La Croisière du « Dazzler »/11

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 97-104).

CHAPITRE XI

LE CAPITAINE ET L’ÉQUIPAGE

« Debout ! Nous allons mouiller l’ancre ! »

Eveillé en sursaut, Joë demeura étonné devant le décor extraordinaire qui se présentait à ses yeux, car le sommeil avait, provisoirement du moins, dissipé ses soucis, et il ignorait où il se trouvait. La mémoire lui revint. Le vent était tombé pendant la nuit. En avant, une grosse houle continuait à déferler, mais le Dazzler se réfugiait à l’abri d’une île rocheuse. Le ciel était pur et l’air matinal plein de vigueur et de mordant. Les vagues clapotantes se jouaient aux rayons du soleil dont le disque apparaissait à l’Est, juste au-dessus de la ligne d’horizon. Au sud, l’île Alcatraz. De ses hauteurs couronnées de canons, une fanfare de trompettes saluait le début du jour. À l’Ouest, la Porte d’Or s’ouvrait toute grande entre l’Océan Pacifique et la baie de San-Francisco. Un trois-mâts carré, portant toute sa toile jusqu’à ses étais, y compris les cacatois, s’avançait lentement, poussé par la marée.

Le spectacle était admirable. Joë se frotta les yeux pour en chasser le sommeil et se régala la vue jusqu’au moment où Frisco Kid lui dit de se rendre à l’avant pour se préparer à jeter l’ancre.

« Prépare environ cinquante brasses de chaîne, et attention ! »

Il mollit la barre pour amener doucement le sloop au vent et largua en même temps l’écoute de foc.

« Laisse filer la drisse de foc et pèse sur le halebas. »

Joë, qui la veille au soir, avait vu exécuter la manœuvre, s’en tira avec un certain succès.

« Maintenant, mouille l’ancre crapaud ! gare aux nœuds ![1] et fais vite. »

La chaîne fila avec une rapidité foudroyante et amena le Dazzler au repos. Frisco Kid courut prêter la main à l’avant et ils amenèrent ensemble la grand-voile ; puis ils serrèrent toute la voilure avec les garcettes et reposèrent la borne sur son chandelier.

« Voilà le baquet, dit Frisco Kid en le poussant vers Joë. Nettoie-moi les ponts, n’aie pas peur de l’eau, pas plus que de la crasse. Tiens, prends ce balai et grouille-toi. Que tout brille comme un sou neuf ! Après tu videras le youyou. Ses coutures se sont un peu ouvertes hier soir. Je descends préparer le fricot. »

Bientôt l’eau se répandit avec bruit sur le pont tandis que la fumée, s’échappant du poêle de la cabine, annonçait maintes bonnes choses. De temps à autre, Joë levait la tête pour goûter la scène tout son saoul. De fait, c’en était assez pour enthousiasmer n’importe quel gamin normal et Joë ne faisait certes pas exception à la règle. Le côté romanesque de l’aventure le remuait étrangement et son bonheur eût été complet s’il avait pu oublier l’immoralité de ses compagnons et le genre de leur besogne. Cela, et la pensée que Pete-le-Français dormait comme une brute en bas, gâtait le charme de cette journée. Étranger à un milieu aussi sordide, il se scandalisait des dures réalités de la vie. Mais au lieu de le déprimer, comme elles l’eussent fait chez un garçon d’une nature plus faible, elles produisirent un effet contraire. Elles renforcèrent sa volonté d’être honnête et fort, et de n’avoir jamais à rougir de lui-même.

Il regarda autour de lui et poussa un soupir. Pourquoi les hommes ne pouvaient-ils être francs et loyaux ? Il lui en coûtait de renoncer à cette nouvelle existence ; mais les événements de la nuit laissaient sur lui une profonde impression. Il comprenait que, pour demeurer fidèle à lui-même, il lui faudrait s’enfuir. Arrivé à ce point de ses réflexions, il entendit qu’on l’appelait au petit déjeuner. Frisco Kid était aussi bon cuisinier que bon marin, et Joë s’empressa de faire honneur au menu, qui se composait de farine bouillie, de lait condensé, de bifteck aux pommes frites, de délicieuses rôties de pain français et d’un succulent café.

Malgré les efforts répétés de Frisco Kid pour l’éveiller, Pete ne les rejoignit pas. Il grommela quelques mots, poussa des grognements, entrouvrit ses yeux chassieux et se remit à ronfler.

« Impossible de prévoir ces crises d’ivrognerie », expliqua Frisco Kid, lorsque Joë, la vaisselle lavée, monta sur le pont. « Parfois, il se tiendra bien pendant un mois, d’autre fois il ne dessoulera pas de la semaine. Tantôt il a le vin gai, tantôt il pique une crise de fureur. Mieux vaut le laisser tranquille et s’écarter de son chemin le plus possible. Ne pas le mettre en colère, surtout ! On ne sait jamais avec lui ce qui peut arriver.

« Si nous allions tirer une coupe ? ajouta-t-il, abandonnant brusquement ce sujet pour un autre plus agréable. Sais-tu nager ? »

Joë acquiesça de la tête.

« Qu’est-ce qu’on voit là-bas ? » demanda-t-il, comme il se préparait à plonger.

Il désignait du doigt une plage abritée de l’île, où se dressaient des maisons et quantité de tentes.

« C’est le poste de quarantaine. Il renferme nombre de passagers atteints de variole, et débarqués des steamers venant de Chine. On les garde là en observation jusqu’à ce que les médecins autorisent leur débarquement. Les règlements sont formels… »

Ploc !

Si Frisco Kid avait terminé là sa phrase, au lieu de plonger par-dessus bord, maints désagréments eussent été épargnés à Joë. Mais il ne l’acheva pas, et Joë fit un plongeon après lui.

« Je vais te dire », suggéra Frisco Kid une demi-heure plus tard, alors qu’ils s’agrippaient tous deux à la sous-barbe du beaupré, avant de regrimper sur le bateau. « Nous allons attraper un bon plat de poissons pour le dîner, puis nous rentrerons nous coucher. Il faut récupérer le sommeil de la nuit dernière. Qu’en penses-tu ? »

Ils s’empressèrent de remonter, mais Joë culbuta par-dessus bord. Quand il eut enfin regagné le pont, l’autre avait déjà trouvé deux lignes de pêche garnies de gros hameçons et de plombs très lourds, et un tonnelet rempli de sardines salées.

« Voici l’appât, dit-il. On leur jette une sardine tout entière. Ces bêtes-là c’est si vorace qu’elles avalent tout, jusqu’à l’hameçon. Ensuite, elles essaient de ficher le camp… en faisant maintes pirouettes. Celui de nous deux qui prendra le deuxième poisson devra nettoyer toute la pêche. »

Les deux plombées commencèrent ensemble leur longue descente, et une vingtaine de mètres de ligne plongèrent dans l’eau avant de s’immobiliser tout à fait. Mais à l’instant précis où le plomb touchait le fond, Joë sentit les bonds saccadés d’un poisson pris à l’hameçon. Comme il remontait sa ligne, il jeta un coup d’œil à son camarade et vit que celui-ci avait fait également une bonne prise. L’émulation entre les deux jeunes gens fut des plus passionnantes.

Passant d’une main à l’autre avec la rapidité de l’éclair, les lignes de pêche, toutes humides, étaient hissées à bord. Cependant, Frisco Kid était plus expérimenté que Joë ; aussi son poisson tomba-t-il le premier dans le cockpit. Celui de Joë — une morue de rocher pesant dans les trois livres — suivit, la seconde d’après. Il débordait de joie : il n’avait jamais capturé, ni même vu capturer d’aussi magnifiques poissons. Les lignes redescendirent et presque aussitôt remontèrent avec deux autres morues de rocher semblables aux premières. Quel sport royal ! Joë eût sans doute continué de la sorte jusqu’à ce qu’il eût vidé entièrement la baie de San-Francisco, si Frisco Kid n’y avait point mis le hola.

« Nous en avons largement pour trois repas. Inutile, de gaspiller le reste. En outre, plus tu en prendras, plus tu devras en nettoyer. Tu ferais bien, d’ailleurs, de te mettre tout de suite à l’ouvrage. Moi, je descends me coucher. »

  1. Il s’agit de nœuds que pourrait former la chaîne affalée sur le pont.