche planteur de la Guadeloupe, le baron de la Butte-Jonvel.

RÉNÉ, vivement.
Dora ! la petite Dora, mon Dieu !
LE COMMANDANT.

Tu la connais ?

RÉNÉ.

Oui. J’ai dîné plusieurs fois chez le baron, il y a trois ans, et là, j’ai vu sa fille ; le baron avait l’habitude d’inviter les officiers français, moi surtout…

LE COMMANDANT.

Eh bien, il ne t’invitera plus, ni toi ni les autres, il a cassé son mât de perroquet, après m’avoir légué sa fille, c’est elle que j’ai ramenée et que je vais vous présenter.

RÉNÉ, à part.

Dora ! si elle m’aime encore, si elle ne m’a pas oublié, quel embarras, quel embarras !

Ritournelle.

LE COMMANDANT.

Je l’entends, la voici.


Scène III

Les Mêmes, DORA.
ANTOINETTE, allant à elle.

Entrez, mademoiselle, soyez la bienvenue.

DORA, entre et salue.

Madame, messieurs, je vous salue.

LE COMMANDANT, faisant les présentations.

Monsieur de Frontignac, puis mon neveu Réné.

DORA, le reconnaissant. – Avec joie.

Ah !

LE COMMANDANT.
––––––Antoinette, sa femme !
DORA, mouvement de douleur.
––––––Antoinette, sa femme ! Ah ! sa femme !
RÉNÉ.
–––––––––Le coup est porté.
DORA.
––––––Quoi vraiment, il est marié ?
LE COMMANDANT.
––––––Oui, vraiment, il est marié.
RÉNÉ.
––––––Quoi, depuis que vous m’avez vu,
––––––Dora, vous m’avez reconnu ?
ANTOINETTE, à Frontignac.
––––––––Ils se sont reconnus,
––––––Ah ! combien ils semblent émus !
COUPLETS.
DORA.
I
––––––Il vous souvient de moi, j’espère,
––––––Pour moi, je n’ai pas oublié
––––––Que je vous ai vu chez mon père.
––––––Alors, vous n’étiez pas marié ;
––––––Vous alliez me cueillir des roses,
––––––Nous courions dans les bois touffus,
––––––Vous me disiez un tas de choses
––––––Que vous ne vous rappelez plus.
––––––Alors, j’étais vive et joyeuse ;
––––––Mais c’est égal, de tout mon cœur,
––––––Je suis heureuse, ah ! bien heureuse,
––––––Bien heureuse de votre bonheur !
II
––––––Quand le vaisseau quitta la plage,
––––––Longtemps je vous suivis des yeux,
––––––Je vous souhaitai bon voyage,
––––––Pour vous, tout bas, j’ai fait des vœux.
––––––Je vous revois, je suis contente,
––––––Et vous retrouve après trois ans,
––––––Mari d’une femme charmante.
––––––Tout ça fait bien des changements,
––––––Moi, je suis aussi sérieuse,
––––––Mais c’est égal, de tout mon cœur
––––––Je suis heureuse, oui, bien heureuse,
––––––Bien heureuse de votre bonheur !
ANTOINETTE, à Dora.

Comme vous paraissez troublée.

DORA.

Ce n’est rien, madame, c’est… c’est le souvenir du pays, c’est votre accueil si aimable, si charmant…

RÉNÉ.

Mademoiselle Dora est peut-être un peu fatiguée… la route, la traversée…

Il va à elle.

DORA, froidement.

C’est fini, maintenant, tout à fait fini…

LE COMMANDANT.

Oui, c’est fini, tout à fait fini, la voilà remise, tout à fait remise ; n’est-ce pas, Dora, que tu es remise ?

DORA.

Oui, monsieur le commandant !

LE COMMANDANT.

Alors, ne perdons pas une minute, je suis très-pressé ! Je puis repartir d’un moment à l’autre, et je tiens à caser Dora avant mon départ.

TOUS.

La caser ?

LE COMMANDANT.

Oui, je veux la marier…

TOUS.

La marier ?

DORA.
Me marier ?
LE COMMANDANT.

Oui, te marier !

DORA, prenant le bras du commandant.

Parlons encore un peu du mariage de monsieur Réné. Dites-moi un peu… comment s’est-il fait ce mariage ?

LE COMMANDANT.

C’est l’affaire la plus simple… c’était il y a six mois, j’allais partir, mon neveu faisait des bêtises, beaucoup de bêtises… avec les femmes.

DORA.

Ah !

LE COMMANDANT.

Et, comme je ne voulais pas qu’il continuât à faire des bêtises… je lui ai ordonné de se marier.

DORA.

Et il a obéi ?

LE COMMANDANT.

Tout de suite ! Ah ! dame, c’est que celle que je lui ordonnais d’épouser était un ange, ma pupille, mon Antoinette.

DORA, s’élançant presque.

Ah ! sa femme.

RÉNÉ, l’arrêtant.

Dora !

DORA.

Pardon ! ne faites pas attention… nous autres, là-bas… nous sommes encore un peu sauvages. (À Réné.) Ainsi, c’est elle. (Au commandant.) Et ils sont heureux ?

LE COMMANDANT.

Parfaitement heureux… tout à l’heure, devant moi, ils s’embrassaient comme du pain…

DORA, furieuse.
Comme du pain. (Calme.) C’est très-bien alors, mariez-moi quand vous voudrez, et avec qui vous voudrez.
LE COMMANDANT, ému.

Avec qui je voudrai ?

DORA.

Oui !

LE COMMANDANT, très-ému, à part.

Tonnerre de Brest ! (Haut.) Mon Dieu ! faut-il le dire ? pendant cette longue traversée… une idée un peu folle me passait quelquefois par la tête… je me disais : un mari pour Dora, voyons… est-ce que certain vieux loup de mer de ma connaissance… un soir, vous pouvez vous en souvenir, j’ai risqué quelques allusions à ce projet…. ça n’a pas paru vous sourire…

DORA.

Non, c’est vrai, j’avoue qu’alors… mais aujourd’hui si vous le voulez… vous, ou un autre, ça m’est égal.

LE COMMANDANT.

Est-elle gentille ! Eh bien non… en voyant ces deux jeunes gens tout entiers à leur tendresse et à leur amour… car ils sont tout entiers… n’est-ce pas que vous êtes tout entiers à votre amour ?

ANTOINETTE et RÉNÉ.

Oh ! oui, mon oncle, oui !

Ils remontent avec Frontignac.

LE COMMANDANT.

Je me suis dit : Dora a droit au même bonheur… elle est jeune, il lui faut un jeune mari… et alors, j’ai pensé pour elle…

DORA.

Vous avez pensé ?…

LE COMMANDANT.

J’ai pensé…

DORA.
À qui ?
LE COMMANDANT.

À qui ? (Il va à Frontignac.) Viens ici, toi. (Il le pousse devant Dora.) Le voilà, ton mari.

RÉNÉ, FRONTIGNAC, ANTOINETTE, saisis.

Son mari !

LE COMMANDANT.

Oui, son mari… Eh bien, Dora, ça te va-t-il ?

DORA.

Parfaitement, monsieur, vous, ou bien un autre, ça m’est égal, tout à fait égal…

LE COMMANDANT, à Frontignac.

Tu es agréé.

FRONTIGNAC.

Mais, commandant…

LE COMMANDANT.

Je te dis que tu es agréé.

DORA.

Certainement ; j’épouse. Où sont les notaires ?

LE COMMANDANT.

Saint-Chamas est allé les prévenir, et en attendant qu’ils arrivent, (À Frontignac.) fais ta cour…

FRONTIGNAC.

Faire ma cour ? mais mademoiselle ne m’a jamais vu.

RÉNÉ.

Mais, mon oncle, on ne bâcle pas un mariage comme ça… en cinq minutes.

FRONTIGNAC.

Il faut nous donner un peu de temps.

ANTOINETTE.

Oui, mon tuteur, il faut leur donner un peu de temps.

RÉNÉ et FRONTIGNAC.
Oui, mon oncle, beaucoup de temps.
LE COMMANDANT.

Parfaitement, vous êtes dans le vrai… je vous donne un quart d’heure…

DORA.

Un quart d’heure, c’est encore trop, monsieur le commandant.

FRONTIGNAC.

Mais, mademoiselle, vous ne me connaissez pas ?

DORA.

Oh ! la connaissance sera bientôt faite. Allons, qu’on me laisse seule avec mon fiancé !

RÉNÉ.

Comment, vous voulez ?

DORA.

Eh bien !

LE COMMANDANT.

Elle a raison, mêle-toi de tes affaires, laissons-la seule avec son fiancé, puisqu’elle le veut.

FRONTIGNAC.

Mais, commandant…

ANTOINETTE.

Mais, mon tuteur…

RÉNÉ.

Mais, mon oncle…

LE COMMANDANT.

En voilà assez ! (À Réné.) Prends le bras de ta femme, et marchez devant moi…

DORA, à Réné.

Prenez le bras de votre femme, et marchez devant lui.

LE COMMANDANT.

Et embrassez-vous, embrassez-vous, ferme. (Ils s’embrassent.) Ça me réjouit le cœur… encore, encore… (Réné et Antoinette sortent bras dessus, bras dessous en s’embrassant, le commandant les suit, une fois disparus.) Chaud ! chaud !

FRONTIGNAC, ennuyé.

Comment, chaud ! chaud ! sapristi de sapristi !


Scène IV

FRONTIGNAC, DORA.
FRONTIGNAC, à part.

Si je lui avouais tout ; c’est impossible, elle irait tout de suite tout raconter au commandant, et il n’a pas l’air de bonne humeur, le commandant.

DORA.

Eh bien, monsieur ?

FRONTIGNAC.

Eh bien, mademoiselle ?

DORA.

Nous allons nous marier, il paraît ?

FRONTIGNAC.

Oui, il paraît ; mais si cependant ce mariage ne vous convenait pas… si vous aviez des objections…

DORA.

Des objections ! qu’est-ce que c’est que ça ?

FRONTIGNAC.

Vous ne savez pas ce que c’est que des objections ?

DORA, naïvement.

Non !

FRONTIGNAC.

Mais, par exemple, si vous en aimiez un autre.

DORA.
Si j’en aimais ?
FRONTIGNAC.

Oui !…

DORA.

En effet, j’en ai aimé un autre, et maintenant encore…

FRONTIGNAC.

Maintenant encore…

DORA.

Je suis amoureuse…

FRONTIGNAC.

Amoureuse, et de qui donc ?

DORA.

Vous ne devinez pas ?

FRONTIGNAC.

Pas du tout.

DORA.

Je suis amoureuse de lui, de Réné.

FRONTIGNAC, joyeux.

Réné !

DORA.

Oui, je ne devrais pas vous dire cela… mais que voulez-vous ? quand il est venu aux colonies il y a trois ans, je l’ai vu, et tout de suite… oui, tout de suite, j’ai commencé à l’aimer, et ça n’a pas cessé depuis… Au bout de six mois, il est parti pour venir demander à son oncle son consentement à notre mariage, et il n’est pas revenu… et je le retrouve en arrivant en France, et je le retrouve, marié, marié, marié… Et malgré ça… malgré sa trahison… (se reprenant.) Non, non, ce n’est pas vrai, je ne l’aime plus, vous entendez, je ne l’aime plus.

FRONTIGNAC.

Ah ! mon Dieu ! quand vous l’aimeriez encore…

DORA.
Qu’est-ce que vous dites ?
FRONTIGNAC.

Je dis que quand même vous l’aimeriez encore, ce n’est pas Antoinette qui vous le disputera.

DORA.

Comment, est-ce qu’elle ne l’aime pas, son mari ?

FRONTIGNAC.

Si, si ; seulement, en France on n’est pas comme chez vous, les femmes n’ont pas les passions aussi vives, elles ne sont pas jalouses.

DORA.

Pas jalouses… Être la femme de Réné et n’être pas jalouse ! Ah ! si j’étais sa femme, moi, et si une autre femme s’avisait de le regarder, je ne sais pas ce qui se passerait. (Avec violence.) Tenez, tout à l’heure, ici, en le voyant.

FRONTIGNAC.

Prenez garde… calmez-vous.

DORA.

Oui, vous avez raison ; il ne s’agit plus de Réné ni d’Antoinette, il s’agit de nous deux. Vous allez m’épouser, et l’on nous a laissés ensemble pour que vous me fassiez la cour. Eh bien ! faites-moi la cour…

FRONTIGNAC.

Mais…

DORA.

Faites-moi la cour, je vous dis…. il faut que j’aime absolument quelqu’un ; ça tombe sur vous, profitez-en.

FRONTIGNAC.

Alors, vous m’aimez maintenant ?

DORA, avec passion.

Je vous adore.

FRONTIGNAC.

Vous m’adorez ?

DORA.

Là… vraiment, est-ce que ça vous paraît si désagréable que ça d’être adoré ? (Mouvement de Frontignac.) Ah ! vous m’impatientez à la fin…

RÉCIT.
––––––Mais c’est un amoureux transi.
Est-ce que, par hasard, ils sont tous comme ça dans ce pays-ci ?
––––––––––Allons, monsieur,
––––––––––Eh bien ! eh bien !
COUPLETS.
I
––––––Si vous croyez que ça m’amuse,
––––––Vous avez l’air tout ébahi,
––––––Vous avez la mine confuse
––––––D’un’ rosièr’ devant l’ bailli.
––––––Pendant ce temps, l’heur march’ sans cesse,
––––––Vous savez c’ qu’on nous ordonna,
––––––Allons, aimons-nous, oui, ça presse,
––––––Nous n’avons qu’un quart d’heure pour ça,
––––––––Qu’un p’tit quart d’heur pour ça.
FRONTIGNAC.

(Parlé.) C’est qu’elle est gentille, la créole.

DORA.
II
––––––Vous blessez tout’ les convenances,
––––––On dirait que vous êt’s en bois,
––––––C’est moi qui fais tout’ les avances,
––––––J’ai l’air de parler en chinois.
––––––Ça devient de l’impolitesse,
––––––Qu’est c’ que c’est donc qu’ ces façons-là ?
––––––Allons, aimons-nous, oui, ça presse,
––––––Nous n’avons qu’un quart d’heur’ pour ça,
––––––––Qu’un p’tit quart d’heur’ pour ça.
FRONTIGNAC.
Certainement, mademoiselle, je ne demanderais pas mieux.
DORA.

Je vois bien ce qui vous empêche de me dire que vous m’aimez… c’est que je n’ai pas la peau blanche, vous me trouvez vilaine, vous me trouvez affreuse.

FRONTIGNAC.

Quant à ça, non, par exemple.

DORA.

Oh si !

FRONTIGNAC.

Je vous trouve jolie au contraire, charmante, adorable.

DORA.

Eh bien ! alors !

FRONTIGNAC.

Eh bien… ah ! ma foi, je n’y tiens plus… Tenez, voilà comme je vous trouve laide, (Il l’embrasse.) voilà comme je vous trouve affreuse.

Il l’embrasse.

DORA.

À la bonne heure, c’est très-bien… allez donc !

FRONTIGNAC.

Non, ce n’est pas bien, c’est très-mal, au contraire.

DORA.

Comment, très-mal ?

FRONTIGNAC.

Oui, parce que les circonstances… si je pouvais vous dire, mais je ne peux pas… vous avez beau me regarder, vous avez beau sourire… je ne veux plus vous embrasser, je ne veux plus, je ne veux plus.

Il se recule effrayé.

DORA.

Il est bête, ce petit bonhomme.

Entre le commandant.

Scène V

Les Mêmes, LE COMMANDANT.
LE COMMANDANT.

Eh bien, ici, où en est-on ?

DORA.

Peuh !

LE COMMANDANT.

Comment !

DORA.

Pendant un instant, ça n’a pas été trop mal… il m’embrassait, puis tout d’un coup, il s’est arrêté en disant : Je ne veux plus… je ne veux plus…

LE COMMANDANT, l’imitant.

Je ne veux plus, je ne veux plus, il a dit ça…

DORA.

Oui, il l’a dit.

LE COMMANDANT.

Ah bien ! par exemple, je comprends à la rigueur, la réserve, le respect, je comprends à la rigueur qu’on ne t’embrasse pas, mais une chose que je ne comprends pas, c’est que lorsqu’on a commencé à t’embrasser l’on puisse s’arrêter ; aussi, moi, si je commençais à t’embrasser je ne m’arrêterais plus ; aussi, tu vois, je ne commence pas.

DORA.

Eh bien, lui, il a commencé, et puis il s’est arrêté.

LE COMMANDANT, à Frontignac.

Tu t’es arrêté ?

FRONTIGNAC.
Dame !
LE COMMANDANT, colère.

Tu t’es arrêté ? (Changeant de ton.) Tu as bien fait.

FRONTIGNAC et DORA.

Comment !

LE COMMANDANT.

Oui ! il a bien fait, parce qu’avant le mariage… Ce n’est pas comme Réné et Antoinette…

FRONTIGNAC.

Hein !

LE COMMANDANT.

Ils sont mariés, eux… ils s’embrassent, ils s’embrassent !

TOUS.

Ils s’embrassent.

LE COMMANDANT.

Et encore, devant moi, ils se tenaient, j’ai bien vu que je les gênais ; alors, je les ai amenés tout doucement sous un bosquet bien sombre, au fond du parc. Là, je les ai laissés seuls.

FRONTIGNAC.

Antoinette !

DORA.

Et Réné !

LE COMMANDANT.

Oui, j’ai écouté derrière les feuilles, et j’ai entendu le bruit d’un long baiser… oh ! mais d’un long !

FRONTIGNAC.

Qu’est-ce que vous dites ?

LE COMMANDANT.

Quoi, qu’est-ce que tu as ?

FRONTIGNAC.
Un long baiser, un long baiser…

Scène VI

Les Mêmes, ANTOINETTE, RÉNÉ.
ANTOINETTE et RÉNÉ, rentrant effarés.

Mon oncle ! mon oncle !

LE COMMANDANT.

Eh bien ! qu’est ce qu’il y a ?

RÉNÉ.

Ce sont les notaires, mon oncle.

DORA.

Oh ! tant mieux !

LE COMMANDANT.

Les notaires… Eh bien, allons les retrouver, les notaires.

RÉNÉ.

Voyons, mon oncle, voyons, mon oncle, vous ne songez pas sérieusement…

DORA.

Comment, pas sérieusement, et pourquoi ce mariage ne serait-il pas sérieux, monsieur ?

RÉNÉ.

Mais, mademoiselle…

DORA.

Vous allez bien voir, s’il n’est pas sérieux. Venez, commandant, venez ! allons trouver les notaires.

LE COMMANDANT, au comble de l’émotion.

Allons retrouver les notaires, oui, mais avant, ma petite Dora, écoute… je t’ai bien aimée, va, sur le bateau, tu ne sauras jamais comme je t’ai aimée sur le bateau… Allons trouver les notaires. (À Frontignac.) Viens, toi, le fiancé ?

FRONTIGNAC.

Je viens, je viens.

LE COMMANDANT, sur le seuil de la porte.

Ah oui ! je t’ai bien aimée !

De plus en plus ému, il va pour embrasser Dora.
DORA.

Prenez garde, vous ne pourriez plus vous arrêter.

Elle sort à droite avec le commandant.


Scène VII

FRONTIGNAC, RÉNÉ, ANTOINETTE.
FRONTIGNAC, en colère.

Ah ! maintenant, j’espère que nous allons pouvoir en parler de ce bosquet ?

RÉNÉ.

Quel bosquet ?

FRONTIGNAC.

Mais, de ce bosquet dans lequel le commandant vous a laissés ensemble.

RÉNÉ.

Ah ! mais, c’est une scène ! ah ! mais, j’ai horreur des scènes. Voilà votre amant, madame, qui vient nous faire une scène, parce que votre mari vous a embrassée.

FRONTIGNAC.

Réné !

RÉNÉ.

C’est bien, monsieur, je vous laisse avec ma femme, je suis un mari complaisant ; adieu, ma petite femme. (Il envoie un baiser à Antoinette.) Je suis un mari complaisant, trouvez-m’en beaucoup comme ça.

Il sort.


Scène VIII

FRONTIGNAC, ANTOINETTE.
FRONTIGNAC.
Il est charmant, il se moque de moi, encore…
ANTOINETTE.

Tu es bête !…

FRONTIGNAC.

Comment, je suis…

ANTOINETTE.

Ça te tourmente donc beaucoup ce bosquet ?

FRONTIGNAC.

Ce n’est pas tant ce bosquet, mais ce baiser long, long, long, que le commandant a entendu.

ANTOINETTE.

Dame ! il écoutait, il fallait bien lui faire croire ; mais ce baiser long, long, long, c’est sur ma main qu’il a été donné.

FRONTIGNAC.

Sur la main ?

ANTOINETTE.

Oui…

FRONTIGNAC.

Sur laquelle ?

ANTOINETTE.

Celle-ci, je crois.

FRONTIGNAC.

Ah !

Il embrasse la main avec transport.

ANTOINETTE.

Tu es bête !…

FRONTIGNAC.

Ah ça… mais tout le monde me dira donc…

ANTOINETTE.

Réné m’a embrassé la main, parce qu’il n’était que mon ami, mais toi, qui es mon mari… toi qui es…

FRONTIGNAC.

Ah ! pardonne-moi, Antoinette, pardonne-moi !

Ils s’embrassent.

Scène IX

Les Mêmes, LE COMMANDANT, DORA, RÉNÉ.
LE COMMANDANT entre suivi de Dora et de Réné, et s’arrête stupéfait, en voyant Frontignac et Antoinette s’embrasser.

Tonnerre de Brest ! (À René et à Dora.) Ne regardez pas, ne regardez pas !…

DORA, froidement.

Nous avons vu.

LE COMMANDANT.

Elle… la femme de mon neveu, avec le fiancé de… petits misérables ! (À Frontignac.) Sortez, monsieur.

Frontignac se sauve par le fond.

RÉNÉ.

Mon oncle !

LE COMMANDANT.

Sois calme !

DORA.

Soyez calme !

LE COMMANDANT, à Antoinette.

Venez, madame, nous allons nous expliquer tous les deux… (Antoinette sort à gauche, le commandant la suit. — À Réné.) Mon ami, sois calme. (À Antoinette.) Petite malheureuse !

Il sort.


Scène X

DORA, RÉNÉ.
DORA.

Eh bien, votre femme ?

RÉNÉ.
Ma femme !
DORA.

Elle vous trompe…

RÉNÉ.

Vous croyez ?

DORA.

Dame, est-ce que vous n’avez pas vu ?

RÉNÉ.

Si fait, j’ai vu…

DORA.

Ils s’embrassaient…

RÉNÉ.

Oui, ils s’embrassaient… (Faisant le geste d’embrasser froidement.) comme ça !

DORA.

Mais pas du tout, ils s’embrassaient…. (Faisant le geste d’embrasser de toutes ses forces.) comme ça…

RÉNÉ.

Vous croyez ? c’est possible…

DORA.

Et vous le supportez, et vous n’êtes pas en colère ?

RÉNÉ.

Peuh !… nous autres…

DORA.

C’est votre femme pourtant, votre femme. Ah ! si moi j’avais été votre femme, ce n’est pas ainsi que je me serais conduite ; je vous aurais aimé moi ; vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir comme je vous aurais aimé, j’aurais mis ma vie, ma vie tout entière entre vos mains, et je vous aurais dit : Prenez ! je suis à vous, toute à vous, rien qu’à vous ! et je vous jure bien que si j’avais été votre femme, jamais cette joue-là n’aurait reçue de baisers que de vos lèvres…

RÉNÉ, ému.

Dora !

DORA, changeant de ton.

Et maintenant, je vais épouser un homme que je ne connais pas et que je n’aime pas, et qui embrasse votre femme dans tous les coins, oui, dans tous les coins, ne me dites pas le contraire.

RÉNÉ.

Je ne vous dis pas le contraire !

DORA.

Et ça ne vous fait pas plus d’effet que ça ?

RÉNÉ.

C’est que je vais vous expliquer… je suis bien le mari d’Antoinette… mais ce n’est pas un mariage…

DORA.

Comment, ce n’est pas…

RÉNÉ.

Si fait, c’est bien un mariage, si vous voulez, mais c’est… je ne sais trop comment vous dire… c’est un mariage de convenance…

DORA.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

RÉNÉ.

Un mariage de convenance est un mariage dans lequel on convient de se laisser l’un à l’autre une certaine liberté. Ainsi, vous avez vu ma femme…

DORA.

Oh oui ! quant à ça…

RÉNÉ.

Eh bien, moi aussi, de mon côté, je me suis réservé la liberté de tomber à vos pieds la première fois que je vous rencontrerais, et de vous dire que je vous aime toujours !

DORA.

Réné…

RÉNÉ.

Vous ne voulez pas que je vous dise ?

DORA.

Non, par exemple…

RÉNÉ.
J’ai bien le droit au moins de vous rappeler le passé… il y a trois ans, Dora… là-bas… vous rappelez-vous ?
DORA.

Non, je ne me rappelle pas, je ne veux pas me rappeler, nous n’avons plus le droit de parler d’amour, nous ne pouvons plus parler que d’amitié…

RÉNÉ.

Eh bien, soit, parlons d’amitié.

DORA.

L’amitié, l’amitié, ce n’est plus la même chose.

RÉNÉ.
DUO.
COUPLETS.
I
–––Dora ! Dora, ah ! que vous êtes jolie,
–––––––Comme vous êtes embellie !
DORA.
–––––Les amis ne sont pas des amants,
––––Pour faire ainsi de pareils compliments.
RÉNÉ.
––––––Mais si, Dora, je vous assure.

Il lui prend la main.

DORA.
––––Laissez ma main, ah ! Réné, ah ! Réné !
RÉNÉ.
––––––C’est de l’amitié toute pure.
DORA.
––––––Ah ! quelle drôle d’amitié !
ENSEMBLE.
––––––C’est de l’amitié bien pure !
II
RÉNÉ, s’asseyant près de Dora.
––––Dora ! Dora ! que votre taille est fine,
––––––Et que votre lèvre est mutine !
DORA.
–––––Les amis sont, dit-on, plus discrets,
––––––Et ne s’approchent pas si près.
RÉNÉ.
––––––Mais si, Dora, je vous assure.
Il l’embrasse.
DORA.
––––––Ah ! ne m’embrassez pas, Réné.
RÉNÉ.
––––––C’est de l’amitié toute pure !
DORA.
––––––Ah ! quelle drôle d’amitié !
ENSEMBLE.
––––––C’est de l’amitié bien pure !

Elle laisse tomber sa tête sur l’épaule de Réné.

RÉNÉ.
––––Dora ! Dora ! je t’aime, je t’adore.
DORA, sa lève vivement.
––––––Laissez-moi, Réné, laissez-moi.
RÉNÉ.
––––––Tu vois que tu m’aimes encore.

Dora s’échappe des bras de Réné.

DORA.
COUPLETS.
I
––––––Eh bien, non, vrai, je suis trop lâche,
––––––À la fin des fins, finissez,
––––––Réné, finissez ou je m’fâche,
––––––Un baiser ou deux, c’est assez !
––––––Faut qu’j’vous arrête, et que j’m’arrête,
––––––––Hé ! là ! mon Dieu, hé ! là !
––––––Ah ! qu’on est bête ! ah ! qu’on est bête !
––––––Ah ! qu’on est bêt’ d’êtr’ bonn’ comm’ ça !
II
––––––C’est vrai, je devrais vous maudire
––––––Et vous laisser à votr’ remords,
––––––Non, j’vous écout’, je m laiss’ séduire,
––––––Et ça me fait plaisir encor.
––––––Vous voyez qu’vous m’fait’s perdr’ la tête,
––––––––Hé ! là ! mon Dieu ! hé ! là !
––––––Ah ! qu’on est bête, ah ! qu’on est bête !
––––––Ah ! qu’on est bêt d’êtr’ bonn’ comm’ ç’a !
RÉNÉ.
––––Allons, voyons, un peu de confiance,
––––––Laissez-moi faire, et vous verrez,
––––––Et pour sceller cette alliance
––––––Un baiser que vous me rendrez !
DORA.
––––––Vous êtes bien toujours le même.
RÉNÉ, l’enlaçant.
–––––––Dora, puisque je vous aime.
ENSEMBLE.
RÉNÉ.
–––––––Perdez, s’il le faut, la tête,
–––––––Je vous aim’ et je suis là.
––––––C’n’est jamais bête, jamais bête,
––––––Jamais bêt’ d’êtr" bonne comme ça !
DORA.
–––––––Vous me fait’s perdre la tête,
–––––––J’deviens foll’ quand vous êtes là,
––––––Ah ! qu’on est bête, ah ! qu’on est bête !
––––––Ah ! qu’on est bêt’ d’êtr’ bonne comm’ ça !
RÉNÉ, voulant l’embrasser.

Dora !

DORA.

Eh bien, non, je n’entends rien, moi, à toutes ces finasseries d’une amitié qui va jusqu’à l’amour, et d’un amour qui s’en tient à l’amitié… Nous autres là-bas… les sauvages… nous aimons ou nous n’aimons pas… Quand nous aimons… ah !… quand nous aimons… mais quand nous n’aimons pas, nous n’aimons pas, voilà qui est net ; or, vous, je ne peux pas vous aimer, puisque vous êtes le mari d’une autre femme.

RÉNÉ.

Et si je n’étais pas…

DORA.
Qu’est-ce que vous dites ?
RÉNÉ.

Eh bien, oui, là, j’aime mieux t’avouer tout, mais il ne faudra pas le répéter.

DORA.

Non ! non ! je ne le répéterai pas…

RÉNÉ.

Antoinette n’est pas ma femme !

DORA.

Comment !

RÉNÉ.

Elle est la femme de ton mari.

DORA.

De mon mari !

RÉNÉ.

De Frontignac, je veux dire ; mais il faut que mon oncle continue à croire qu’elle est ma femme, à moi, pour des raisons que je n’ai pas le temps de t’expliquer…

DORA, très-haut.

Ah ! ça m’est bien égal, les raisons. Pas marié, il n’est pas marié ?

RÉNÉ.

Tais-toi donc.

DORA.

Oui, c’est vrai. (Bas.) Pas marié, pas marié.

RÉNÉ.

Tout ce que je peux te dire maintenant, c’est qu’il faudra refuser d’épouser Frontignac.

DORA.

Certainement, je refuserai… Pas marié.

RÉNÉ.

Après cela, nous tâcherons à nous quatre de trouver un moyen… d’apaiser mon oncle, et de le forcer à nous pardonner…

DORA.

Certainement, nous trouverons un moyen… Pas marié, pas marié.

RÉNÉ.

Non, pas marié. Veux-tu m’embrasser maintenant ?

DORA.

Si je le veux. (Elle lui saute au cou, et l’embrasse.) Ce n’est pas de l’amitié, c’est bon pour les femmes d’ici, mais nous autres sauvages…

Elle l’embrasse encore. Le commandant paraît, suivi de Frontignac et d’Antoinette.


Scène XI

Les Mêmes, LE COMMANDANT, ANTOINETTE, FRONTIGNAC.
LE COMMANDANT, apercevant ce qui se passe, à Antoinette et à Frontignac.

Tonnerre de Brest ! Ne regardez pas… c’est le bouquet, c’est une partie carrée. (Montrant Antoinette et Frontignac.) Comment, eux deux tout à l’heure, (Montrant René et Dora.) et vous deux à présent…

FRONTIGNAC.

Mais, commandant…

LE COMMANDANT, le faisant passer près de Dora.

Vous, avec votre fiancée, monsieur.

RÉNÉ.

Mais, mon oncle…

LE COMMANDANT, le fait passer près d’Antoinette.

Vous, avec votre femme, monsieur !… Quelles mœurs, mon Dieu, quelles mœurs ! (Au public.) Je vous assure que nous ne sommes pas comme ça dans la marine.

RÉNÉ.
Mais, mon oncle, écoutez-nous.
LE COMMANDANT.

Je n’écoute rien, et pour couper court à tous ces désordres, plus que jamais il faut que ce mariage se fasse.

TOUS.

Hein !

LE COMMANDANT.

Oui, une fois Dora et Frontignac mariés, je les expédie à la Guadeloupe, je mets l’océan entre les deux ménages.

RÉNÉ.

Mais, mon oncle…

FRONTIGNAC.

Écoutez-nous d’abord.

LE COMMANDANT, remontant.

Je n’écoute rien. Ohé ! Saint-Chamas, les notaires, le contrat, tout le monde, tout le monde sur le pont !

RÉNÉ, bas à Dora.

Mais ce mariage est impossible. Je vous en supplie, Dora…

DORA, même jeu.

Soyez tranquille, il n’aura pas lieu… Laissez-moi faire ; vous allez voir la signature du contrat.


Scène XII

Les Mêmes, LES DEUX NOTAIRES, Matelots, Dames D’honneur, Paysannes, Tout le Monde, puis SAINT-CHAMAS.
FINALE.
CHŒUR.
––––––Le commandant nous appelle,
––––––Accourons tous et promptement,
––––––Accourons, troupe fidèle,
––––––À l’appel du commandant.
LE COMMANDANT.
–––––Approchez, messieurs les notaires.
LES NOTAIRES.
–––––––Vite, expédions les affaires,
––––––Dépêchons.
LE COMMANDANT.
––––––Dépêchons. Pourquoi dépêcher ?
LES NOTAIRES.
––––––Quand on est venu nous chercher,
––––––Nous étions en train de dîner.
LE COMMANDANT.
––––––Vous étiez en train de dîner ?
LES NOTAIRES.
––––Et nous voudrions bien y retourner.
––––––Justement, nous allions manger
––––––––––Une poularde.
COUPLETS.
I
PREMIER NOTAIRE.
–––––––La poularde était de taille,
–––––––––Elle venait du Mans.
DEUXIÈME NOTAIRE.
–––––––Tudieu ! la belle volaille,
––––––––Et quels contours charmants !
PREMIER NOTAIRE.
–––––––D’un beau jaune elle était peinte,
––––––––Nous la mangions des yeux,
DEUXIÈME NOTAIRE.
–––––––En nous versant une pinte
––––––––D’un chambertin très-vieux.
ENSEMBLE.
––––––––Hum ! la bonne poularde,
––––––––Hum ! le roi des ragoûts,
––––––––Hum ! pourvu qu’on en garde
––––––––Un petit morceau pour nous !
II
PREMIER NOTAIRE.
––––––––Ortolans, cailles et grives,
––––––––Tout sens dessous dessus.
DEUXIÈME NOTAIRE.
–––––––Truffes, champignons, olives,
––––––––Qui baignaient dans le jus.
PREMIER NOTAIRE.
–––––––Ça sentait de la cuisine,
–––––––Des parfums de grand choix.
DEUXIÈME NOTAIRE.
–––––––Ça vous avait une mine
––––––––À s’en lécher les doigts.
ENSEMBLE.
––––––––Hum ! la bonne poularde,
––––––––Hum ! le roi des ragoûts,
––––––––Hum ! pourvu qu’on en garde
––––––––Un petit morceau pour nous !
LE COMMANDANT.
––––––Ça, ne tardons pas davantage,
––––––Le contrat est-il prêt ?
LES NOTAIRES.
––––––Le contrat est-il prêt ? Tout prêt.
LE COMMANDANT.
–––––––Asseyez-vous, s’il vous plaît,
–––––––Et procédons au mariage.
DORA, ANTOINETTE, RÉNÉ, FRONTIGNAC.
––––––––Comment, au mariage ?
LE COMMANDANT.
––––––Viens, Frontignac, venez, Dora,
––––––Prenez la plume et signez là.
DORA et FRONTIGNAC.
––––––Eh quoi, nous devons signer là ?
LE COMMANDANT.
––––––J’espère que ce mariage,
––––––L’un et l’autre, vous rendra sage.
––––––Allons, Frontignac et Dora,
––––––Prenez la plume et signez là.
PREMIER NOTAIRE.
––––––––––Vous, le futur.
DEUXIÈME NOTAIRE.
––––––––––Vous, la future.
ENSEMBLE.
––––––Apposez votre signature.
TOUS DEUX.
––––––––––Ma signature !
TOUS.
–––––––––Votre signature.
DORA, la plume à la main.

(Parlé.) Où faut-il signer ?

LE NOTAIRE.

Là !…

Il lui montre.

DORA.
––––––––––Eh bien ! non, non !

Elle jette la plume.

FRONTIGNAC.
––––––––––Non, mille fois non !

Même jeu.

LE COMMANDANT.
––––––Hein, péronnelle ! hein, polisson !
–––––––Et pourquoi dites-vous non ?
DORA.
–––––––Parce que j’en aime un autre.
FRONTIGNAC.
––––––Ma réponse est aussi la vôtre.
LE COMMANDANT.
–––––Un autre ! qui, qui ?
DORA.
–––––Un autre ! qui, qui ? Réné ; je l’aime,
TOUS.
––––––––Quoi, c’est Réné qu’elle aime ?
LE COMMANDANT.
––––––––Mais puisqu’il est marié ?
DORA.
––––––Ça ne fait rien, j’aime Réné.
COUPLETS.
I
––––––Eh bien oui, c’est Réné que j’aime,
––––––On n’me f’ra pas sortir de là.
––––––Il est marié, je l’aim’ tout d’ même,
––––––C’est pas conv’nabl’, mais c’est comme ça.
––––––Je l’aim’, l’aim’, l’aim’, comme une folle,
––––Je l’aim’, l’aim’, l’aim, comm’ on n’aima jamais.
––––––Je viens d’ vous l’ dir en français,
––––––Faut-il vous le dire en créole.
–––––––––––Moi t’aimé,
––––––––Moi z’amais té quitté.
––––––––––Toi cé candelle,
–––––––––Et moi cé zozeau.
–––––––––Moi brûlé mon aile,
––––––––A li zolis z’amous,
––––––––A que moin aimé vous,
––––––––––––Coco
––––––––Cari-carilalo.
II
––––––Cert’s, je me rends à l’évidence,
––––––Il est marié, ce n’est pas neuf,
––––––Eh bien, j’aurai de la patience
––––––Et j’attendrai qu’il devienn’veuf.
––––––Je t’aim’, t’aim’, t’aim’ comm’une folle,.
––––Je t’aim’, t’aim’, t’aim’ comm’ on n’aima jamais,
––––––Je viens d’te le dir en français,
––––––Je te le répète en créole.
–––––––––––Moi t’aimé,
––––––––Moi z’amais té quitté.
––––––––––Toi cé candelle,
–––––––––Et moi cé zozeau.
–––––––––Moi brûlé mon aile,
––––––––A li zolis z’amous,
––––––––A que moin aimé vous,
––––––––––––Coco
––––––––Cari-carilalo.
LE COMMANDANT.
––––––––––C’est fabuleux,
––––––––––C’est scandaleux.
CHŒUR.
––––––––––C’est fabuleux,
––––––––––C’est scandaleux.
––––––Vit-on jamais scène pareille,
––––––––––C’est désolant, :
––––––––––Ébouriffant,
––––––Il faut se boucher les oreilles.

Un coup de canon.

RÉNÉ.
–––––––––Un coup de canon !

Deuxième coup.

ANTOINETTE.
–––––––––Un coup de canon !

Troisième coup.

FRONTIGNAC.
–––––––––Un coup de canon !
LE COMMANDANT.
–––––––––––Allons bon !
–––––––––Trois coups de canon !
–––––––––Mille noms de nom !
––––––Je ne puis faire un mariage
––––––Sans faire partir le canon.
SAINT-CHAMAS entre avec une lettre.
––Une lettre.
LE COMMANDANT, la prenant.
––Une lettre. Une lettre ?
SAINT-CHAMAS.
––Une lettre. Une lettre ? Oui, de l’amirauté !
LE COMMANDANT.
––––––C’est un pli de l’amirauté,
––––––Et du sceau royal cacheté.

Lisant.

––––––« Monsieur, monsieur le commandant,
––––––» Reprenez la mer à l’instant.
TOUS.
––––––Reprenez la mer à l’instant.
LE COMMANDANT, continuant.
––––––» Ci-incluse, vous trouverez
––––» Une autre lettre étroitement scellée,
––––––» En conseil d’État libellée.

Il cherche dans la lettre et trouve une seconde lettre cachetée qu’il montre.

––» Vous ne devez l’ouvrir, que lorsque vous serez
––» Par quarant’-cinq degrés, dix-huit de longitude
––» Nord,
TOUS.
––» Nord, Par quarante-cinq degrés de longitude
––Nord.
LE COMMANDANT.
––Nord. » Et cinq degrés vingt-sept de latitude
––» Ouest,
TOUS.
––» Ouest, Et cinq degrés vingt-sept de latitude
––Ouest.
LE COMMANDANT.
––Ouest. » Là seulement vous la décachèterez,
––––––» Là seulement vous la lirez ! »
CHŒUR.
––––––––––Vous la lirez.
DORA.
––––––Allons, monsieur le commandant,
––––––Reprenez la mer à l’instant.
LE COMMANDANT prend son portefeuille, et y met la lettre.
––––––Avec respect, je la recueille
––––––Et la mets dans mon portefeuille,
––––––Pour l’ouvrir comme il est prescrit,
––––––––––Comme il est dit,
––Par quarant’-cinq degrés, dix-huit de longitude,
––Nord, et cinq degrés vingt-sept de latitude,
––Ouest.
DORA, RÉNÉ, ANTOINETTE, FRONTIGNAC.
––Ouest. Enfin, le voilà donc parti,
––––––Nous voilà délivrés de lui.
LE COMMANDANT.
––––––Et cinq degrés.
DORA.
––––––Et cinq degrés. Et cinq degrés,
LE COMMANDANT.
––––––––Vingt-sept de latitude,
––––––––––––Ouest.
DORA.
––––––––––––Ouest. Nord.
REPRISE.
––––––Allons, monsieur le commandant,
––––––Reprenez la mer à l’instant.
LE C0MMANDANT.
––––––––L’amiral le prescrit,
––––––––Je retourne à mon bord,
––––––––Mais je veux tout d’abord
––––––––Calmer votre transport.
––––––––Je pars, mais attendez,
––––––––Holà ! marins, holà !
––––––––Emparez-vous de Dora,
––––––––Avec nous elle viendra.
RÉNÉ.
––––––Grand Dieu ! m’en voilà séparé.
DORA.
–––––––––––Mais, monsieur !
LE COMMANDANT.
–––Emmenez aussi Frontignac et Réné,
–––––––––Et puis Antoinette,
––––––Oui, tous vous serez de la fête.
LES NOTAIRES.
–––––Alors, nous pouvons nous en aller,
–––––––On nous attend à dîner.
LE COMMANDANT.
––––––Emmenez aussi les notaires,
–––––––Ils nous seront nécessaires.
––––––––––Qu’on les installe
––––––––––À fond de cale,
––––––––––À bord, à bord,
––––––––––Nom d’un sabord !
ENSEMBLE.
––––––––Quel bonheur, mes amis,
––––––––Nous serons tous réunis !
LE COMMANDANT.
––––––Réunis ! non, qu’on les sépare,
––––––Les hommes ici, les femmes là.
DORA.
––––––Affreux tyran !
RÉNÉ.
––––––Affreux tyran ! Oncle barbare !
LE COMMANDANT.
–––––Qu’on les sépare, qu’on les sépare,
–––––Et toi Dora, tu verras, toi, toi,
––––––Qu’on ne se moque pas de moi !
DORA.
––––––Eh bien, tant mieux qu’on nous emmène,
––––––Mais vrai, cela n’est pas la peine,
––––––En pleine mer, sur le bateau,
––––––Je le crierai tout haut, tout haut,
––––––––––Au timonier,
––––––––––Au cuisinier,
––––––––––Au cambusier,
––––––––––Au grand hunier,
–––––––––––À sabord,
–––––––––––À babord,
–––––––––––À tribord,
––––––––––Jusqu’à la mort,
––––––Je l’aim’ l’aim’, l’aim’ comme une folle,
––––––Je l’aim’, l’aim’, l’aim’ comm’ aim’ une créole
–––––––––––––Ah !
–––––––––––Moi t’aimé,
––––––––Moi z’amais té quitté.
––––––––––Toi cé candelle,
––––––––––Moi cé zozeau.
–––––––––Moi brûlé mon aile,
––––––––A li zolis z’amous,
––––––––A que moi a aimé vous,
––––––––––––Coco
––––––––Cari-carilalo.
CHŒUR.
––––––––––À bord, à bord,
––––––––––Nom d’un sabord !
––––––––Et plus vite que cela,
––––––Embarquons tout ce monde-là !