La Czarine noire et autres contes sur la flagellation/La Czarine noire (900)

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L’AMOUR CRUEL


LA CZARINE NOIRE

(900)

I

Au-dessus de la ville de Halycz, au haut des monts qui longent le Dniester se dirigeant du Sud à l’Est, s’étalent les ruines majestueuses du vieux château des czars, en Galicie.

Des aigles construisent leurs aires, les renards creusent leurs souterrains là où, il y a des siècles, des princes puissants tenaient leur cour et recevaient les ambassades des empereurs de Bysance. Le rouge-gorge couve ses œufs ; de petits lézards en or vert courent parmi les décombres ; des abeilles volètent en tous sens ; des fleurs sauvages s’épanouissent sur la vieille table de marbre devant laquelle se rendait la justice, sur la haute chaire de la chapelle et au fond des cachots éventrés.

Mais à l’époque où se passe cette histoire, les murailles se dressaient encore, menaçantes, dans le ciel rouge du soir, et les murs du palais scintillaient dans le miroitement de leur splendeur orientale.

Le grand czar Wladimir est couché aux pieds de son esclave.

La fenêtre est ouverte et son arche grandiose entoure d’un cadre somptueux le paysage hivernal.

Les coupoles de Halycz s’embrasent sous les derniers rayons du soleil, tandis que des ombres profondes descendent, comme un brouillard, sur la plaine blanche s’étendant à perte de vue. Les tours isolées de quelques nobles boyards en émergent comme des mâts bleuâtres ; de petits villages semblent des troncs d’arbres déchiquetés, et, dans un lointain crépusculaire, la sombre ligne des monts boisés se découpe sur des nuages blancs.

La grande salle, au centre de laquelle se trouve un lit de repos, est transformée en tente par les plis lourds d’une soie tissée de fils d’or, tombant de la clé de voûte le long des murs.

Des peaux d’ours jonchent le sol.

Exhaussée sur des coussins moëlleux, la belle esclave se prélasse. L’un de ses pieds se pose sur le maître couché, comme sur un escabeau.

De sang russe, comme lui, elle unit à une taille souple et élancée, des formes d’une grâce opulente.

Un ample vêtement de soie foncée, une tunique doublée de sombre fourrure et bordée de même, enveloppent de leur caresse douce, sa royale beauté. Ses blonds cheveux défaits sont retenus dans leur chute par les rouges rangées de corail marin, formant un fonds d’or au délicat ovale. Les traits sont doux, presque fondus ; les grands yeux sombres sous les longs cils noirs, semblent ne caresser que des rêves et des chimères. Mais les lèvres sanguines de la mignonne bouche bien arquée, sont fortement serrées l’une contre l’autre, et le menton court termine le profil en une ligne brève et dure.

Son bras rond, d’une forme classique, et sa main transparente et veinée aboutissent aux doigts courts qui caractérisent les assassins et les tyrans.

Ces petits doigts jouent nonchalamment avec les boucles du grand czar, et le regard plane, solitaire comme un aigle, sur le paysage.

Une beauté triste atténue l’apparence rude et virile de Wladimir.

De hautes bottes en cuir jaune, de larges pantalons, une tunique bordée de zibeline, l’habillent noblement et fastueusement. Il s’appuie d’une main sur la peau de l’ours que sa lance a abattu, et son regard se perd dans les charmes de l’aimée, un regard chargé de mélancolie et d’un douloureux pressentiment.

Soudain, elle tressaille sous le coup d’une frayeur, puis regarde son amant et rit.

— Qu’as-tu ?

— Tu m’as fait peur.

— Comment ?

— Par ton regard.

— T’ai-je déplu, ma souveraine ?

— Ne m’appelles pas souveraine.

— Ne l’es-tu pas ? Le plus grand des czars, maître de millions de sujets, devant qui les empereurs de Bysance tremblent sur leurs trônes d’or, n’est il pas un esclave à tes pieds ?

— Toi, mon esclave ? et un éclat de rire répercuta son sarcasme sonore sous la voûte.

— Te souvient-il du jour où tu m’as rencontrée ? dit-elle, baissant la voix et jouant avec la chevelure du maître.

— Comment ne m’en souviendrait-il pas ? La guerre contre Kiew était finie. Mon armée revenait lentement. J’étais resté en arrière et me trouvais dans le train qui, tout à coup, s’arrêta.

— Deux de tes vaillants boyards se disputaient furieusement une femme, compléta l’esclave avec un frémissement des lèvres.

— C’était toi, Narda !

— C’était moi. L’un des deux m’avait enlevée. Il avait surpris notre ferme et massacré mon époux.

Une sinistre et douloureuse lueur s’était allumée au fond de ses yeux. Elle reprit :

— Je jubilai en voyant l’un attaquer l’autre et lui enfoncer son couteau dans la poitrine. Il m’avait attachée, les mains liées derrière le dos, à la queue de son cheval, et maintenant il gisait à terre et je pouvais poser mon pied sur sa tête. Je ris en voyant son agonie, j’étais vengée !

Le czar regarda la belle créature et fut saisi d’un frisson. Elle continua.

— Il se produisit un tumulte. Tout le monde se battait pour moi, lorsque passa un homme à cheval, beau comme un jeune dieu. Ses yeux tombèrent sur moi et, dans le regard qu’il me jeta, il y avait plus de tristesse et d’ardeur que de convoitise. Quelque chose alors cria au fond de mon âme : « Tu ne seras qu’à lui, rien qu’à lui ! » — Qui est cet homme au cheval noir ? demandai-je au premier venu. — C’est le grand czar, me fut-il répondu.

Il avait passé. Je ne voyais plus que l’hermine dont sa tunique était bordée et qui fouettait la croupe de son cheval. Les épées recommencèrent à se croiser. Soudain, un grand vieillard se fraye un chemin vers moi dans la mêlée, et dit : « Cette femme est au czar ! » La horde se prosterna le visage contre terre… Ainsi je devins tienne.

Narda se pencha vers son maître et l’attirant passionnément à elle, enlaça ses bras autour de son cou.

— Tu voulais être mienne ? reprit Wladimir, et tu me griffas quand je voulus t’embrasser.

Narda se mit à rire.

— Tu me tournais le dos quand j’approchais. Un silence hautain accueillait mes paroles. Qu’as-tu fait pour me plaire ?

— Je ne voulais pas plaire, je voulais être aimée. Pour te séduire, je fis le contraire des autres femmes. Lorsque le cor sonnait dans la cour du château et que toutes couraient à la fenêtre pour voir passer le grand czar, j’allais me jeter sur mon lit. Et quand elles parlaient de toi, je me bouchais les oreilles.

— Cela m’exaspérait. Je passais les fenêtres en revue et je me mordais les lèvres. Les baisers et les caresses des autres femmes m’écœuraient. Je vais à toi : tu quittes la chambre. « Demeure », dis-je. Tu croises les bras. « Viens près de moi. » Tu restes immobile. Alors je t’attire sur mes genoux. Tu me repousses. Tu me frappes au visage. Et moi, le grand czar, je me laisse frapper !

Narda lui passa doucement la main sur la joue et le baisa à pleines lèvres :

— Je te regardai et te dis : « Tue-moi, tu le peux, mais tu ne me forceras pas. Je me ris de toi. Tu es aussi impuissant qu’un enfant. »

— J’étais aussi impuissant qu’un enfant, reprit le czar à voix basse. Je te rencontre au jardin, une fleur à la main. « Donne-la-moi », te dis-je — « Tu l’ordonnes » ? demandes-tu. — « Non », m’écriai-je. Et tu jettes la fleur dans le fleuve, qui l’emporte jusqu’à la mer Noire.

— Chante moi quelque chose, te dis-je un autre jour, je veux entendre ta voix. — « Tu veux ? » dis-tu en riant, et tu te rejettes, en fermant les yeux, sur les coussins. Furieux, je jette la lyre sur tes genoux. Tu ris encore. « Joue », fais-je en serrant le poing.

— Je casse les cordes et te jette l’instrument à la tête.

— Je me sentais devenir fou. Pendant que les autres femmes se paraient d’étoiles de Bysance, de fourrures et de perles, tu défaisais tes cheveux d’or et, rejetant tout vêtement, descendais dans l’onde, belle comme Cypris. Ainsi tu m’as vaincu.

— Un jour, tu me dis : « Va, tu es libre », et comme je te regarde avec de grands yeux étonnés : « Ne t’occupe pas de moi », dis-tu. Et tu te prosternas devant moi, toi, le czar ! Mais je te relevai et je t’embrassai. Ainsi je devins tienne.

— Ainsi nous changeâmes de rôles : tu devins souveraine, et moi, esclave.

— Ne raille point.

— Ne t’aimé-je pas plus que mon Dieu ? À lui, j’offre de l’encens, des fleurs, de l’or et des terres. À toi, je m’offre moi-même. Tu poses le pied sur moi comme sur un marchepied. Ne suis-je pas à toi ?

— Pour combien de temps ? interrogea l’esclave, et sa question sonna désespérée, menaçante, sous la voûte de la salle.

— Est-ce que je ne t’aime pas ? demanda le czar étonné.

— Tu aimes ces cheveux, s’écria Narda, en déchirant les lacets de corail.

Les perles s’égrenèrent comme des gouttes de sang et roulèrent sans bruit sur la peau d’ours. Les ondes dorées s’échappèrent, inondant Wladimir de leur tiède splendeur.

— Tu aimes ces cheveux dont tu peux t’envelopper comme d’un manteau ; ces yeux où rayonne la jeunesse ; ces lèvres que fait fleurir le printemps ; ce corps de marbre qu’on croirait dérobé à un temple de Vénus.

Elle entr’ouvrit sa pelisse, découvrant un torse de déesse.

— Tu m’aimes, tu n’aimes que moi. M’aimeras-tu, quand je serai autre ?

Elle ensevelit son visage dans les coussins, en poussant un son rauque. Priait-elle ou pleurait-elle ?

Le czar passa son bras autour de ses larges hanches, il baisa sa nuque, ses cheveux, sa petite oreille :

— Je suis à toi pour toujours, dit-il avec passion. Fais de moi ce que tu veux.

— Tu mens, cria Narda en se redressant, frémissante de colère.

— Je ne mens point.

— Je puis faire de toi ce que je veux ?

Appuyée sur l’un de ses bras, elle le regarda. Il y avait quelque chose de surhumain, d’incompréhensible dans l’expression de son visage. Son regard faisait mal.

— Fais de moi ce que tu veux, répéta le czar.

— Jure-le, commanda-t-elle d’une voix sifflante.

Un rire sardonique contractait ses lèvres.

— Par Dieu ! par mon honneur ! répondit le czar d’un ton solennel.

Un frisson le saisit.

D’un mouvement impétueux et sauvage, la belle esclave s’empara de sa main.

— Et si je te prends au mot ?

— Prends-moi au mot.

Il était perdu.

Une expression de ruse serpenta le long des lèvres de la femme.

— Je fais de toi ce que je veux, reprit-elle en l’épiant du regard. Souviens-toi de ta parole, Czar Wladimir, et quand je te dirai : « Je veux être ta femme, fais venir le patriarche et conduis-moi à l’autel… »

Le czar pâlit.

— Tu vois, je t’attrape. Tu mens.

Elle eut un rire dur.

— Je ne mens point, repartit le czar tandis qu’une rougeur brûlante lui inondait le visage.

— Souviens-toi de ta parole.

— Ordonne. Mais je ne comprends pas ton caprice. Ne suis-je pas ton esclave ? Le petit anneau au doigt te séduit-il à ce point ?

— Non, répondit-elle. J’ai soif de pouvoir. Donne-moi l’hermine.

Le czar secoua la tête.

— Crois-moi, insista-t-il doucement en écartant de la main les cheveux qui retombaient sur le jeune front obstiné, cela t’ennuyerait.

— Laisse-moi essayer.

— Veux-tu commander pendant un jour à Halycz ? dit le czar en riant.

— Tu consentirais ?

Narda l’attira violemment à elle.

— Tu as ma parole.

Elle se tut, serra la tête du maître plus fortement contre son cœur et fixa au sol, son regard où luisait un feu sombre.

— Tu voudrais ? redemanda-t-il en imprimant un baiser sur l’épaule dénudée.

— Je veux.

L’exaltation, la majesté d’une âme supérieure la transfigura.

— Je te soumets mon empire, mon peuple, moi-même, depuis le lever du soleil jusqu’à son couchant.

— C’est moi qui fixerai le jour, dit-elle avec vivacité.

— Choisis.

— Alors, demain !

— Demain.



II

Narda était encore assoupie après une nuit sans sommeil, lorsqu’un rayon glissant à travers la fente des rideaux, tomba sur son visage pâle.

Réveillée à demi, elle prononça le nom du czar en un long soupir. Au même instant, il se présentait devant elle.

Les yeux de la jeune femme étincelèrent. Elle étendit les bras et attira le bien-aimé sur sa poitrine. Elle le serra avec angoisse et, si furieusement les lèvres de l’aimée se collèrent sur sa bouche, que Wladimir s’en effraya.

— Es-tu malade ? murmura-t-il.

— Adieu, dit-elle, en le regardant avec une tendresse et une tristesse infinies.

— Qu’as-tu ?

— Rien.

Pendant un instant, ses yeux demeurèrent fixes et perdus. Puis, secouant la tête :

— Rien, répéta-t-elle. Le soleil salue en moi la Souveraine. Wladimir, mon esclave, à genoux !

Le czar obéit.

— Baise-moi le pied.

Elle lui tendit son pied nu, aux formes pures et blanc comme le marbre. Le czar en extase y pressa ses lèvres humides.

— Maintenant, aide-moi à m’habiller.

Le czar se leva.

— Je veux paraître en reine, commanda-t-elle, vêtue d’hermine.

— Tout est prêt.

Il sortit de la chambre et revint, portant les vêtements sur son bras. Il mit un genou en terre, Narda posa sur l’autre son pied qu’il chaussa de bottines en cuir de Russie, brodées de pierreries. Puis elle descendit de sa couche, et, avec l’aide du czar qui lui couvrait les seins, les bras, la nuque, les épaules, de baisers enflammés, acheva sa toilette.

Bientôt elle se trouva tout habillée devant lui. La robe de soie blanche étincelante, ruisselait autour d’elle en une longue traîne. Une tunique rouge, richement ornée et doublée d’hermine, serrait étroitement sa taille et retombait en amples plis sur les hanches. Sa chevelure d’or reposait comme une couronne, sur son front.

— Eh bien, comment me trouves-tu ?

Wladimir l’entoura de son bras.

— J’ai peur de toi et de ton imposante majesté. La passion, le délire que tu allumes en moi, je les ressens comme une cruauté. Mais quelle volupté dans la violence que tu me fais ! La jouissance se change en tourment, le tourment, en joie. De toi, je subirais en silence les plus mauvais traitements. La mort même me serait une extase venant de toi.

Narda se croisa les bras et considéra Wladimir avec une troublante curiosité.

— Tu me provoques, dit-elle, tu es imprudent. Et si je te prenais au mot une deuxième fois ? Si je voulais éprouver jusqu’où va ton amour ? Si je te faisais fustiger comme un esclave, supplicier, tuer ? M’acclamerais-tu en mourant, comme un martyr, son Dieu ?

Le czar inclina la tête en silence. Elle le regarda encore, avec cette expression étrange qui donnait le frisson. Quel mystère couvait en l’âme de cette femme ?

De temps à autre une lueur sinistre, infernale, montait du fond de cet abîme et, dans ses yeux, luisait le fanatique désir de réaliser l’épouvantable.

Toute la cour du czar s’était rassemblée dans la salle du trône, le conseil des boyards et la garde du corps.

Une mélopée barbare et monotone annonça l’arrivée du souverain. Il conduisait Narda par la main et lui fit lentement monter les degrés du trône.

Elle promena son regard sur toute l’assemblée.

— Hauts dignitaires de mon empire, dit le czar, nobles boyards, fidèles serviteurs de ma maison, apprenez quelle est aujourd’hui ma volonté. Depuis le lever jusqu’au coucher du soleil, je renonce à ma souveraineté sur vous et sur l’empire, et je la mets aux mains de Narda, mon esclave que voici :

Un mouvement de surprise passa sur l’assemblée.

— Seule, elle commande aujourd’hui, continua l’autocrate, seule, elle détient le pouvoir à Halycz, avec le droit de vie et de mort. Vous n’obéirez qu’à elle, à elle seule, si la vie vous est chère, car moi, le grand czar, je suis aujourd’hui moi-même son esclave et lui rends hommage à genoux.

Solennellement, Wladimir mit un genou en terre et tendit à son esclave un cercle d’or, qu’elle saisit avidement et posa sur sa tête. Au même moment tous les hauts dignitaires, boyards, gens de cour, serviteurs et guerriers se prosternèrent et lui rendirent hommage.

— Je vous salue en souveraine, dit Narda, la tête haute et d’une voix mélodieuse. Que mon règne soit un règne de paix et de bonheur. Pendant sa durée, aussi loin que mon sceptre s’étend, aucun homme ne portera une arme. En signe de paix et de douceur, des femmes formeront ma garde.

« Que cent cavaliers enfourchent leur monture, emportant chacun un sac plein d’or de mon trésor, et qu’ils répandent cet or parmi mon peuple.

« À midi, je rendrai la justice, comme le firent mes aïeux, en plein air, sous le vieux tilleul, devant notre château des czars. Chacun y pourra comparaître et défendre ses droits. Je l’entendrai et jugerai, selon ma conscience et la coutume.

« Deux heures avant le coucher du soleil, je vous convie tous à un grand festin dans la salle des fêtes de notre résidence, comme mes amis et compagnons.

« Mais, malheur à quiconque enfreindra mes ordres !

« J’exige l’obéissance, la soumission complète, irréfléchie…

« Que personne n’oublie que sa tête est un objet inutile dans ma maison et que je puis abattre, si tel est mon bon plaisir. »

Menaçante, elle regardait l’assemblée, qui s’inclina en silence. Le czar considérait avec une admiration étonnée l’enivrante et étrange femme.

D’un geste plein de condescendance, elle congédia les courtisans, qui avancèrent l’un après l’autre jusqu’au pied du trône ; et, chacun, tirant son épée du fourreau, la déposa à ses pieds.

Quand tous eurent passé, Narda s’approcha du czar perdu en contemplation devant elle, et tirant le poignard de sa ceinture, le jeta sur les autres armes.

Puis, elle quitta la salle.

Le czar avait fait un mouvement pour la suivre ; sur un signe d’elle il s’arrêta.

Les esclaves femmes occupaient une autre aile du palais. La plupart s’étiraient encore paresseusement sur leurs couches. Une seule était assise, sombre et taciturne sous sa chevelure défaite, retombant comme un noir manteau sur ses épaules olympiennes.

Quand Narda entra, toutes s’étaient prosternées. La femme aux cheveux noirs, au contraire, se redressa :

— Tu es la maîtresse aujourd’hui, use de ton pouvoir, fais-moi mourir, délivre-moi.

Narda, doucement, posa la main sur sa tête.

— Tu ne mourras point, Olga, dit-elle d’une voix caressante ; tu seras libre et pourras retourner chez ton époux.

— Moi ? cria l’esclave, moi ? chez mon époux ?

Elle regarda ses compagnes avec des yeux égarés et éclata de rire, tandis que de grosses larmes inondaient ses joues pâles. Puis, se laissant choir aux pieds de Narda, elle l’adora comme une divinité.

— Tu seras libre, répéta Narda, et non seulement toi, mais vous toutes.

Avec des cris de joie, les malheureuses se précipitèrent sur ses pieds pour les baiser.

— Je romps vos chaînes une heure avant le coucher du soleil. Jusque-là, vous serez ma garde du corps.

— À la vie, à la mort ! cria Olga.

— À la vie, à la mort, répétèrent ses compagnes.

Il y avait là, réunies, plus de quarante femmes de classes et de races différentes, quelques-unes d’une beauté classique, magnifique butin de nombreuses et victorieuses campagnes. Tous les charmes de la femme, tous les types, toutes les couleurs de peau et de cheveux étaient représentés.

— Où est la négresse ? interrogea Narda.

— Au cachot.

— Tigris ? Et pourquoi ?

— Elle a tué son gardien.

Narda fit un signe et Tigris lui fut amenée. C’était une superbe femme, qui semblait découpée dans de l’ébène. Une femme troublante par la splendeur nocturne de son corps de bacchante, par le rire cruel de son visage félin et par le sanguinaire éclat de ses yeux voluptueux.

— Tu as tué un homme ? fit Narda d’un ton sévère.

La négresse s’inclina.

— Et pourquoi ?

— Pour le plaisir, répondit Tigris en faisant étinceler ses dents.

— J’ai, pour un jour, droit de vie et de mort, dit la czarine. Que vais-je faire de toi ?

— Fais-moi mourir. Je ne puis vivre ici, si je ne dois tuer personne. Mon cœur a soif de sang, comme le vôtre de baisers.

— Bien. Tu pourras te désaltérer, fit la czarine en frissonnant. Il n’est permis à aucun homme de porter une arme dans mes domaines. Je te fais grâce, Tigris. Tu seras mon bourreau.

La négresse poussa un cri sauvage, le cri d’une bête fauve.

Narda fit venir le maître du trésor, lui donnant l’ordre de préparer pour midi, les armes de sa garde d’après ses indications.

— Ce n’est pas possible, murmura le vieillard d’un air pensif.

— Tu le rendras possible, répondit Narda, sinon gare à ta tête !

Le visage de la négresse s’éclaira. Sur un mot de la czarine, on sortit des écuries impériales, les chevaux les plus fougueux. Les jeunes femmes, chacune portant un arc et un carquois en bandoulière et tenant une lance à la main, s’élancèrent sur le dos des nobles bêtes et quittèrent, joyeuses, l’enceinte du château, pour suivre leur maîtresse à la chasse à l’ours.

La forêt étendait au loin ses arbres blancs. La neige couvrait la terre comme un linceul, révélant les traces noires de l’animal. Les chiens furent découplés ; ils reniflèrent la piste et la suivirent jusqu’à la lisière du bois où elle se perdait. La czarine chevauchait avec ses femmes le long des arbres. L’aboiement de la meute leur apprit que la chasse avait commencé. Elles l’entendirent se rapprocher.

Tout à coup, l’ours montra sa tête ébouriffée derrière le taillis et avança deux pattes sur la lisière de la forêt. Deux chiens l’avaient saisi par ses petites oreilles. Il s’en débarrassa en une secousse et montra les dents.

Les amazones s’élancèrent en poussant des cris. Dix flèches sifflèrent : l’une atteignit la bête à l’œil, une autre alla se ficher entre ses côtes. Furieux, l’animal quitta l’abri de la forêt et, se jetant sur le cheval de la czarine, lui enfonça ses griffes dans le cou. Déjà le souffle de la bête embuait l’air autour de la jeune femme. Très calme, elle se recula sur sa selle et, tandis que l’animal happait sa manche de ses terribles crocs, elle lui piqua sa lance dans la gueule. Un jet de sang éclaboussa la czarine. La bête eut un sursaut et, blessée à mort, s’effondra avec un râle, déchirant dans sa chute la robe lustrée du cheval impérial.

Narda essuya son arme au poil de l’animal, choisit une autre monture et prit le chemin couvert de neige qui pénétrait dans la forêt.

Ses femmes retirèrent leurs flèches du cadavre de la bête qu’Olga attacha à la selle de son cheval.

Bientôt, la czarine vit s’élever une colonne de fumée mêlée d’étincelles, par-dessus les arbres blancs. En même temps, elle perçut le bruit régulier d’un marteau, suivi des gémissements de l’enclume. Elle avança dans cette direction et découvrit, à un endroit où le fourré s’éclaircissait, les constructions noires et basses d’une forge.

Elle s’arrêta.

Un homme vêtu de toile, sa puissante poitrine mise à nu, se tenait debout dans la neige qui lui montait jusqu’à la cheville. Apercevant l’amazone qui, frissonnante, ramenait sur elle son ample pelisse, il essuya du revers de sa manche son front ruisselant de sueur et releva les cheveux courts qui retombaient sur son visage brun, à l’expression farouche.

— Que forges-tu ? interrogea Narda d’un ton d’autorité.

— Une épée.

— Pour toi ?

— Pour moi. Qui sait à quoi cela peut servir ?

Il se remit à l’ouvrage. Les étincelles jaillirent, l’enclume résonna. Le craquement de la neige sous le pas de nombreux chevaux lui fit relever la tête. Il parcourut du regard le groupe des belles jeunes femmes qui le considéraient curieusement, puis, le fixa longuement sur Narda.

— Veux-tu aller à la guerre ? questionna-t-elle.

— Non.

Le marteau se remit en mouvement.

— Pourquoi ne sers-tu pas le czar ?

— J’aime la liberté et je hais le czar.

Les coups tombaient furieux sur la barre de fer.

Narda vint tout près.

— Comment te nommes-tu ?

— Iégor.

— Me hais-tu, moi aussi ?

— Je hais tous ceux qui ornent leurs vêtements de fourrures somptueuses, qui incrustent de l’or dans leurs murailles et attellent des hommes à la charrue, comme du bétail. Nous vivions libres, parmi des hommes libres, dans nos villages, nos huttes blanchies à la chaux. Nous labourions nos champs et paissions nos troupeaux. Tout nous était commun, la terre, la prairie, la forêt. Un seul travaillait pour tous, tous, pour un. Nous n’avions point de guerres et si l’un d’entre nous troublait, par violence, la paix de la commune, celle-ci le jugeait ; car la commune était comme un homme géant.

« Alors des hommes inconnus vinrent du Nord.

« Ils maniaient l’épée au lieu de la charrue. Ils apportèrent la guerre, la noblesse et la tyrannie. Devrais-je les aimer ?

L’impériale chasseresse fit peser sur lui le long regard inquisiteur de ses beaux yeux. Puis, secouant la tête :

— Non, dit-elle.

Iégor, surpris, leva les yeux.

La czarine, se penchant sur lui, posa sa petite main sur son épaule massive.

— Me hais-tu, moi aussi ?

— Non, pas toi.

— Veux-tu me servir ?

— Oui.

Encore deux coups du lourd marteau que Iégor déposa avec précaution sur l’enclume, et il tendit l’épée à la czarine.

Elle la prit, et la lui rendit.

— Je suis la souveraine de ce pays jusqu’au coucher du soleil. Le pouvoir est mien ; mienne, la puissance. Le czar Wladimir est mon esclave. Veux-tu me servir jusqu’au coucher du soleil ?

— Je le veux.

— Despoijna, dit la Grecque ; le soleil est au zénith. Tu veux rendre justice.

Un rire s’échappa du gosier de la czarine. Ses yeux s’éclairèrent d’une flamme sinistre.

— Oui, s’écria-t-elle. Je veux rendre justice.



III

Devant le château des czars, se trouvait un puissant et vieux tilleul. De ses branches épaisses, recouvertes de neige, il formait comme une tente au-dessus de la table de pierre et le trône du juge. De précieuses peaux de bêtes étaient étendues sur le sol en guise de tapis, et s’étalaient sur le trône.

Majestueuse sous l’hermine, un diadème étincelant dans les cheveux, Narda siégeait, enveloppée des chaudes fourrures, et son pied reposait sur elles.

À sa droite se tenait Olga, la Russe, avec vingt femmes de la garde portant des lances et vêtues de tuniques bleues, bordées de la fourrure argentée du chinchilla.

À sa gauche, Zoé, la Grecque, se tenait avec vingt autres femmes en tuniques rouges, bordées de zibeline, et portant des arcs et des carquois garnis de flèches. Derrière la justicière, Tigris, la négresse, était couchée sur une pierre moussue, vêtue de pourpre, un turban couleur de sang enroulé autour de la tête, un court et large coutelas pendait à sa ceinture.

Le czar était mêlé à la foule qui, tête nue, formait respectueusement un demi-cercle autour de la place sacrée. Des deux côtés, les boyards, somptueusement vêtus, les visages renfrognés, étaient ramassés en un groupe serré. La czarine les considérait d’un œil sombre.

Tout à coup Iégor parut, pieds nus, chevauchant un petit cheval à qui des cordes servaient de brides ; l’épée récemment forgée, pendait à son épaule.

— Dépose ton épée, commanda la justicière.

Iégor descendit de cheval, posa l’épée aux pieds de la czarine et se retira.

— Que quiconque se trouve lésé, commença Narda d’un ton solennel, se présente devant Dieu et devant nous, et porte sa plainte.

Un silence profond suivit ces paroles. Puis un vieillard se détacha du cercle des assistants et, s’avançant d’un air résolu, se prosterna le visage dans la neige, en élevant les mains vers Narda.

— J’accuse devant Dieu et devant toi, dit-il, Gedmyn, le puissant boyard.

Gedmyn s’avança, rejeta sur son épaule son manteau bordé de zibeline et toisa le paysan d’un regard railleur.

— C’est moi que tu accuses ?

— C’est toi que j’accuse, reprit le paysan en tremblant. Ne m’as-tu pas arraché mon fils, mon fils unique ? Ne l’as-tu pas traîné de force à ton service, à la guerre ?

Gedmyn éclata de rire.

— C’est la coutume de boyards.

— Sommes-nous de tes gens ? Nous sommes sujets du czar, cria le vieillard, mon fils est libre et tu l’as emmené comme un esclave.

— As-tu un droit sur son fils ? demanda la czarine.

— Non, fit Gedmyn d’un ton bourru.

La taille haute, sa belle tête levée, il était comme un jeune dieu au milieu de l’assemblée, et soutint, sans trouble, le regard de la czarine.

— Lève-toi, dit celle-ci au vieillard. Qui se plaint encore ?

Une femme demi-nue se pressa à travers la foule et embrassa les genoux de Narda.

— J’accuse Gedmyn devant Dieu et devant toi, cria-t-elle. Il m’a volé ma fille, il a profané ma pauvre et belle enfant…

— Assez ! fit Narda brusquement.

Ses lèvres et ses narines mobiles frémissaient.

Se tournant vers le boyard :

— As-tu un droit sur sa fille, Gedmyn ?

Le jeune homme répondit par un éclat de rire et, tournant sur ses talons, alla rejoindre ses amis.

Alors deux hommes s’avancèrent simultanément. L’un, vigoureux, portait la blouse de toile des paysans ; l’autre, habillé de drap fin, était un rusé marchand.

— Qui accusez-vous ?

— Gedmyn, le puissant boyard.

— Parle, toi, le premier, dit la czarine, en s’adressant au marchand. Que t’a-t-il fait ?

— Pas grand’chose, dit le plaignant d’un air sournois. Il a attaqué les voitures qui m’apportaient des marchandises du Levant et pris ce qui lui plaisait.

— Et toi ?

— Moi, je représente ici la commune de Iezapoul, répondit l’homme de la campagne. Nous sommes des hommes libres et n’obéissons qu’au czar. Or, Gedmyn vient chez nous avec des soldats, prélève des impôts et des peaux de martre, vole nos enfants, et, finalement, se construit un château.

— Assez ! fit la czarine en bondissant, et, se tournant vers sa garde, elle commanda sans sourciller :

— Emparez-vous de Gedmyn !

En un clin d’œil, Olga et sa suite avaient renversé le puissant boyard et l’étendaient, garrotté, aux pieds de leur maîtresse. Le peuple les acclamait.

— La plaisanterie va trop loin, dit une voix dans le groupe des boyards. Czar Wladimir, songe à ton devoir.

Le czar s’approcha de Narda.

— Songe à ta parole ! dit-elle d’un ton sévère.

Le czar hésita un moment, puis baissa la tête.

— Ils ramperont sous mon pied, lui glissa à l’oreille la femme adorée. Puis, à voix haute et tranchante :

— Écoutez ma sentence : ce Gedmyn, ce valet arrogant, je vous l’abandonne en dédommagement du tort qu’il vous a fait. Mais je vois quatre plaignants, quatre personnes lésées. Je serai juste. Écartelez-le et donnez à chacun sa part.

La foule eut un mouvement de recul.

— Que ce soit là la fin du jeu, cria Islow, le vaillant capitaine. Jetez-la à bas du trône. Qui donc se soumettrait à une esclave ?

Les boyards se précipitèrent sur Narda, les lances des femmes les repoussèrent.

— Que ce soit là la fin de votre règne, cria Narda. Qui donc se soumettrait à des esclaves ?

Les femmes, aidées du peuple, jetèrent à terre les révoltés et les chargèrent de chaînes.

La foule acclamait la czarine.

Wladimir fit un mouvement, un geste de Narda le retint. Triomphante et narquoise, elle s’avança au milieu des orgueilleux, réduits à l’impuissance.

— Préparez-vous à mourir, dit-elle.

Une expression de sévérité impitoyable contractait son beau visage.

— Repentez-vous de vos péchés et priez.

Devant cette attitude inexorable, l’orgueil des boyards se brisa. Ils tombèrent à genoux, pleurant et suppliant.

— Grâce, grâce, gémissaient-ils.

— Grâce ? Eh bien soit, fit la czarine. Voici la grâce que je vous fais…

Déjà les malheureux élevaient leurs mains en un geste d’adoration, lorsqu’elle acheva :

— Vous ne mourrez pas de la mort de Gedmyn, mais sous les flèches de mes femmes.

Pendant ce temps, Gedmyn avait été dépouillé de ses vêtements. Tigris, se dressant d’un bond, retroussa lentement ses manches.

Au milieu des champs, des piquets avaient été plantés en forme de parallélogramme.

Les femmes y traînèrent Gedmyn et l’attachèrent par les pieds et les mains, aux quatre piquets, en sorte qu’il semblait mis en croix sur le dos. Les lancières formèrent un cercle étroit autour de lui. Derrière elles, se tenaient les spectateurs, parmi eux la czarine, les bras croisés.

Quand la négresse, tirant son large coutelas, s’approcha de Gedmyn, il se mit à trembler.

— Tu trembles ? fit la czarine. Mais lui, d’un ton bourru :

— J’ai froid.

La négresse appuya un genou sur sa poitrine, regarda un instant sa victime et lui enfonça son couteau dans le cœur.

Le beau jeune homme ferma les yeux. Son sang perla lentement, tachant la neige. La foule, silencieuse, retenait son souffle.

Tout à coup, le supplicié commença à gémir. La négresse le déchiquetait avec une joie féroce. Encore un hoquet, un soupir et tout fut fini.

La czarine se détourna, livide ; mais elle se maîtrisa et fit signe à ses femmes.

Celles-ci, amenant leurs prisonniers, les attachèrent chacun à l’un des arbres de la place. Les femmes armées de flèches se placèrent, sous la conduite de Zoé, en face des condamnés.

— Ne visez pas trop juste, recommanda Narda.

— Sois tranquille, repartit Zoé. Les boyards sont un gibier rare. Nous ferons durer le plaisir.

Elle appuya son arc contre terre et posa une flèche sur la corde, qu’elle tendit. Puis, parcourant des yeux les rangs des prisonniers, elle arrêta son regard, avec une sinistre complaisance sur un adolescent d’une rare beauté.

— Tu me plais, lui dit-elle. Je te choisis pour cible. Comment te nommes-tu ?

Le boyard ne répondit pas.

— Je saurai te faire parler.

Elle visa un instant et décocha la flèche, qui se fixa dans le bras droit.

— Zoé ! cria le blessé dont le sang perla.

— Ah ! tu me connais à présent, dit la Grecque en écartant de la main les cheveux d’or qui voilaient son visage régulier. Et toi, comment te nommes-tu ?

— Romain.

— Eh bien, Romain, où veux-tu que je t’adresse ma seconde flèche ?

— Tu es belle comme Aphrodite, dit le jeune homme en la fixant de son doux regard bleu. Sois miséricordieuse, comme les dieux quand on les implore. Envoie-moi ta seconde flèche…

— Où cela ?

— Dans le cœur, Zoé.

Au même instant le cœur était percé. La jolie tête s’inclina sur l’épaule. La Grecque considérait le pâle cadavre avec mélancolie.

Un éclat de rire bruyant vint la heurter comme une dissonance.

La négresse venait de manquer pour la deuxième fois sa victime. Les archères l’entouraient en sautant et criant comme des enfants. Tigris découvrait ses longues dents blanches. Elle choisit une nouvelle flèche, la posa sur la corde et visa juste cette fois.

L’arme s’ancra profondément dans la jambe droite du boyard.

— Vite, la jambe gauche, Zoé ! cria la czarine.

Zoé obéit. Elle ne visa qu’un moment et la flèche se plaça à l’endroit indiqué. Narda fit un signe d’approbation.

Les flèches volèrent ainsi l’une après l’autre, allant droit à leur but. Chaque boyard perdait le sang par plusieurs blessures. Le peuple, rempli d’admiration et de respect, approuvait les coups par des murmures et, à la fin, manifesta son enthousiasme par des cris sauvages.

Étrange concert que ces cris se mêlant au sifflement des flèches, aux plaintes des mourants et aux frais éclats de rire des jeunes femmes.

Mais la czarine détourna la tête.

— Finissez-en, dit-elle, il fait froid.

Elle ramena en un frisson son impériale pelisse autour de ses épaules.

À présent, chaque flèche éteignait une existence. Seul, Islow, l’intrépide capitaine, percé de plus de vingt flèches, respirait encore.

— Achève-le, dit la czarine à Tigris.

La négresse ne fit qu’un bond ; son couteau brilla comme un éclair et la tête du soldat roula dans la poussière.

Lentement, l’exécutrice essuya la lame à ses cheveux crépus et la remit dans sa ceinture.

— Iégor, fit la czarine en élevant la voix, Iégor s’avança.

— Monte à cheval, rends-toi à la frontière où se trouve notre armée de magyars, et amène-la-moi.

— Moi, despoïna ?

— Oui, toi, et, tirant avec vivacité un papier de son sein, la czarine le lui tendit.

— Voici ce qui te donne le pouvoir.

Iégor s’agenouilla pour recevoir le parchemin.

— C’est aller trop loin, cria le czar. Tu as fait ce qu’aucun souverain n’eût osé, humilié la domination d’une noblesse arrogante. Nous t’en remercions. Mais ne touche pas aux droits de la couronne.

Iégor s’était levé en jetant sur le czar un regard hostile.

Sur un signe de Narda, il enfourcha son cheval et disparut.

— Tu veux qu’un mendiant commande notre armée ? objecta Wladimir ému.

— Est-ce à toi à en décider ? repartit Narda. Un rire étrange fit briller ses yeux.

— Et à qui donc ?

— N’oublie pas, dit-elle en s’appuyant nonchalamment sur son épaule, qu’aujourd’hui je règne sur tous ceux qui t’obéissaient hier. N’oublie pas que le czar lui-même, est un esclave qui ne respire que par la grâce de sa souveraine.



IV

Deux heures avant le coucher du soleil, toute la Cour était réunie dans la grande salle du château des czars. Les boyards des environs étaient venus, accompagnés de leurs femmes, en des traîneaux dorés.

De lourdes tentures pourpres couvraient les fenêtres, laissant filtrer la lumière du soleil qui teintait de sang les murs et le parquet. Les peintures des vieux maîtres byzantins se détachant sur un fond d’or mat, les hauts candélabres en or repoussé, les lampes d’or qui pendaient du plafond, la lumière diffuse des cierges donnaient à la salle un éclat solennel.

En face la porte d’entrée, se trouvait un balcon supporté par d’élégantes colonnes ioniques. Une porte y donnait accès de la chambre du czar que dissimulaient de grands rideaux. Aucun escalier n’y conduisait de la salle, le balcon planait hors de toute atteinte.

C’est par là qu’entra la czarine. Passant inaperçue et sans bruit, la tête entre les rideaux, elle embrassa d’un coup d’œil l’assemblée mouvante de ses invités, puis se retournant, appela ses femmes.

— Tous les boyards invités sont-ils ici ?

— Oui, despoïna, répondit Zoé.

— Ont-ils tous déposé leurs armes ?

— Tous, avant de pénétrer dans la salle.

— Bien, fit Narda. Que rapportent mes cavaliers ?

— Ils ont répandu ton or parmi le peuple, dit Olga.

— Et le peuple ?

— Bénit ton règne, souhaitant le voir durer toujours.

— Tous les ordres sont-ils exécutés ?

— Oui, despoïna.

— Tous mes ordres, Zoé, sont-ils exécutés ?

— Oui, despoïna.

— Es-tu prête, Tigris ?

La négresse acquiesça.

— Où est le czar ?

— Il attend tes ordres.

— Qu’il vienne.

Majestueusement, Narda repoussa les tentures des deux côtés et s’avança jusqu’à la balustrade, tandis que ses femmes se retiraient sans bruit.

Lorsqu’elle parut, vêtue d’hermine, le regard dominateur, les boyards l’acclamèrent à grands cris et se prosternèrent comme en prière.

Avec une légère inclinaison de la tête, elle prit place sur le trône.

Les hérauts annoncèrent le commencement du repas en indiquant à chacun la place qu’il devait occuper.

Les serviteurs, en longues théories, apportèrent les mets succulents et les hautes amphores pleines de vins précieux.

Les sons harmonieux d’un orchestre invisible semblaient descendre du haut du ciel, couvrant le tumulte joyeux. Le czar parut sur le balcon.

Narda, ivre d’orgueil satisfait, lui tendit son pied à baiser.

— Tu vas me servir, lui dit-elle. Montre-toi digne de ma faveur. Mais, malheur à toi si tu te trompes.

— Que désire ma souveraine ?

— Dresse la table.

Wladimir sortit et reparut portant un guéridon en ivoire qu’il posa devant sa maîtresse et recouvrit d’une nappe byzantine.

Il posa dessus un plat d’argent, puis alla chercher les mets qu’il présenta à genoux. Il versa de même le vin dans la coupe.

Tandis qu’en bas, la fête dégénérait en bacchanale, Narda pétillait de malice.

Elle pétrissait avec ses doigts des boulettes de pain et les lançait à Wladimir.

Quand il apportait le plateau, elle demandait du vin ; lorsqu’il remplissait la coupe, elle commandait des fruits, et riait si le czar, prévenant son caprice, exécutait ses ordres plus vite qu’elle ne les donnait.

— Baise ma main, dit-elle.

Le czar, un genou à terre, porta la petite main à ses lèvres.

Mais Narda le repoussa du pied.

— Va-t-en, tu m’ennuies.

Elle appuya son bras sur la balustrade et regarda.

À la table du festin, un vieux boyard à barbe blanche vida sa coupe en l’honneur de Narda, et en jeta la lie au plafond.

Des milliers de voix joyeuses répétèrent l’hommage.

Narda se retourna et, apercevant Wladimir :

— Tu es encore là ?

Wladimir s’inclina.

— Donne-moi à boire.

Elle lui tendit la coupe. Il l’emplit et voulut s’éloigner.

— Reste.

Et elle lui jeta un regard si étrange qu’il en eut le frisson.

— Tu as peur, lui dit-elle d’un ton enjoué.

— Non.

— Tu mens, tu trembles de tout ton corps.

— Tu as peur, répéta-t-elle, colère.

— Oui, j’ai peur de toi.

— À la bonne heure ! Ainsi tu me plais.

Et elle se remit à rire, en montrant ses dents, blanches. Puis elle secoua la tête, siffla tout bas devant elle et entr’ouvrit sa tunique.

— J’ai chaud. Prends garde à toi, esclave ! Je te ferai fouetter à ta première maladresse.

Le czar pâlit et se mordit les lèvres.

Narda, tournant le dos à l’orgie qui se déroulait à ses pieds, dégrafa la boucle qui retenait sa tunique et rejeta l’hermine. Froide et impassible comme une divinité de l’Olympe, elle découvrit à son amant confus les radieuses formes de sa beauté.

Et, comme elle le voyait trembler et une rougeur brûlante inonder son beau visage, avec une cruauté calculée, elle choisit ce moment pour lui commander d’un ton bref :

— Du vin !

Wladimir, perdu en contemplation, demeura immobile.

— Du vin, n’entends-tu pas ? Du vin !

Effaré, il saisit la cruche d’argent, et, tout troublé, fixant du regard la bien-aimée, versa le breuvage.

Elle, les yeux attachés à ceux de son amant, retira lentement la coupe. Le vin se répandit à la fois sur la nappe, la robe de soie et l’hermine blanche.

En un geste emporté, Narda se leva et jeta la coupe.

— Valet maladroit, cria-t-elle, tu ne mérites que le fouet.

Le czar s’agenouilla en riant et lui saisit la main.

— Tu joues la maîtresse en maître, dit-il, mais cela suffit.

— Qu’est-ce qui te prend ?

— Je ne puis plus attendre le coucher du soleil, continua-t-il tout bas. Une cruauté voluptueuse émane de tout ton être. Je me meurs de langueur après tes caresses.

Narda se pencha vers lui.

— Oh ! je sais être cruelle, dit-elle en un murmure… cruelle, infiniment.

Sa bouche se tendit avec passion vers celle de son amant. Il sentit son haleine brûlante, enlaça son bras autour de son corps et huma, les yeux fermés, son baiser humide et parfumé.

Mais, aussitôt, elle le repoussait.

— Esclave impudent ! cria-t-elle à voix haute.

Et, tapant du pied :

— Le fouet !

Zoé entra, un fouet à la main.

Narda le déroula d’un geste furieux.

— En voilà assez, dit Wladimir avec autorité.

Un rire dur lui répondit.

— Je suis ton maître.

— Tu es mon esclave.

— Le soleil est couché, répliqua Wladimir. Je suis ton maître.

— Tu es mon esclave, répéta Narda. Il me reste une heure, je saurai l’employer… et, pour commencer, vil esclave, tu vas sentir le fouet.

Retroussant la manche de sa pelisse, elle cingla le czar au travers du visage.

Furieux, le souverain se précipita sur sa maîtresse pour lui arracher le fouet.

Narda tapa du pied pour la seconde fois.

En un instant, toutes les issues de la salle du festin se trouvèrent fermées et Zoé, accompagnée de sa garde, parut sur le balcon.

— Trahison ! cria le czar.

— Tu es entre mes mains, lui dit Narda avec une calme et terrible majesté.

Six femmes s’étaient jetées sur Wladimir et lui avaient lié les mains sur le dos.

— Qui m’aime me suive ! clama Narda d’une voix puissante.

Les boyards se précipitèrent au secours de leur czar.

Vingt flèches volèrent, chacune faisant une victime.

Les fidèles reculèrent.

Cent voix s’élevèrent en même temps :

— Grâce, despoïna ! Que veux-tu de nous ?

— La soumission.

En un clin d’œil, tous les boyards étaient à terre.

— Eh bien, Wladimir, qu’en dis-tu ?

Wladimir se jeta aux pieds de la rebelle.

— Règne, dit-il, je serai ton esclave.

Elle avait croisé les bras et le considérait avec un plaisir cruel.

— Non, dit-elle en riant, ce serait dangereux. Tu vois qu’il est trop facile à un esclave de devenir le maître. Il faut que ta tête tombe, si je dois régner, et je veux régner.

— Narda, cria le czar épouvanté.

— Eh bien, ne suis-je pas cruelle ? Je te prends au mot et fais ce qui me plaît. Grise-toi de mes cruautés et de la volupté de mourir sous ma main. Car je te ferai mourir.

— Grâce !

— Je veux bien t’accorder une grâce et constater jusqu’où va ton amour. Baise mon pied une dernière fois.

Elle lui tendit son pied, sous sa robe de soie éclatante. Wladimir y pressa ses lèvres sèches et fiévreuses.

— Et maintenant, prépare-toi à mourir.

— Narda, cria le prince, cela ne peut être ton sérieux.

— C’est mon plus grand sérieux.

— Grâce, grâce, supplia le monarque tremblant.

Mais elle secoua la tête, posa le poing sur sa hanche et fit signe à la négresse.

Tigris saisit de la main gauche les beaux cheveux bouclés du czar et, d’un seul coup, lui trancha la tête. Le sang jaillit sur l’hermine. La négresse ramassa la tête pâle, aux yeux mi-clos, et la montra à la foule.

Narda, sous son hermine tachée de sang, s’avança sur le balcon et cria vers l’assemblée, en étendant son bras d’un geste dominateur :

— Mort à quiconque ne se courbe point. Je suis la souveraine de Galicie.

Le soleil se couchait, plongeant les nuages et la ville des czars en un bain de sang.

Narda régna à Halycz. Le peuple russe la surnomma « la czarine noire ».