La Croisière du « Dazzler »/02

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Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 15-21).

CHAPITRE II

LES RÉFORMES DE DRACON

Quelques minutes après, Joë, toujours furieux, vint se mettre à table pour le dîner.

Il mangeait en silence, malgré les propos de bonne humeur qu’échangeaient son père, sa mère et Bessie.

La voilà bien ! se disait-il, le nez dans son assiette. Ça pleure à la minute, et rit à la minute suivante ! Il n’était pas lui de cet acabit. S’il lui arrivait un chagrin assez gros pour lui arracher des larmes, bien sûr, il pleurerait pendant des jours et des jours…

Les filles ? Des hypocrites, voilà tout : elles n’éprouvaient pas la centième partie de tout ce dont elles se lamentaient, bien entendu ; et elles continuaient leur manège parce que cela les amusait. Elles s’estimaient heureuses de rendre les autres malheureux, et surtout les garçons. C’est pourquoi elles fourraient toujours leur nez où elles n’avaient que faire.

Plongé dans ces profondes réflexions, il gardait les yeux baissés sur son assiette et rendait justice au menu. On ne pédale pas à Cliff House jusqu’à la Western Addition en passant par le parc sans contracter un sincère appétit.

De temps à autre, son père jetait dans sa direction certains coups d’œil modérément inquiets. Joë ne s’en apercevait pas, mais pas un n’échappait aux regards de Bessie.

M. Bronson était un homme d’âge moyen, solidement bâti sans être trop gras. Il avait une figure carrée, rude et sévère, mais la bonté se lisait dans ses yeux, et la gaieté dans les petites rides qui entouraient sa bouche.

Point n’était besoin de l’examiner de trop près pour découvrir une ressemblance entre lui et Joë. Le même front large et la même mâchoire forte, et leurs yeux, déduction faite de l’âge, se ressemblaient comme les pois d’une même cosse.

« Comment ça va-t-il, Joë ? » demanda M. Bronson à la fin du dîner, presque au moment de se lever de table.

« Je ne sais pas, répondit indolemment Joë. Nous avons un examen demain. Je saurai alors à quoi m’en tenir.

— Où vas-tu ? » interrogea sa mère au moment où il allait quitter la salle à manger.

C’était une femme mince et flexible comme un saule, avec les prunelles brunes et les manières tendres de Bessie.

« Dans ma chambre, répliqua Joë, travailler. »

Elle lui caressa affectueusement les cheveux et se pencha pour l’embrasser.

M. Bronson eut un sourire approbateur en le voyant sortir et en l’entendant monter l’escalier, évidemment résolu à bûcher dur en vue des examens du lendemain.

Entré dans sa chambre, Joë referma la porte et s’assit devant un pupitre très confortablement aménagé pour un garçon de son âge. Il parcourut des regards ses livres de classe. L’examen devant avoir lieu dès le matin, il résolut de commencer par là, prit un livre, en tourna les pages et se mit à lire :

« Peu de temps après l’institution des réformes draconiennes, une guerre éclata entre Athènes et Mégare au sujet de l’île de Salamine, sur laquelle ces deux cités revendiquaient des droits. »

Cela semblait simple : mais qu’étaient ces réformes draconiennes ? Il devait s’en assurer. Il avait l’air fort studieux en feuilletant les pages précédentes jusqu’au moment où, levant les yeux par-dessus son livre, il aperçut sur une chaise un masque et un gant de baseball. « Ils n’auraient pas dû perdre cette partie de samedi dernier, pensa-t-il, et ils ne l’avaient perdue que par la faute de Fred. Celui-ci ne devrait point commettre de pareilles maladresses. Il pouvait renvoyer une série de cent balles difficiles, mais quand on arrivait au point critique, il laisserait passer même un dewdrop. Joë se verrait obligé de l’envoyer sur le terrain cl de mettre Jones à la première base. Seulement Jones s’excitait si facilement ! Si dur que fût le jeu, il pouvait renvoyer lui aussi n’importe quelle balle, mais on ne pouvait prévoir ce qu’il en ferait ensuite. » Joë sursauta et revint à la réalité ! Drôle de façon d’étudier l’histoire ! Il se replongea dans la lecture de son livre.

« Peu de temps après l’institution des réformes draconiennes… »

Il relut deux fois cette phrase, puis se souvint qu’il n’avait pas cherché le passage où il était question de ces fameuses réformes draconiennes.

On frappa à la porte. Sans répondre, il se mit à tourner bruyamment les pages.

On frappa de nouveau et il entendit la voix de Bessie.

« Joë !

— Que veux-tu ? » demanda-t-il.

Mais avant qu’elle pût répondre, il s’empressa d’ajouter :

« N’entre pas. Je travaille.

— Je venais voir si je pouvais t’aider. J’ai tout fini. J’ai pensé que…

— Naturellement tu as tout fini ! Comme toujours ! »

Il se prit la tête à deux mains pour ne pas quitter son livre des yeux. Mais le masque de baseball le hantait. Plus il essayait de concentrer son esprit sur l’histoire, plus il voyait mentalement le masque posé sur la chaise, et toutes les parties où il avait joué son rôle.

Cela ne pouvait pas continuer. Il posa le livre ouvert à plat sur le pupitre et s’approcha de la chaise. D’un geste rapide il lança masque et gant sous le lit avec tant de violence qu’il entendit le masque heurter le mur.

« Peu de temps après l’institution des réformes draconiennes, une guerre éclata entre Athènes et Mégare… »

Le masque avait roulé loin du mur. Avait-il rebondi assez loin pour qu’il ne le vît plus. Non ! il ne le regarderait pas ! Qu’importait si le masque avait rebondi ! Cela n’avait rien à faire avec l’histoire. Il se demanda…

Il jeta les yeux par-dessus son livre. Le masque le dévisageait au ras du lit. C’était insupportable. Inutile d’essayer d’étudier tant que ce masque demeurerait si près de lui.

Il alla le ramasser, traversa la chambre et le jeta dans un placard dont il ferma la porte à clef. Ce point réglé, Dieu merci ! il pourrait enfin travailler.

Il se rassit.

« Peu de temps après l’institution des réformes draconiennes, une guerre éclata entre Athènes et Mégare au sujet de l’île de Salamine, sur laquelle ces deux cités revendiquaient des droits. »

Tout cela irait très bien s’il pouvait seulement trouver ce qu’étaient les réformes draconiennes. Il s’aperçut tout à coup qu’une douce lueur envahissait la chambre. Quelle en pouvait être la cause ?

Il regarda par la fenêtre. Le soleil couchant projetait ses rayons obliques sur une masse de nuages de faible altitude, qu’il teintait d’écarlate et de rose, et ces nuées reflétaient vers la terre ces lueurs fondues et vermeilles.

Son regard s’abaissa vers la baie. La brise marine expirait avec le jour, et au large de Fort Point un bâteau de pêche rentrait indolemment au port sous les derniers soupirs du vent. Un peu plus loin, un remorqueur lançait en l’air sa colonne torse de fumée en tirant vers la mer un trois-mâts goélette.

Les yeux de Joë s’égarèrent vers les rives du Marin County. La ligne où se rencontraient la terre et l’eau était déjà obscure, et de longues ombres grimpaient sur les collines vers le mont Talmapais, qui se découpait nettement sur le ciel à l’occident.

Ah ! si seulement il se trouvait lui-même, Joë Bronson, à bord de ce bateau pêcheur qui rentrait à la voile avec ses prises de haute mer ! Ou à bord de cette goélette en route vers le soleil couchant, vers le monde ! C’est là qu’on vivait, qu’on faisait quelque chose d’utile qu’on était quelqu’un. Tandis qu’il se morfondait, enfermé dans une chambre sans air, se torturant la cervelle à propos de personnages morts et disparus des milliers d’années avant sa naissance.

Il s’arracha de cette fenêtre où quelque force physique semblait adhérer, le retenir, et emporta résolument chaise et manuel d’histoire dans le coin le plus éloigné de la chambre, où il s’assit le dos tourné à la lumière.

Un instant après, il crut se retrouver devant la fenêtre et plongé dans ses rêves. Comment était-il venu là ? Son dernier souvenir c’était la découverte, en tête d’une page de son livre, d’un sous-titre ainsi libellé : « Les lois et la constitution de Dracon ». Comme un somnambule, c’est sûr, il était revenu à la fenêtre.

Depuis combien de temps ? se demanda-t-il.

Le bateau de pêche aperçu tout à l’heure au large de Fort Point voguait maintenant vers le Meigg’s Wharf, ce qui représentait un trajet d’une heure au moins. Le soleil était couché depuis longtemps ; une grisaille solennelle s’étendait sur les flots et les premières étoiles scintillaient faiblement au-dessus de la crête du mont Tamalpais.

Joë retournait en soupirant dans son coin lorsqu’il entendit un coup de sifflet perçant et prolongé. C’était Fred. Joë renouvela son soupir, et Fred son coup de sifflet, bientôt suivi par celui de Charley. Ils l’attendaient au coin… heureux gaillards !

Eh bien, ils ne le verraient pas ce soir. Ils sifflaient maintenant à l’unisson. Joë grommela en s’agitant sur sa chaise. Non, ils ne le verraient pas ce soir, affirma-t-il en se levant. Il ne les rejoindrait certainement pas, tant qu’il ne serait pas renseigné sur les réformes draconiennes.

La force qui l’avait tenu à la fenêtre l’attirait à présent vers son pupitre à l’autre bout de la chambre. Elle lui fit déposer son manuel d’histoire sur ses autres livres de classe ; avant de s’en rendre compte, il avait ouvert la porte et franchi la moitié du vestibule. Il esquissa un geste pour rebrousser chemin, mais il se dit qu’il pouvait sortir un instant seulement et rentrer pour reprendre sa tâche.

Rien qu’un petit instant, se promit-il en descendant sagement l’escalier. Mais bientôt il accéléra au point d’enjamber trois marches à la fois.

Il se coiffa de sa casquette et sortit en courant par la porte latérale. Avant même qu’il eût tourné le coin, les réformes de Dracon étaient reléguées dans un passé aussi lointain que ce personnage lui-même, et l’examen du lendemain disparaissait dans un avenir tout aussi vague.