La Croisière du « Dazzler »/20

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Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 175-184).

CHAPITRE XX

HEURES DE PÉRIL

De sa chute par-dessus bord, avec le mât du Dazzler, Pete se tira indemne, mais l’ancre flottante avait été fortement endommagée. La corne de la grand-voile l’avait transpercée et mise hors de service. L’épave, ballottée le long de la coque, tenait le sloop incliné d’un quart ; position qui n’offrait pas de danger immédiat, mais qui n’était certes pas très rassurante.

« Au revoir, mon vieux Dazzler ! Jamais plus tu n’essuieras l’œil du vent ! Jamais plus tu ne feras la pige aux yachts de ces messieurs ! »

Ainsi se lamentait le capitaine, debout dans le cockpit, et considérant le désastre de ses yeux secs. Joë lui-même, qui le détestait de toute son âme, éprouva à cet instant quelque pitié envers lui. Un nouveau grain, plus violent encore, souleva la crête échevelée d’une lame et la projeta sur le bateau désemparé.

« Reste-t-il quelque espoir de le sauver ? », murmura Joë.

Frisco Kid hocha la tête.

« Et le coffre-fort ?

— Impossible, répondit Frisco Kid. Pour tout l’or du monde, on ne pourrait amener un autre bateau près de son bord. Au point où nous en sommes, je me demande si nous-mêmes parviendrons à sortir de là sains et saufs. »

Une autre vague balaya le pont du bateau qui, depuis longtemps, était submergé et vint se fracasser contre l’arrière. À ce moment, le Reindeer, porté au sommet d’une vague, les domina de toute sa hauteur. Joë recula instinctivement, car il lui semblait que cette masse allait retomber sur eux ; mais, l’instant d’après, le Reindeer plongeait dans un creux et les jeunes gens durent se pencher sur la lisse pour suivre ce spectacle impressionnant que Joë ne devait jamais oublier.

Le Reindeer roulait dans l’écume neigeuse, sa lisse au niveau des flots qui se précipitaient sur le pont en cataractes furieuses. L’air, chargé d’embrun, enveloppait la scène d’une vapeur fantomatique. Un des hommes agrippé au pont arrière, dans une position périlleuse, s’acharnait à libérer le youyou rempli d’eau. Le mousse, penché sur la rambarde du cockpit et se retenant par miracle au-dessus de l’eau, lui passa un couteau. Le deuxième homme se hâtait de mettre la barre dessus pour forcer le sloop à tomber sous le vent. Près de lui, le bras en écharpe, se tenait Nelson-le-Rouge : il avait perdu son suroît et le vent plaquait sur son visage ses boucles blondes toutes trempées. Son attitude entière exhalait la volonté indomptable, le courage et la force. Une étincelle divine semblait l’animer.

Joë le regardait, effaré. Devant les qualités extraordinaires de l’homme, il était navré de les voir si mal employées. Un gredin et un voleur ! En un éclair, le jeune garçon entrevit une parcelle de vérité humaine et à ses yeux se révélèrent les causes mystérieuses qui déterminent l’échec ou le triomphe. Nelson-le-Rouge était de l’étoffe des héros, mais il lui manquait le jugement, l’équilibre de l’esprit, le contrôle de sa volonté, en un mot tout ce que son père, dans ses sermons, cherchait naguère encore à lui inculquer.

Voilà les pensées qui se présentèrent à Joë dans l’espace d’une seconde. À ce moment, le Reindeer pointa vers le ciel, cogna leur proue du côté sous le vent, en plein sur une grosse vague.

« Ah ! le sauvage ! le sauvage ! hurla Pete-le-Français, suivant le Reindeer de ses yeux ébahis. Il pense pouvoir tréboucher[1], il en crèvera ! Nous en mourrons tous. Quel idiot ! Quel imbécile ! »

Mais les minutes étaient précieuses et Nelson-le-Rouge tentait la chance. Juste au moment propice, il fit passer la grand-voile sur l’autre bord et serra le vent par l’arrière.

« Le voici ! Prépare-toi à sauter ! », conseilla Frisco Kid à Joë.

Le Reindeer se rua vers l’arrière, donnant à tel point de la bande que les vitres de la cabine disparurent sous l’eau. Il s’approcha même si près qu’il menaça de les couler bas, mais une embardée sépara les deux bateaux. Constatant que sa manœuvre avait échoué, Nelson-le-Rouge, s’apprêta à en tenter une nouvelle. Mettant toute la barre au vent, le Reindeer vira sur sa quille et arriva sur le Dazzler au point de le surplomber de sa borne oscillante. Pete-le-Français qui se trouvait à portée ne laissa point échapper l’occasion. Avec l’agilité d’un chat, il bondit et empoigna à deux mains le marchepied de corde.

Alors le Reindeer courut de l’avant, faisant faire à Pete une trempette à chaque plongeon, mais l’homme s’agrippait, s’évertuait, chaque fois que le bateau émergeait, à gagner le pont. Il tomba enfin dans le cockpit tandis que Nelson-le-Rouge virait pour revenir sous le vent et répéter la manœuvre.

« À ton tour ! dit Frisco Kid.

— Non, au tien ! répliqua Joë.

— Je connais mieux la mer que toi, insista Frisco Kid.

— Et moi, je sais aussi bien nager que toi. »

Il eût été difficile de prévoir le résultat de cette discussion ; mais les événements se précipitèrent, rendant toute décision inutile. Le Reindeer avait trébouché et labourait les flots à une vitesse vertigineuse, s’inclinant à un angle tel qu’il semblait à tout moment devoir chavirer.

Le spectacle était magnifique et c’est alors que la tempête éclata dans toute sa fureur. Le vent rugissant aplatit la crête des vagues et les fit bouillonner. Le Reindeer disparut derrière une énorme lame qui déferla et, la seconde d’après, les jeunes garçons ne virent plus qu’une houle déchaînée à l’endroit où se trouvait le sloop. Doutant de leurs yeux, ils scrutèrent encore la surface des eaux. Le Reindeer n’existait plus ! Ils demeuraient seuls au milieu d’un océan déchaîné.

« Dieu ait pitié de leurs âmes ! », prononça Frisco Kid d’une voix solennelle.

Saisi d’effroi devant cette soudaine catastrophe, Joë était incapable de parler.

« Il a chaviré sous voiles, et avec le lest qu’il portait il a dû aller droit au fond », murmura Frisco Kid.

Puis, songeant aux nécessités immédiates, il ajouta :

« À présent, il s’agit de nous tirer de là. La queue de la tempête vient de passer, mais la mer ne se calmera point parce que le vent se sera apaisé. Travaille d’une main et agrippe-toi de l’autre. Il faut maintenir le bateau cap au vent. »

Armés de leur couteau, les deux jeunes gens rampèrent vers l’avant à la place où l’épave, qui sans répit frappait le flanc du bateau, entravait sa marche. Frisco Kid prit la direction de cette besogne délicate. Joë obéit aux ordres avec l’adresse d’un vieux loup de mer. À tout bout de champ l’avant était balayé par les flots et le vent faisait tournoyer les deux garçons comme deux girouettes.

La partie principale de l’épave fut d’abord solidement amarrée aux bittes d’avant. Haletants et pantelants, plus souvent sous l’eau qu’à la surface, ils tranchèrent ensuite à coups de couteau et de hache, l’amas de drisses, de voiles, d’étais et de palans. Le cockpit s’emplissait à vue d’œil. Pour terminer la tâche, ils durent lutter de vitesse, sous peine d’être engloutis avec leur bateau. Tout enfin fut déblayé, sauf les haubans sous le vent et Frisco Kid coupa les rides qui les retenaient. La tempête se chargea du reste. Le Dazzler dériva rapidement sous le vent des épaves jusqu’à ce que l’action de l’amarre fixée aux bittes de l’avant eût, d’un coup sec, redressé son étrave et il s’engagea, à demi submergé, épave lui-même, face au vent et à la mer.

S’interrompant pour se féliciter mutuellement du succès de leur entreprise, les deux garçons coururent à l’arrière. Le cockpit était à moitié plein d’eau où le contenu de la cabine flottait. Munis de deux seaux trouvés dans les soutes, ils se mirent à écoper. Tâche des plus décourageantes, car bien souvent l’eau leur revenait par paquets, mais ils persévérèrent avec un tel acharnement qu’à la tombée de la nuit le Dazzler se balançait joyeusement sur sa chaîne d’ancre et que ses pompes recommençaient de fonctionner.

Comme l’avait annoncé Frisco Kid, le gros de la tempête était passé, encore que le vent, tourné maintenant à l’Ouest, soufflât avec autant de force.

« Si cette brise continue, observa-t-il, nous atteindrons la côte californienne demain dans la journée. Il ne nous reste plus qu’à attendre. »

Oppressés par la mort de leurs camarades, et recrus les deux jeunes amis, blottis l’un contre l’autre pour mieux se réchauffer, n’échangèrent plus que quelques paroles. La nuit fut horrible. Impossible de trouver à bord le moindre objet sec, les vivres, les couvertures, tout était trempé d’eau salée. Parfois, ils s’assoupissaient, mais ces intervalles étaient courts et épuisants : on eût dit que chacun d’eux se fît un jeu d’éveiller l’autre en sursaut.

Enfin le jour parut. Ils promenèrent leurs regards autour d’eux. Le vent et la mer avaient considérablement perdu de leur force ; quand au Dazzler, il ne courait désormais aucun danger. La côte, plus proche qu’ils ne s’y attendaient, profilait déjà ses falaises droites et noires sur la grisaille de l’aube. Au lever du soleil, ils distinguèrent les grèves de sable jaune frangées d’écume blanche et, un peu au-delà — spectacle trop beau pour être vrai ! — des groupes de maisons d’où s’élevaient des spirales de fumée.

« Santa-Cruz ! s’écria Frisco Kid. Impossible ici de faire naufrage dans le ressac !

— Alors, le coffre-fort est en sûreté ? s’enquit Joë.

— En sûreté ? Je te crois L’endroit n’est guère abrité pour recevoir de grands navires, mais cette bonne brise nous aidera à remonter jusqu’à l’embouchure du San Lorenzo. Là nous trouverons un petit lac et un boat-house. L’eau est unie comme un miroir et sa profondeur à peine la hauteur d’un homme. Je suis déjà allé là-bas en compagnie de Nelson-le-Rouge. Viens ! Nous y arriverons à temps pour le petit déjeuner. »

Il retira des soutes un rouleau de filin de réserve et en amarra le bout par une double demi-clef sur le cordeau de l’ancre flottante. Puis, il amena cette sorte de main-courante vers l’arrière et en attacha l’autre extrémité à l’une des bittes de poupe. Enfin, il largua à l’avant le cordeau de l’ancre flottante.

L’ancre ne se trouvant plus fixée au bateau que par l’arrière, le Dazzler pivota sur lui-même, et pointa son avant vers le rivage.

Deux avirons de réserve qu’ils trouvèrent en bas et deux couvertures suffirent à confectionner une voile et un mât de fortune. Celui-ci mis en place, Joë largua le tas des débris que traînait encore l’arrière du bateau, et Frisco Kid prit la barre.

  1. Lorsqu’un bateau est vent arrière, l’acte de tréboucher consiste à faire passer le bôme de la grand-voile d’un bord à l’autre, de sorte que si cette grand-voile reçoit le vent sur sa face droite, par exemple, elle la reçoive désormais sur sa face gauche. Ce qui revient, en somme, à changer d’amures étant vent arrière.