La Croix de Berny/21

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XXI


À MADAME
MADAME LA VICOMTESSE DE BRAIMES
HÔTEL DE LA PRÉFECTURE,
À GRENOBLE (ISÈRE).


Richeport, 6 juillet 18…


Madame,

Est-il besoin de vous dire que je suis parti profondément touché de votre bonté et emportant bien avant dans mon cœur un des plus précieux souvenirs qui survivront à ma jeunesse ? Que vous dirais-je que ne vous aient appris mon trouble et mon émotion à l’heure du départ ? En serrant la main de M. de Braimes, cette main loyale qui tant de fois a pressé celle de mon père, j’ai senti mes yeux se mouiller, et quand je me suis retourné pour vous voir encore une fois au milieu de vos beaux enfants qui m’envoyaient le dernier adieu, il m’a semblé que j’abandonnais la meilleure portion de moi-même ; je vous en ai presque voulu un instant de m’avoir fait une si prompte guérison et une convalescence si courte. Mes amis m’ont affublé du surnom de Don Quichotte, je ne sais trop pourquoi ; ce que je sais bien, c’est qu’avec la perspective d’un dédommagement pareil à celui que vous m’avez offert, il n’est personne qui n’acceptât les fonctions de redresseur de torts et de pourfendeur de géants, même à la charge de se mettre au feu de temps en temps pour en tirer quelque lady Penock.

La palme que les martyrs ne reçoivent qu’au ciel, plus généreuse que les anges, vous me l’avez donnée sur la terre. Vous m’êtes apparue comme une de ces fées bienveillantes qui conjuraient les génies malfaisants. Vous ne portiez pas la baguette magique, mais vous aviez la grâce qui égaie la souffrance et le charme qui endort tous les maux. Je m’étais raillé jusqu’à ce jour des stoïciens qui prétendaient que la douleur n’est pas un mal ; assise à mon chevet, il vous a suffi d’un sourire pour me ranger à leur sentiment. J’avais estimé jusqu’alors que la patience et la résignation étaient des vertus au-dessus de mes forces et de mon courage ; vous m’avez enseigné sans efforts que la patience est douce et la résignation facile. Je m’étais laissé conter que la santé est le premier des biens, vous m’avez prouvé le contraire. M. de Braimes en tout ceci s’est bien montré votre complice, sans parler de vos chers petits, qui, pendant un mois, ont fait de ma chambre un parterre et une volière, dont ils étaient les plus belles fleurs et les plus gais oiseaux. Enfin, comme si ce n’était pas assez de la vie que vos soins m’ont rendue, vous y avez ajouté, pour la rehausser, le don d’un joyau sans prix, votre amitié. Soyez remerciée mille fois et bénie ! Il semble que le bonheur soit entré avec vous dans ma destinée. Vous avez été l’aube annonçant les clartés nouvelles, le prélude des mélodies que j’écoute chanter depuis hier dans mon sein. S’il me plaît de reconnaître votre douce influence dans les secrètes délices qui m’inondent depuis quelques heures, ne m’ôtez pas cette illusion. Je crois, comme ma mère, aux influences mystérieuses. Je crois que, s’il est des êtres maudits qui, sans le savoir, traînent le malheur après eux et le sèment sur leur passage, il en est d’autres, au contraire, marqués au front du doigt de Dieu, qui, sans s’en douter, portent bonheur à tout ce qu’ils rencontrent. Heureux le voyageur qui a pu voir, comme moi, un de ces êtres privilégiés passer dans son chemin ! Leur seule présence attire les bénédictions du ciel, la terre fleurit sous leurs pas.

Et d’abord, madame, il est très-vrai que vous savez l’art de conjurer les funestes enchantements. Comme l’étoile du matin qui dissipe les nocturnes attroupements des lutins, des djinns et des gnomes, vous avez lui sur mon horizon, et lady Penock s’est évanouie ainsi qu’une ombre. Grâce à vous, j’ai pu traverser impunément la France, voyager des bords de l’Isère aux bords de la Creuse, et de là gagner les rives de la Seine, sans rencontrer l’implacable insulaire qui m’a poursuivi depuis les champs du Latium jusqu’au pied de la Grande-Chartreuse. Je ne dois pas omettre qu’à Voreppe, où je me suis arrêté pour changer de chevaux, le maître de l’auberge brûlée, et qui n’est plus qu’un monceau de ruines, ayant reconnu ma voiture, est venu me réclamer poliment le prix des dégâts causés par moi dans sa maison, tant pour une vitre brisée, tant pour une porte enfoncée, tant pour une échelle en morceaux. Je recommande à M. de Braimes ce trait d’esprit d’un de ses administrés : c’est un détail oublié par Cervantes dans l’histoire de son héros.

Malgré ma qualité de chevalier errant, je suis arrivé sans plus d’aventures dans mes chères montagnes que je n’avais pas visitées depuis plus de trois ans, et dont la vue m’a réjoui le cœur. Ce pays vous plairait ; il est pauvre, mais poétique. Vous en aimeriez les vertes solitudes, les landes incultes, les vallées silencieuses et les petits lacs enchâssés comme des nappes de cristal dans des bordures de sauge et de bruyère. Ce qui m’en plaît surtout, c’est qu’il est ignoré, et que jamais curieux ni touristes vulgaires n’ont effarouché les sylvains de ses châtaigneraies et les naïades de ses frais ruisseaux. C’est à peine si de loin en loin quelque poète de passage en a trahi les agrestes mystères. Mon château n’a rien de la fière attitude que vous lui supposez peut-être ; imaginez plutôt un joli castel nonchalamment assis sur le plateau d’une colline et regardant d’un air mélancolique la Creuse couler à ses pieds sous un berceau d’aulnes et de frênes. Tel qu’il est, au milieu des bois qui l’abritent contre les vents du nord et l’enveloppent, durant les beaux jours, de fraîcheur, d’ombre et de silence ; c’est là, si l’espoir qui m’agite n’est point une illusion de mes sens éperdus, si la lueur que je vois n’est pas une étincelle échappée du foyer des chimères, c’est là, c’est dans ces lieux où j’ai reçu la vie que je veux cacher mon bonheur. Vous voyez bien, madame, que ma main tremble en vous écrivant. Un soir, nous marchions, vous et moi, sous les arbres de votre jardin, tandis qu’autour de nous les enfants s’ébattaient comme des chevreaux sur les pelouses. Nous marchions à pas lents, nous causions ; je ne sais plus par quelles pentes insensibles nous en étions venus à parler de ce vague besoin d’aimer qui tourmente toute jeunesse. Vous disiez que l’amour est une chose grave, et que c’est souvent du premier choix que dépend la vie tout entière. Moi, je disais mes aspirations vers les joies inconnues dont l’instinct m’obsédait comme Colomb celui d’un nouveau monde. Vous m’écoutiez sérieuse et pensive, et quand je vins à tracer l’image de la femme entrevue dans l’empyrée des songes, et vainement cherchée sur le sol ingrat de la réalité, je me souviens qu’en souriant vous me dites : Ne désespérez point, elle existe ; vous la rencontrerez. Si vous aviez dit vrai, pourtant ? si c’était elle ! Ne faisons pas de bruit, retenons notre haleine, de peur de la faire envoler.

Après quelques jours employés à chercher çà et là la trace de mes premiers ans, à m’enivrer de ce bon parfum que laisse toute enfance à son nid, je suis parti pour Paris, où je n’ai fait que poser à peine. Si vous aviez pu voir de quelle façon se sont écoulées le peu d’heures que j’ai passées dans la cité bruyante, sans doute, madame, vous auriez été bien surprise. J’ai traversé les quartiers opulents au galop des chevaux, qui, suivant mes indications, se sont enfoncés résolument dans les solitudes du Marais. J’ai mis pied à terre dans les steppes d’une rue déserte, devant une maison triste et recueillie, et là, en soulevant le lourd marteau de la porte massive, j’ai senti battre mon cœur comme si j’allais retrouver, au retour d’une longue absence, une vieille mère qui me pleure ou quelque jeune sœur adorée. J’ai pris chez le portier une clef pendue à son clou, et sans plus tarder je me suis mis à grimper le long d’un escalier qui, vu de bas en haut, est d’un effet moins consolant que pittoresque, quand on se propose d’en gagner le faite. Heureusement, je suis d’un pays de montagnes ; jamais escalier mollement incliné, à la rampe de bronze et aux marches de marbre, ne fut mesuré par un pas plus léger que le mien, en montant cette rude échelle. Au terme de mon ascension, j’ouvris précipitamment une porte, en homme qui connaît la serrure, et j’entrai, comme chez moi, dans une petite chambre où je restai d’abord immobile, et promenant à l’entour un regard attendri. Il n’y avait rien pourtant dans cette chambre qu’une table chargée de livres et de poussière, un fauteuil austère taillé dans le chêne, une couchette d’un aspect dur et froid, et sur la cheminée, dans des vases de terre dessinés par Ziegler, seul luxe d’un si pauvre réduit, quelques touffes d’asters flétris et desséchés. Personne ne m’y attendait, je n’y attendais personne. J’y demeurai jusqu’au soir, épiant la tombée de la nuit, accusant de lenteur la course du soleil, pensant que ce jour ne finirait jamais. Enfin quand l’ombre fut venue, j’allai m’accouder sur le balcon de l’unique fenêtre, et, dans un trouble que je ne saurais dire, je vis les étoiles poindre une à une ; je les aurais toutes données pour voir briller celle qui ne s’alluma pas. Que vous conté-je là, madame, et que pouvez-vous y comprendre ? Vous ne savez rien de ma vie ; vous ne savez pas que j’ai vécu deux ans dans cette mansarde, pauvre, ignoré, sans autre ami que le travail, sans autre compagne qu’une petite lumière que je voyais toutes les nuits, à travers les rameaux d’un pin du Canada, luire et s’éclipser régulièrement aux mêmes heures. J’ignorais et j’ignore encore qui veillait à cette pâle lueur ; mais je m’étais pris pour elle d’une affection sans nom, d’une tendresse mystérieuse. À travers les jardins qui nous séparaient, je lui avais dit, en partant, un bien long adieu dans mon cœur, et, au retour, en ne la voyant plus, mon cœur s’est attristé comme de la perte d’un frère. Qu’es-tu devenu, petit phare lumineux qui scintillais dans l’ombre de mes nuits studieuses ? T’es-tu éteint dans un orage ? ou Dieu, que j’invoquai pour toi, a-t-il exaucé ma prière, et rayonnes-tu d’un éclat moins tourmenté dans des parages plus heureux ? Encore une fois, c’est là toute une histoire ; j’en sais une plus fraîche et plus charmante que j’ai hâte de vous conter.

Je m’embarquai le lendemain (c’était hier), par le chemin de fer de Rouen, pour le château de Richeport, où M. de Meilhan m’avait donné rendez-vous chez sa mère. Sans l’avoir jamais vu, vous connaissez M. de Meilhan. Vous connaissez ses vers, vous les aimez. Je fais profession, pour ma part, d’aimer sa personne autant que son talent. Notre amitié date de loin : j’ai assisté aux premiers bégaiements de sa muse ; j’ai vu naître et grandir sa jeune gloire ; j’ai prédit tout d’abord la place qu’il occupe, à cette heure, dans la poétique pléiade, honneur d’une grande nation. À l’entendre, vous diriez un impitoyable railleur ; à l’étudier, vous trouveriez bientôt, sous cette couche d’ironie sans fiel, plus de candeur et de simplicité qu’il ne s’en soupçonne lui-même, et que n’en ont bon nombre de gens faisant sonner bien haut leur foi et leurs croyances. C’est, avec l’esprit d’un sceptique, l’âme crédule d’un néophyte.

En moins de trois heures la vapeur m’eut déposé, à Pont-de-l’Arche. On a beaucoup médit des chemins de fer ; il faut nécessairement que les honnêtes gens qui s’en sont mêlés n’aient eu jamais au loin ni parents, ni amis, ni maîtresses. M. de Meilhan et sa mère m’attendaient au débarcadère. Les premiers transports apaisés, car voilà bien trois ans que mon poète et moi nous ne nous étions vus, je vous laisse à penser au milieu de quels éclats de rire, partit tout d’un coup, comme un obus, le nom formidable de lady Penock ! Edgard, qui savait mon aventure, et qu’excitait encore la joie de ma présence, poussait des shocking à terrifier les échos du rivage, et nous allions ainsi, en calèche découverte, au pas des chevaux, riant, causant, nous pressant les mains, échangeant question sur question, tandis que madame de Meilhan, après avoir partagé notre hilarité, paraissait observer avec intérêt le tableau de nos épanchements mutuels. Tout cela s’encadrait dans le plus beau pays du monde ; pays adorable, en effet, et auquel il ne manque guère, pour se voir apprécier convenablement, visité, décrit, chanté sur tous les tons, que d’être à cinq cents lieues de la France.

J’ai l’esprit naturellement gai, le cœur naturellement triste. Il y a toujours en moi, quand je ris, quelque chose qui souffre et se plaint ; il n’est pas rare que je passe brusquement et sans transition d’une explosion de gaieté à un violent accès de tristesse ou de mélancolie. Arrivés à Richeport, nous trouvâmes au château quelques visiteurs, entre autres un général gravement résigné aux plaisirs d’une journée champêtre. Pour échapper à cette illustre épée qui l’avait entrepris sur la bataille de Friedland, Edgard s’esquiva adroitement entre deux charges de cavalerie et m’entraîna dans le parc, où madame de Meilhan ne tarda pas à nous rejoindre, suivie de tout son monde, le terrible général en tête. Interrompue un instant par la retraite savamment ménagée du jeune poète, la bataille de Friedland recommença, avec une nouvelle furie. Les allées du parc sont étroites. Le guerrier marchait en avant avec Edgard, qui suait à grosses gouttes et s’épuisait en vains efforts pour délivrer son bras des étreintes d’un poignet de fer : madame de Meilhan et les quelques personnes qui l’accompagnaient représentaient le corps d’armée ; moi, je formais l’arrière-garde. Les balles sifflaient, les bataillons se heurtaient, on entendait les cris des blessés, on respirait l’odeur de la poudre. Dans l’intention d’éviter autant que possible le spectacle d’un affreux carnage, j’avais ralenti graduellement le pas, si bien qu’au tournant d’une allée, je remarquai avec une agréable stupeur que j’avais, sans m’en douter, déserté mon drapeau. Je prêtai l’oreille ; je n’entendis que le chant du bouvreuil. J’aspirai l’air et ne recueillis que la senteur des bois. Je cherchai au-dessus des trembles et des bouleaux un nuage de fumée qui pût me mettre sur la trace de la mêlée ; je n’aperçus que le bleu du ciel qui riait à travers le feuillage. J’étais seul. Par une de ces réactions dont je vous parlais tout à l’heure, je m’abîmai insensiblement dans une rêverie profonde.

Il faisait une chaleur accablante ; je me laissai tomber sur l’herbe, à l’ombre d’un épais fourré, et je restai là, écoutant à la fois les vagues rumeurs de la nature et les bruits confus de mon cœur. La joie que je venais d’éprouver en revoyant Edgard m’avait fait sentir plus vivement le vide immense que ne comble point l’amitié : les sens amollis par les émanations que le soleil en feu dégageait du parc embrasé, je poursuivis en élégies sans fin l’entretien doux et grave qu’un soir nous avions eu sous vos tilleuls. Soit que je pressentisse quelque chose de prochain dans ma destinée, soit que je fusse tout simplement sous l’influence d’une journée brûlante, j’étais inquiet ; il y avait dans mon inquiétude je ne sais quoi de pareil à l’attente d’un bonheur indéfini, et de loin en loin les brises qui passaient par chaudes rafales me jetaient comme un gai refrain : — Elle existe, elle existe ; vous la rencontrerez.

Il fallut bien se rappeler que je n’étais que depuis quelques heures l’hôte de madame de Meilhan, aux yeux de qui ma brusque disparition pouvait paraître pour le moins étrange. De son côté, Edgard, que je venais d’abandonner traîtreusement au plus fort du danger, devait se plaindre de ma défection. Je me levai, et, chassant les chimères ailées qui bourdonnaient autour de moi, comme autour d’une ruche un essaim d’abeilles, je me disposai à rejoindre mon corps avec le lâche espoir que, quand j’arriverais, l’affaire serait terminée, et qu’il ne resterait qu’à chanter victoire. Malheureusement, heureusement plutôt, je ne connaissais pas les détours du parc où j’étais, et j’errais au hasard dans ce labyrinthe de verdure, que le soleil chauffait à pleins rayons, sans réussir à m’orienter, lorsque j’entendis le murmure argentin d’une source prochaine, qui babillait avec les cailloux de son lit. Attiré par la fraîcheur du lieu, je m’approchai, et au milieu d’un fouillis d’iris, de menthe, de liserons et de fontinale, j’aperçus une blonde tête qui se désaltérait au courant. Je ne voyais qu’une masse de cheveux amoncelés au-dessus de la nuque en lourdes torsades d’or, et une petite main qui recevait, comme une coupe d’opale, l’eau qu’elle portait ensuite à deux lèvres aussi fraîches sans doute que le cristal dont elles s’abreuvaient. Comme la figure et la taille étaient entièrement cachées par les plantes aquatiques qui croissaient à l’entour du bassin, je pensai que c’était une enfant, une fillette de douze ans au plus, la fille d’une des personnes que j’avais laissées sur le champ de bataille de Friedland. Je m’avançai encore de quelques pas, et, de ma plus douce voix, car je craignais de l’effaroucher :

— Mademoiselle, demandai-je, sauriez-vous me dire si madame de Meilhan est de ce côté ? À ces mots, je vis une jeune et belle créature, grande, mince, élancée, se lever comme un lis au milieu des roseaux, et, la pâleur au front, m’examiner d’un air de gazelle effarée. Je demeurai moi-même immobile et muet à la contempler. Elle avait véritablement la royale beauté du lis. Une imagination amoureuse des mélodies de la muse antique l’aurait prise à coup sûr pour la nymphe de ce ruisseau. Semblables à deux bleuets dans un champ d’épis mûrs, ses grands yeux bleus avaient la limpidité transparente de la source où l’azur du ciel se mirait. Son front, sa bouche et son regard respiraient la fierté de Diane chasseresse. Il y avait dans son attitude et dans l’expression de son visage quelque chose d’une royauté qui se cache et qui ne veut pas être reconnue ; mélange bizarre de hardiesse craintive et de timidité superbe. Au milieu de tout cela, un éclat de jeunesse, une fleur d’innocence, je ne sais quoi de virginal et de presque enfantin, qui tempéraient d’une façon charmante la dignité de sa noble personne.

Je m’éloignai, troublé et charmé, sans ajouter une parole. Après avoir erré quelque temps encore à l’aventure, je découvris enfin le petit corps d’armée qui se dirigeait vers le château, le général toujours en tête. Ainsi que je l’avais prévu, la bataille touchait à sa fin ; on n’entendait plus que quelques coups de feu tirés sur les fuyards. Du plus loin qu’il m’aperçut, Edgard me jeta un regard furieux. — Ah ! traître, me dit-il, vous avez lâché pied ! Je suis criblé de balles ; j’ai six boulets dans la poitrine. — Monsieur, s’écria le général, où en était l’affaire au moment où vous l’avez quittée ? — Vous allez voir, me dit Edgard, que le bourreau va recommencer. Général, fit observer madame de Meilhan, je crois que les munitions sont épuisées, et que le dîner nous attend. — Très-bien, répliqua gravement le héros ; nous prendrons Lubeck au dessert. — C’est nous qui sommes pris, dit Edgard en poussant un soupir à soulever un pan des Cordillières.

M. de Meilhan s’était détaché du groupe des promeneurs pour venir à moi ; nous marchions tous deux côte à côte. Vous avez déjà deviné, madame, quelles questions je brûlais d’adresser à Edgard ; comprenez aussi quel sentiment de crainte mêlée de pudeur me retint. Mon poète a le culte de la beauté ; mais ce culte est un vrai païen qui ne voit rien au delà de la forme et de la couleur. Il résulte de là, toutes les fois qu’il s’agit d’une femme belle, une certaine hardiesse de détail que n’atténue pas toujours la grâce de l’expression, et un si vif enthousiasme de la chair, une telle complaisance à caresser les lignes et les contours que les délicats s’en offensent. La femme alors pose devant lui comme une statue ou plutôt comme une Géorgienne dans un marché d’esclaves, et à voir de quelle façon il l’analyse et la détaille, on dirait qu’il veut la vendre ou l’acheter. Il n’est ici-question que de sa parole, vive, animée, un peu gauloise dans sa crudité pittoresque. Poète, il sculpte comme Phidias, et son vers a la blanche chasteté du marbre.

Je préférai donc m’adresser à madame de Meilhan. De retour au château, je l’interrogeai, et j’appris d’abord que ma belle inconnue se nommait madame Louise Guérin. À ce mot de madame, mon cœur se serra. Pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. J’appris ensuite qu’elle était veuve et pauvre, et qu’elle vivait du travail de ces jolis doigts que j’avais vus puiser à la source. Sur tout le reste, madame de Meilhan n’était guère plus avancée que moi, et ce qu’elle en savait se bornait à des présomptions indulgentes et à de bienveillants commentaires. Une femme si jeune, si belle, si pauvre, et travaillant pour vivre, ne pouvait être qu’une noble et sainte créature. Je me pris aussitôt pour elle d’un sentiment de pitié respectueuse qui se changea en un sentiment d’admiration exaltée, quand elle parut au salon dans toute la magnificence de sa beauté, de sa grâce et de sa jeunesse. En se rencontrant, nos regards se troublèrent, comme s’il y avait déjà un secret entre nous. Elle parut, et presque aussitôt je me sentis enveloppé du charme de sa présence. Edgard me dit que c’était une dame de compagnie que sa mère avait prise avec elle en attendant qu’il se mariât. Le malheureux ! s’il ne faisait pas de si beaux vers, je l’aurais étranglé sur place. Pendant le dîner, assis en face d’elle, je pus l’observer à mon aise. Elle avait l’air d’une jeune reine à la table d’un de ses grands vassaux. Grave et souriante, elle parla peu, mais si à propos et d’une voix si douce, que je recueillis dans mon cœur chaque mot qui tomba de sa bouche, comme une perle d’un écrin. J’étais moi-même silencieux, et je m’étonnais que, lorsqu’elle se taisait, on osât parler devant elle. Toutes les saillies d’Edgard me parurent d’un goût détestable, et vingt fois je fus sur le point de lui dire : « Edgard, observez-vous, la reine vous entend. »

Au dessert, comme le général se préparait à faire manœuvrer l’artillerie de siége, on se leva précipitamment pour échapper à la prise et au saccage de Lubeck. Edgard se jeta dans le parc, les convives se dispersèrent ; et, tandis que madame de Meilhan, subissant avec une héroïque résignation les inconvénients attachés à sa dignité de maîtresse de maison, combattait auprès du général, comme Clorinde auprès d’Argant, je me trouvai seul avec la jeune veuve sur la terrasse du château. Nous causâmes, et j’ignore par quel enchantement je sentis aussitôt mon âme sans défense passer tout entière dans la sienne. Je me surpris à lui confier ce que je ne m’étais pas encore dit à moi-même. Ce qu’il y avait en moi de plus intime et de plus caché s’échappait de mon sein, irrésistiblement attiré au dehors. Quand je parlais, il me semblait que je ne faisais que traduire ses pensées. Quand c’était son tour de répondre, elle me formulait les miennes. En moins d’une heure, j’appris à la connaître. C’est en même temps un esprit expérimenté qui peut descendre au fond de toutes choses, un cœur tendre et sans expérience, à qui la vie n’a jamais touché. En théorie, c’est une haute et précoce raison mûrie par l’infortune ; dans la pratique, c’est une âme ignorante, non encore éprouvée. Jusqu’à présent, elle n’a vécu que par l’activité de la pensée ; tout le reste en elle dort, cherche ou attend. Qui est-elle ? Elle n’est pas veuve ; Albert Guérin n’est pas son nom ; elle n’a jamais été mariée. Où madame de Meilhan hésite et doute, moi j’affirme et je décide. D’où vient cependant que le mystère dont elle s’environne a pour moi tout le prestige et tout l’éclat d’une vertu notoire ? D’où vient que mon cœur s’en réjouit tout bas, quand ma prudence devrait s’en alarmer tout haut ? Autre mystère que je ne me charge pas d’expliquer. Tout ce que je sais, c’est qu’elle est pauvre, et que, si j’avais une couronne, je voudrais l’anoblir encore en la mettant sur ce noble front.

Ne me dites pas que c’est insensé, que l’amour ne naît pas ainsi d’un regard ni d’une parole, qu’il germe longtemps avant d’éclore. Les enthousiastes vivent vite. Ils vont au but par les mêmes sentiers que la raison ; seulement, la raison se traîne, tandis que l’enthousiasme vole. D’ailleurs, cet amour était depuis longtemps éclos ; il ne cherchait qu’un cœur où se poser. Et puis, est-ce l’amour ? Je me trompe peut-être. D’où naît pourtant le trouble qui m’agite ? D’où vient l’ivresse qui m’inonde ? D’où part le rayon qui m’éclaire ? Je l’ai revue, et le charme n’a fait qu’augmenter. Comme vous l’aimeriez ! Comme l’aurait aimée ma mère !

Au milieu de ces préoccupations, je n’oublie pas, madame, les instructions que vous m’avez données. Il suffit que vous vous intéressiez à la destinée de mademoiselle de Châteaudun pour que je m’y intéresse vivement moi-même. Le prince de Monbert est attendu ici ; je pourrai donc sous peu de jours vous adresser, pris sur le vif, les renseignements que vous désirez. Voici près de dix ans que j’ai perdu de vue le prince : esprit charmant et cœur loyal ; ajoutez qu’il est à cette heure l’homme de France qui a vu en sa vie le plus de tigres et de postillons. J’observerai scrupuleusement ce que dix années de voyages ont pu amener de changement dans sa manière de voir et de sentir ; mais je crois pouvoir affirmer d’avance que dans cette franche nature je ne découvrirai rien qui puisse justifier la fuite de l’étrange et belle héritière.

Tous mes respectueux hommages à vos pieds.

Raymond de Villiers.