La Débâcle/Partie 2/Chapitre I

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G. Charpentier et E. Fasquelle (p. 205-226).


DEUXIÈME PARTIE


I


À Bazeilles, dans la petite chambre noire, un brusque ébranlement fit sauter Weiss de son lit. Il écouta, c’était le canon. D’une main tâtonnante, il dut allumer la bougie, pour regarder l’heure à sa montre : quatre heures, le jour naissait à peine. Vivement, il prit son binocle, enfila d’un coup d’œil la grande rue, la route de Douzy qui traverse le village ; mais une sorte de poussière épaisse l’emplissait, on ne distinguait rien. Alors, il passa dans l’autre chambre, dont la fenêtre ouvrait sur les prés, vers la Meuse ; et, là, il comprit que des vapeurs matinales montaient du fleuve, noyant l’horizon. Le canon tonnait plus fort, là-bas, derrière ce voile, de l’autre côté de l’eau. Tout d’un coup, une batterie française répondit, si voisine et d’un tel fracas, que les murs de la petite maison tremblèrent.

La maison des Weiss se trouvait vers le milieu de Bazeilles, à droite, avant d’arriver à la place de l’Église. La façade, un peu en retrait, donnait sur la route, un seul étage de trois fenêtres, surmonté d’un grenier ; mais, derrière, il y avait un jardin assez vaste, dont la pente descendait vers les prairies, et d’où l’on découvrait l’immense panorama des coteaux, depuis Remilly jusqu’à Frénois. Et Weiss, dans sa ferveur de nouveau propriétaire, ne s’était guère couché que vers deux heures du matin, après avoir enfoui dans sa cave toutes les provisions et s’être ingénié à protéger les meubles autant que possible contre les balles, en garnissant les fenêtres de matelas. Une colère montait en lui, à l’idée que les Prussiens pouvaient venir saccager cette maison si désirée, si difficilement acquise et dont il avait encore joui si peu.

Mais une voix l’appelait, sur la route.

— Dites donc, Weiss, vous entendez ?

En bas, il trouva Delaherche, qui avait voulu également coucher à sa teinturerie, un grand bâtiment de briques, dont le mur était mitoyen. Du reste, tous les ouvriers avaient fui à travers bois, gagnant la Belgique ; et il ne restait là, comme gardienne, que la concierge, la veuve d’un maçon, nommée Françoise Quittard. Encore, tremblante, éperdue, aurait-elle filé avec les autres, si elle n’avait pas eu son garçon, le petit Auguste, un gamin de dix ans, si malade d’une fièvre typhoïde, qu’il n’était pas transportable.

— Dites donc, répéta Delaherche, vous entendez, ça commence bien… Il serait sage de rentrer tout de suite à Sedan.

Weiss avait formellement promis à sa femme de quitter Bazeilles au premier danger sérieux, et il était alors très résolu à tenir sa promesse. Mais ce n’était encore là qu’un combat d’artillerie, à grande portée et un peu au hasard, dans les brumes du petit jour.

— Attendons, que diable ! répondit-il. Rien ne presse.

D’ailleurs, la curiosité de Delaherche était si vive, si agitée, qu’il en devenait brave. Lui, n’avait pas fermé l’œil, très intéressé par les préparatifs de défense. Prévenu qu’il serait attaqué dès l’aube, le général Lebrun, qui commandait le 12e corps, venait d’employer la nuit à se retrancher dans Bazeilles, dont il avait l’ordre d’empêcher à tout prix l’occupation. Des barricades barraient la route et les rues ; des garnisons de quelques hommes occupaient toutes les maisons ; chaque ruelle, chaque jardin se trouvait transformé en forteresse. Et, dès trois heures, dans la nuit d’encre, les troupes, éveillées sans bruit, étaient à leurs postes de combat, les chassepots fraîchement graissés, les cartouchières emplies des quatre-vingt-dix cartouches réglementaires. Aussi, le premier coup de canon de l’ennemi n’avait-il surpris personne, et les batteries françaises, établies en arrière, entre Balan et Bazeilles, s’étaient-elles mises aussitôt à répondre, pour faire acte de présence, car elles tiraient simplement au jugé, dans le brouillard.

— Vous savez, reprit Delaherche, que la teinturerie sera vigoureusement défendue… J’ai toute une section. Venez donc voir.

On avait, en effet, posté là quarante et quelques soldats de l’infanterie de marine, à la tête desquels était un lieutenant, un grand garçon blond, fort jeune, l’air énergique et têtu. Déjà, ses hommes avaient pris possession du bâtiment, les uns pratiquant des meurtrières dans les volets du premier étage, sur la rue, les autres crénelant le mur bas de la cour, qui dominait les prairies, par derrière.

Et ce fut au milieu de cette cour que Delaherche et Weiss trouvèrent le lieutenant, regardant, s’efforçant de voir au loin, dans la brume matinale.

— Le fichu brouillard ! murmura-t-il. On ne va pas pouvoir se battre à tâtons.

Puis, après un silence, sans transition apparente :

— Quel jour sommes-nous donc, aujourd’hui ?

— Jeudi, répondit Weiss.

— Jeudi, c’est vrai… Le diable m’emporte ! on vit sans savoir, comme si le monde n’existait plus !

Mais, à ce moment, dans le grondement du canon qui ne cessait pas, éclata une vive fusillade, au bord des prairies mêmes, à cinq ou six cents mètres. Et il y eut comme un coup de théâtre : le soleil se levait, les vapeurs de la Meuse s’envolèrent en lambeaux de fine mousseline, le ciel bleu apparut, se dégagea, d’une limpidité sans tache. C’était l’exquise matinée d’une admirable journée d’été.

— Ah ! cria Delaherche, ils passent le pont du chemin de fer. Les voyez-vous qui cherchent à gagner, le long de la ligne… Mais c’est stupide, de ne pas avoir fait sauter le pont !

Le lieutenant eut un geste de muette colère. Les fourneaux de mine étaient chargés, raconta-t-il ; seulement, la veille, après s’être battu quatre heures pour reprendre le pont, on avait oublié d’y mettre le feu.

— C’est notre chance, dit-il de sa voix brève.

Weiss regardait, essayait de se rendre compte. Les Français occupaient, dans Bazeilles, une position très forte. Bâti aux deux bords de la route de Douzy, le village dominait la plaine ; et il n’y avait, pour s’y rendre, que cette route, tournant à gauche, passant devant le château, tandis qu’une autre, à droite, qui conduisait au pont du chemin de fer, bifurquait à la place de l’Église. Les Allemands devaient donc traverser les prairies, les terres de labour, dont les vastes espaces découverts bordaient la Meuse et la ligne ferrée. Leur prudence habituelle étant bien connue, il semblait peu probable que la véritable attaque se produisît de ce côté. Cependant, des masses profondes arrivaient toujours par le pont, malgré le massacre que des mitrailleuses, installées à l’entrée de Bazeilles, faisaient dans les rangs ; et, tout de suite, ceux qui avaient passé, se jetaient en tirailleurs parmi les quelques saules, des colonnes se reformaient et s’avançaient. C’était de là que partait la fusillade croissante.

— Tiens ! fit remarquer Weiss, ce sont des Bavarois. Je distingue parfaitement leurs casques à chenille.

Mais il crut comprendre que d’autres colonnes, à demi cachées derrière la ligne du chemin de fer, filaient vers leur droite, en tâchant de gagner les arbres lointains, de façon à se rabattre ensuite sur Bazeilles par un mouvement oblique. Si elles réussissaient de la sorte à s’abriter dans le parc de Montivilliers, le village pouvait être pris. Il en eut la rapide et vague sensation. Puis, comme l’attaque de front s’aggravait, elle s’effaça.

Brusquement, il s’était tourné vers les hauteurs de Floing, qu’on apercevait, au nord, par-dessus la ville de Sedan. Une batterie venait d’y ouvrir le feu, des fumées montaient dans le clair soleil, tandis que les détonations arrivaient très nettes. Il pouvait être cinq heures.

— Allons, murmura-t-il, la danse va être complète.

Le lieutenant d’infanterie de marine, qui regardait lui aussi, eut un geste d’absolue certitude, en disant :

— Oh ! Bazeilles est le point important. C’est ici que le sort de la bataille se décidera.

— Croyez-vous ? s’écria Weiss.

— Il n’y a pas à en douter. C’est à coup sûr l’idée du maréchal, qui est venu, cette nuit, nous dire de nous faire tuer jusqu’au dernier, plutôt que de laisser occuper le village.

Weiss hocha la tête, jeta un regard autour de l’horizon ; puis, d’une voix hésitante, comme se parlant à lui-même :

— Eh bien ! non, eh bien ! non, ce n’est pas ça… J’ai peur d’autre chose, oui ! je n’ose pas dire au juste…

Et il se tut. Il avait simplement ouvert les bras très grands, pareils aux branches d’un étau ; et, tourné vers le nord, il rejoignait les mains, comme si les mâchoires de l’étau se fussent tout d’un coup resserrées.

Depuis la veille, c’était sa crainte, à lui qui connaissait le pays et qui s’était rendu compte de la marche des deux armées. À cette heure encore, maintenant que la vaste plaine s’élargissait dans la radieuse lumière, ses regards se reportaient sur les coteaux de la rive gauche, où, durant tout un jour et toute une nuit, avait défilé un si noir fourmillement de troupes allemandes. Du haut de Remilly, une batterie tirait. Une autre, dont on commençait à recevoir les obus, avait pris position à Pont-Maugis, au bord du fleuve. Il doubla son binocle, appliqua l’un des verres sur l’autre, pour mieux fouiller les pentes boisées ; mais il ne voyait que les petites fumées pâles des pièces, dont les hauteurs, de minute en minute, se couronnaient : où donc se massait à présent le flot d’hommes qui avait coulé là-bas ? Au-dessus de Noyers et de Frénois, sur la Marfée, il finit seulement par distinguer, à l’angle d’un bois de pins, un groupe d’uniformes et de chevaux, des officiers sans doute, quelque état-major. Et la boucle de la Meuse était plus loin, barrant l’ouest, et il n’y avait, de ce côté, d’autre voie de retraite sur Mézières qu’une étroite route, qui suivait le défilé de Saint-Albert, entre le fleuve et la forêt des Ardennes. Aussi, la veille, avait-il osé parler de cette ligne unique de retraite à un général, rencontré par hasard dans un chemin creux de la vallée de Givonne, et qu’il avait su ensuite être le général Ducrot, commandant le 1er corps. Si l’armée ne se retirait pas tout de suite par cette route, si elle attendait que les Prussiens vinssent lui couper le passage, après avoir traversé la Meuse à Donchery, elle allait sûrement être immobilisée, acculée à la frontière. Déjà, le soir, il n’était plus temps, on affirmait que des uhlans occupaient le pont, un pont encore qu’on n’avait pas fait sauter, faute, cette fois, d’avoir songé à apporter de la poudre. Et, désespérément, Weiss se disait que le flot d’hommes, le fourmillement noir devait être dans la plaine de Donchery, en marche vers le défilé de Saint-Albert, lançant son avant-garde sur Saint-Menges et sur Floing, où il avait conduit la veille Jean et Maurice. Dans l’éclatant soleil, le clocher de Floing lui apparaissait très loin, comme une fine aiguille blanche.

Puis, à l’est, il y avait l’autre branche de l’étau. S’il apercevait, au nord, du plateau d’Illy à celui de Floing, la ligne de bataille du 7e corps, mal soutenu par le 5e, qu’on avait placé en réserve sous les remparts, il lui était impossible de savoir ce qui se passait à l’est, le long de la vallée de la Givonne, où le 1er corps se trouvait rangé, du bois de la Garenne au village de Daigny. Mais le canon tonnait aussi de ce côté, la lutte devait être engagée dans le bois Chevalier, en avant du village. Et son inquiétude venait de ce que des paysans avaient signalé, dès la veille, l’arrivée des Prussiens à Francheval ; de sorte que le mouvement qui se produisait à l’ouest, par Donchery, avait lieu également à l’est, par Francheval, et que les mâchoires de l’étau réussiraient à se rejoindre, là-bas, au nord, au calvaire d’Illy, si la double marche d’enveloppement n’était pas arrêtée. Il ne savait rien en science militaire, il n’avait que son bon sens, et il tremblait, à voir cet immense triangle dont la Meuse faisait un des côtés, et dont les deux autres étaient représentés, au nord, par le 7e corps, à l’est, par le 1er, tandis que le 12e, au sud, à Bazeilles, occupait l’angle extrême, tous les trois se tournant le dos, attendant on ne savait pourquoi ni comment un ennemi qui arrivait de toutes parts. Au milieu, comme au fond d’une basse-fosse, la ville de Sedan était là, armée de canons hors d’usage, sans munitions et sans vivres.

— Comprenez donc, disait Weiss, en répétant son geste, ses deux bras élargis et ses deux mains rejointes, ça va être comme ça, si vos généraux n’y prennent pas garde… On vous amuse à Bazeilles…

Mais il s’expliquait mal, confusément, et le lieutenant, qui ne connaissait pas le pays, ne pouvait le comprendre. Aussi haussait-il les épaules, pris d’impatience, plein de dédain pour ce bourgeois en paletot et en lunettes, qui voulait en savoir plus long que le maréchal. Irrité de l’entendre redire que l’attaque de Bazeilles n’avait peut-être d’autre but que de faire une diversion et de cacher le plan véritable, il finit par s’écrier :

— Fichez-nous la paix !… Nous allons les flanquer à la Meuse, vos Bavarois, et ils verront comment on nous amuse !

Depuis un instant, les tirailleurs ennemis semblaient s’être rapprochés, des balles arrivaient, avec un bruit mat, dans les briques de la teinturerie ; et, abrités derrière le petit mur de la cour, les soldats maintenant ripostaient. C’était, à chaque seconde, une détonation de chassepot, sèche et claire.

— Les flanquer à la Meuse, oui, sans doute ! murmura Weiss, et leur passer sur le ventre pour reprendre le chemin de Carignan, ce serait très bien !

Puis, s’adressant à Delaherche, qui s’était caché derrière la pompe, afin d’éviter les balles :

— N’importe, le vrai plan était de filer hier soir sur Mézières ; et, à leur place, j’aimerais mieux être là-bas… Enfin, il faut se battre, puisque, désormais, la retraite est impossible.

— Venez-vous ? demanda Delaherche, qui, malgré son ardente curiosité, commençait à blêmir. Si nous tardons encore, nous ne pourrons plus rentrer à Sedan.

— Oui, une minute, et je vous suis.

Malgré le danger, il se haussait, il s’entêtait à vouloir se rendre compte. Sur la droite, les prairies inondées par ordre du gouverneur, le vaste lac qui s’étendait de Torcy à Balan, protégeait la ville : une nappe immobile, d’un bleu délicat au soleil matinal. Mais l’eau cessait à l’entrée de Bazeilles, et les Bavarois s’étaient en effet avancés, au travers des herbes, profitant des moindres fossés, des moindres arbres. Ils pouvaient être à cinq cents mètres ; et ce qui le frappait, c’était la lenteur de leurs mouvements, la patience avec laquelle ils gagnaient du terrain, en s’exposant le moins possible. D’ailleurs, une puissante artillerie les soutenait, l’air frais et pur s’emplissait de sifflements d’obus. Il leva les yeux, il vit que la batterie de Pont-Maugis n’était pas la seule à tirer sur Bazeilles : deux autres, installées à mi-côte du Liry, avaient ouvert leur feu, battant le village, balayant même au delà les terrains nus de la Moncelle, où étaient les réserves du 12e corps, et jusqu’aux pentes boisées de Daigny, qu’une division du 1er corps occupait. Toutes les crêtes de la rive gauche, du reste, s’enflammaient. Les canons semblaient pousser du sol, c’était comme une ceinture sans cesse allongée : une batterie à Noyers qui tirait sur Balan, une batterie à Wadelincourt qui tirait sur Sedan, une batterie à Frénois, en dessous de la Marfée, une formidable batterie, dont les obus passaient par-dessus la ville, pour aller éclater parmi les troupes du 7e corps, sur le plateau de Floing. Ces coteaux qu’il aimait, cette suite de mamelons qu’il avait toujours crus là pour le plaisir de la vue, fermant au loin la vallée d’une verdure si gaie, Weiss ne les regardait plus qu’avec une angoisse terrifiée, devenus tout d’un coup l’effrayante et gigantesque forteresse, en train d’écraser les inutiles fortifications de Sedan.

Une légère chute de plâtras lui fit lever la tête. C’était une balle qui venait d’écorner sa maison, dont il apercevait la façade, par-dessus le mur mitoyen. Il en fut très contrarié, il gronda :

— Est-ce qu’ils vont me la démolir, ces brigands !

Mais, derrière lui, un autre petit bruit mou l’étonna. Et, comme il se retournait, il vit un soldat, frappé en plein cœur, qui tombait sur le dos. Les jambes eurent une courte convulsion, la face resta jeune et tranquille, foudroyée. C’était le premier mort, et il fut surtout bouleversé par le fracas du chassepot, rebondissant sur le pavé de la cour.

— Ah ! non, je file, moi ! bégaya Delaherche. Si vous ne venez pas, je file tout seul.

Le lieutenant, qu’ils énervaient, intervint.

— Certainement, messieurs, vous feriez mieux de vous en aller… Nous pouvons être attaqués d’un moment à l’autre.

Alors, après avoir jeté un regard vers les prés, où les Bavarois gagnaient du terrain, Weiss se décida à suivre Delaherche. Mais, de l’autre côté, dans la rue, il voulut fermer sa maison à double tour ; et il rejoignait enfin son compagnon, lorsqu’un nouveau spectacle les immobilisa tous les deux.

Au bout de la route, à trois cents mètres environ, la place de l’Église était en ce moment attaquée par une forte colonne bavaroise, qui débouchait du chemin de Douzy. Le régiment d’infanterie de marine chargé de défendre la place parut un instant ralentir le feu, comme pour la laisser s’avancer. Puis, tout d’un coup, quand elle fut massée bien en face, il y eut une manœuvre extraordinaire et imprévue : les soldats s’étaient rejetés aux deux bords de la route, beaucoup se couchaient par terre ; et, dans le brusque espace qui s’ouvrait ainsi, les mitrailleuses, mises en batterie à l’autre bout, vomirent une grêle de balles. La colonne ennemie en fut comme balayée. Les soldats s’étaient relevés d’un bond, couraient à la baïonnette sur les Bavarois épars, achevaient de les pousser et de les culbuter. Deux fois, la manœuvre recommença, avec le même succès. À l’angle d’une ruelle, dans une petite maison, trois femmes étaient restées ; et, tranquillement, à une des fenêtres, elles riaient, elles applaudissaient, l’air amusé d’être au spectacle.

— Ah ! fichtre ! dit soudain Weiss, j’ai oublié de fermer la porte de la cave et de prendre la clef… Attendez-moi, j’en ai pour une minute.

Cette première attaque semblait repoussée, et Delaherche, que l’envie de voir reprenait, avait moins de hâte. Il était debout devant la teinturerie, il causait avec la concierge, sortie un instant sur le seuil de la pièce qu’elle occupait, au rez-de-chaussée.

— Ma pauvre Françoise, vous devriez venir avec nous. Une femme seule, c’est terrible, au milieu de ces abominations !

Elle leva ses bras tremblants.

— Ah ! monsieur, bien sûr que j’aurais filé, sans la maladie de mon petit Auguste… Entrez donc, monsieur, vous le verrez.

Il n’entra pas, mais il allongea le cou et il hocha la tête, en apercevant le gamin dans un lit très blanc, la face empourprée de fièvre, et qui regardait fixement sa mère de ses yeux de flamme.

— Eh bien ! mais, reprit-il, pourquoi ne l’emportez-vous pas ? Je vous installerai à Sedan… Enveloppez-le dans une couverture chaude et venez avec nous.

— Oh ! non, monsieur, ce n’est pas possible. Le médecin a bien dit que je le tuerais… Si encore son pauvre père était en vie ! Mais nous ne sommes plus que tous les deux, il faut que nous nous conservions l’un pour l’autre… Et puis, ces Prussiens, ils ne vont peut-être pas faire du mal à une femme seule et à un enfant malade.

Weiss, à cet instant, reparut, satisfait d’avoir tout barricadé chez lui.

— Là, pour entrer, il faudra casser tout… Maintenant, en route ! et ça ne va guère être commode, filons contre les maisons, si nous voulons ne rien attraper.

En effet, l’ennemi devait préparer une nouvelle attaque, car la fusillade redoublait et le sifflement des obus ne cessait plus. Deux déjà étaient tombés sur la route, à une centaine de mètres ; un autre venait de s’enfoncer dans la terre molle du jardin voisin, sans éclater.

— Ah ! dites donc, Françoise, reprit-il, je veux l’embrasser, votre petit Auguste… Mais il n’est pas si mal que ça, encore une couple de jours, et il sera hors de danger… Ayez bon courage, surtout rentrez vite, ne montrez plus votre nez.

Les deux hommes, enfin, partaient.

— Au revoir, Françoise.

— Au revoir, messieurs.

Et, à cette seconde même, il y eut un épouvantable fracas. C’était un obus qui, après avoir démoli une cheminée de la maison de Weiss, tombait sur le trottoir, où il éclata avec une telle détonation, que toutes les vitres voisines furent brisées. Une poussière épaisse, une fumée lourde empêchèrent d’abord de voir. Puis, la façade reparut, éventrée ; et, là, sur le seuil, Françoise était jetée en travers, morte, les reins cassés, la tête broyée, une loque humaine, toute rouge, affreuse.

Weiss, furieusement, accourut. Il bégayait, il ne trouvait plus que des jurons.

— Nom de Dieu ! nom de Dieu !

Oui, elle était bien morte. Il s’était baissé, il lui tâtait les mains ; et, en se relevant, il rencontra le visage empourpré du petit Auguste, qui avait soulevé la tête pour regarder sa mère. Il ne disait rien, il ne pleurait pas, il avait seulement ses grands yeux de fièvre élargis démesurément, devant cet effroyable corps qu’il ne reconnaissait plus.

— Nom de Dieu ! put enfin crier Weiss, les voilà maintenant qui tuent les femmes !

Il s’était remis debout, il montrait le poing aux Bavarois, dont les casques commençaient à reparaître, du côté de l’église. Et la vue du toit de sa maison à moitié crevé par la chute de la cheminée, acheva de le jeter dans une exaspération folle.

— Sales bougres ! vous tuez les femmes et vous démolissez ma maison !… Non, non ! ce n’est pas possible, je ne peux pas m’en aller comme ça, je reste !

Il s’élança, revint d’un bond, avec le chassepot et les cartouches du soldat mort. Pour les grandes occasions, lorsqu’il voulait voir très clair, il avait toujours sur lui une paire de lunettes, qu’il ne portait pas d’habitude, par une gêne coquette et touchante, à l’égard de sa jeune femme. D’une main prompte, il arracha le binocle, le remplaça par les lunettes ; et ce gros bourgeois en paletot, à la bonne face ronde que la colère transfigurait, presque comique et superbe d’héroïsme, se mit à faire le coup de feu, tirant dans le tas des Bavarois, au fond de la rue. Il avait ça dans le sang, disait-il, ça le démangeait d’en descendre quelques-uns, depuis les récits de 1814, dont on avait bercé son enfance, là-bas, en Alsace.

— Ah ! sales bougres, sales bougres !

Et il tirait toujours, si rapidement, que le canon de son chassepot finissait par lui brûler les doigts.

L’attaque s’annonçait terrible. Du côté des prairies, la fusillade avait cessé. Maîtres d’un ruisseau étroit, bordé de peupliers et de saules, les Bavarois s’apprêtaient à donner l’assaut aux maisons qui défendaient la place de l’Église ; et leurs tirailleurs s’étaient prudemment repliés, le soleil seul dormait en nappe d’or sur le déroulement immense des herbes, que tachaient quelques masses noires, les corps des soldats tués. Aussi le lieutenant venait-il de quitter la cour de la teinturerie, en y laissant une sentinelle, comprenant que, désormais, le danger allait être du côté de la rue. Vivement, il rangea ses hommes le long du trottoir, avec l’ordre, si l’ennemi s’emparait de la place, de se barricader au premier étage du bâtiment, et de s’y défendre, jusqu’à la dernière cartouche. Couchés par terre, abrités derrière les bornes, profitant des moindres saillies, les hommes tiraient à volonté ; et c’était, le long de cette large voie, ensoleillée et déserte, un ouragan de plomb, des rayures de fumée, comme une averse de grêle chassée par un grand vent. On vit une jeune fille traverser la chaussée d’une course éperdue, sans être atteinte. Puis, un vieillard, un paysan vêtu d’une blouse, qui s’obstinait à faire rentrer son cheval à l’écurie, reçut une balle en plein front, et d’un tel choc, qu’il en fut projeté au milieu de la route. La toiture de l’église venait d’être défoncée par la chute d’un obus. Deux autres avaient incendié des maisons, qui flambaient dans la lumière vive, avec des craquements de charpente. Et cette misérable Françoise broyée près de son enfant malade, ce paysan avec une balle dans le crâne, ces démolitions et ces incendies achevaient d’exaspérer les habitants qui avaient mieux aimé mourir là que de se sauver en Belgique. Des bourgeois, des ouvriers, des gens en paletot et en bourgeron, tiraient rageusement par les fenêtres.

— Ah ! les bandits ! cria Weiss, ils ont fait le tour… Je les voyais bien qui filaient le long du chemin de fer… Tenez ! les entendez-vous, là-bas, à gauche ?

En effet, une fusillade venait d’éclater, derrière le parc de Montivilliers, dont les arbres bordaient la route. Si l’ennemi s’emparait de ce parc, Bazeilles était pris. Mais la violence même du feu prouvait que le commandant du 12e corps avait prévu le mouvement et que le parc se trouvait défendu.

— Prenez donc garde, maladroit ! cria le lieutenant, en forçant Weiss à se coller contre le mur, vous allez être coupé en deux !

Ce gros homme, si brave, avec ses lunettes, avait fini par l’intéresser, tout en le faisant sourire ; et, comme il entendait venir un obus, il l’avait fraternellement écarté. Le projectile tomba à une dizaine de pas, éclata en les couvrant tous les deux de mitraille. Le bourgeois restait debout, sans une égratignure, tandis que le lieutenant avait eu les deux jambes brisées.

— Allons, bon ! murmura-t-il, c’est moi qui ai mon compte !

Renversé sur le trottoir, il se fit adosser contre la porte, près de la femme qui gisait déjà en travers du seuil. Et sa jeune figure gardait son air énergique et têtu.

— Ça ne fait rien, mes enfants, écoutez-moi bien… Tirez à votre aise, ne vous pressez pas. Je vous le dirai, quand il faudra tomber sur eux à la baïonnette.

Et il continua de les commander, la tête droite, surveillant au loin l’ennemi. Une autre maison, en face, avait pris feu. Le pétillement de la fusillade, les détonations des obus déchiraient l’air, qui s’emplissait de poussières et de fumées. Des soldats culbutaient au coin de chaque ruelle, des morts, les uns isolés, les autres en tas, faisaient des taches sombres, éclaboussées de rouge. Et, au-dessus du village, grandissait une effrayante clameur, la menace de milliers d’hommes se ruant sur quelques centaines de braves, résolus à mourir.

Alors, Delaherche, qui n’avait cessé d’appeler Weiss, demanda une dernière fois :

— Vous ne venez pas ?… Tant pis ! je vous lâche, adieu !

Il était environ sept heures, et il avait trop tardé. Tant qu’il put marcher le long des maisons, il profita des portes, des bouts de muraille, se collant dans les moindres encoignures, à chaque décharge. Jamais il ne se serait cru si jeune ni si agile, tellement il s’allongeait avec des souplesses de couleuvre. Mais, au bout de Bazeilles, lorsqu’il lui fallut suivre pendant près de trois cents mètres la route déserte et nue, que balayaient les batteries du Liry, il se sentit grelotter, bien qu’il fût trempé de sueur. Un moment encore, il s’avança courbé en deux, dans un fossé. Puis, il prit sa course follement, il galopa droit devant lui, les oreilles pleines de détonations, pareilles à des coups de tonnerre. Ses yeux brûlaient, il croyait marcher dans des flammes. Cela dura une éternité. Subitement, il aperçut une petite maison, sur la gauche ; et il se précipita, il s’abrita, la poitrine soulagée d’un poids énorme. Du monde l’entourait, des hommes, des chevaux. D’abord, il n’avait distingué personne. Ensuite, ce qu’il vit l’étonna.

N’était-ce point l’empereur, avec tout un état-major ? Il hésitait, bien qu’il se vantât de le connaître, depuis qu’il avait failli lui parler, à Baybel ; puis, il resta béant. C’était bien Napoléon III, qui lui apparaissait plus grand, à cheval, et les moustaches si fortement cirées, les joues si colorées, qu’il le jugea tout de suite rajeuni, fardé comme un acteur. Sûrement, il s’était fait peindre, pour ne pas promener, parmi son armée, l’effroi de son masque blême, décomposé par la souffrance, au nez aminci, aux yeux troubles. Et, averti dès cinq heures qu’on se battait à Bazeilles, il était venu, de son air silencieux et morne de fantôme, aux chairs ravivées de vermillon.

Une briqueterie était là, offrant un refuge. De l’autre côté, une pluie de balles en criblait les murs, et des obus, à chaque seconde, s’abattaient sur la route. Toute l’escorte s’était arrêtée.

— Sire, murmura une voix, il y a vraiment danger…

Mais l’empereur se tourna, commanda du geste à son état-major de se ranger dans l’étroite ruelle qui longeait la briqueterie. Là, hommes et bêtes seraient cachés complètement.

— En vérité, sire, c’est de la folie… Sire, nous vous en supplions…

Il répéta simplement son geste, comme pour dire que l’apparition d’un groupe d’uniformes, sur cette route nue, attirerait certainement l’attention des batteries de la rive gauche. Et, tout seul, il s’avança, au milieu des balles et des obus, sans hâte, de sa même allure morne et indifférente, allant à son destin. Sans doute, il entendait derrière lui la voix implacable qui le jetait en avant, la voix criant de Paris : « Marche ! marche ! meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple, frappe le monde entier d’une admiration émue, pour que ton fils règne ! » Il marchait, il poussait son cheval à petits pas. Pendant une centaine de mètres, il marcha encore. Puis, il s’arrêta, attendant la fin qu’il était venu chercher. Les balles sifflaient comme un vent d’équinoxe, un obus avait éclaté, en le couvrant de terre. Il continua d’attendre. Les crins de son cheval se hérissaient, toute sa peau tremblait, dans un instinctif recul, devant la mort qui, à chaque seconde, passait, sans vouloir de la bête ni de l’homme. Alors, après cette attente infinie, l’empereur, avec son fatalisme résigné, comprenant que son destin n’était pas là, revint tranquillement, comme s’il n’avait désiré que reconnaître l’exacte position des batteries allemandes.

— Sire, que de courage !… De grâce, ne vous exposez plus…

Mais, d’un geste encore, il invita son état-major à le suivre, sans l’épargner cette fois, pas plus qu’il ne s’épargnait lui-même ; et il monta vers la Moncelle, à travers champs, par les terrains nus de la Rapaille. Un capitaine fut tué, deux chevaux s’abattirent. Les régiments du 12e corps, devant lesquels il passait, le regardaient venir et disparaître comme un spectre, sans un salut, sans une acclamation.

Delaherche avait assisté à ces choses. Et il en frémissait, surtout en pensant que, dès qu’il aurait quitté la briqueterie, lui aussi allait se retrouver en plein sous les projectiles. Il s’attardait, il écoutait maintenant des officiers démontés qui étaient restés là.

— Je vous dis qu’il a été tué net, un obus qui l’a coupé en deux.

— Mais non, je l’ai vu emporter… Une simple blessure, un éclat dans la fesse…

— À quelle heure ?

— Vers six heures et demie, il y a une heure… Là-haut, près de la Moncelle, dans un chemin creux…

— Alors, il est rentré à Sedan ?

— Certainement, il est à Sedan.

De qui parlaient-ils donc ? Brusquement, Delaherche comprit qu’ils parlaient du maréchal de Mac-Mahon, blessé en allant aux avant-postes. Le maréchal blessé ! c’était notre chance, comme avait dit le lieutenant d’infanterie de marine. Et il réfléchissait aux conséquences de l’accident, lorsque, à toutes brides, une estafette passa, criant à un camarade qu’elle venait de reconnaître :

— Le général Ducrot est commandant en chef !… Toute l’armée va se concentrer à Illy, pour battre en retraite sur Mézières !

Déjà, l’estafette galopait au loin, entrait dans Bazeilles, sous le redoublement du feu ; tandis que Delaherche, effaré des nouvelles extraordinaires, ainsi apprises coup sur coup, menacé de se trouver pris dans la retraite des troupes, se décidait et courait de son côté jusqu’à Balan, d’où il regagnait Sedan enfin, sans trop de peine.

Dans Bazeilles, l’estafette galopait toujours, cherchant les chefs pour leur donner les ordres. Et les nouvelles galopaient aussi, le maréchal de Mac-Mahon blessé, le général Ducrot nommé commandant en chef, toute l’armée se repliant sur Illy.

— Quoi ? que dit-on ? cria Weiss, déjà noir de poudre. Battre en retraite sur Mézières à cette heure ! mais c’est insensé, jamais on ne passera !

Il se désespérait, pris du remords d’avoir conseillé cela, la veille, justement à ce général Ducrot, investi maintenant du commandement suprême. Certes, oui, la veille, il n’y avait pas d’autre plan à suivre : la retraite, la retraite immédiate, par le défilé Saint-Albert. Mais, à présent, la route devait être barrée, tout le fourmillement noir des Prussiens s’en était allé là-bas, dans la plaine de Donchery. Et, folie pour folie, il n’y en avait plus qu’une de désespérée et de brave, celle de jeter les Bavarois à la Meuse et de passer sur eux pour reprendre le chemin de Carignan.

Weiss, qui, d’un petit coup sec, remontait ses lunettes à chaque seconde, expliquait la position au lieutenant, toujours assis contre la porte, avec ses deux jambes coupées, très pâle et agonisant du sang qu’il perdait.

— Mon lieutenant, je vous assure que j’ai raison… Dites à vos hommes de ne pas lâcher. Vous voyez bien que nous sommes victorieux. Encore un effort, et nous les flanquons à la Meuse !

En effet, la deuxième attaque des Bavarois venait d’être repoussée. Les mitrailleuses avaient de nouveau balayé la place de l’Église, des entassements de cadavres y barraient le pavé, au grand soleil ; et, de toutes les ruelles, à la baïonnette, on rejetait l’ennemi dans les prés, une débandade, une fuite vers le fleuve, qui se serait à coup sûr changée en déroute, si des troupes fraîches avaient soutenu les marins, déjà exténués et décimés. D’autre part, dans le parc de Montivilliers, la fusillade n’avançait guère, ce qui indiquait que, de ce côté aussi, des renforts auraient dégagé le bois.

— Dites à vos hommes, mon lieutenant… À la baïonnette ! à la baïonnette !

D’une blancheur de cire, la voix mourante, le lieutenant eut encore la force de murmurer :

— Vous entendez, mes enfants, à la baïonnette !

Et ce fut son dernier souffle, il expira, la face droite et têtue, les yeux ouverts, regardant toujours la bataille. Des mouches déjà volaient et se posaient sur la tête broyée de Françoise ; tandis que le petit Auguste, dans son lit, pris du délire de la fièvre, appelait, demandait à boire, d’une voix basse et suppliante.

— Mère, réveille-toi, relève-toi… J’ai soif, j’ai bien soif…

Mais les ordres étaient formels, les officiers durent commander la retraite, désolés de ne pouvoir tirer profit de l’avantage qu’ils venaient de remporter. Évidemment, le général Ducrot, hanté par la crainte du mouvement tournant de l’ennemi, sacrifiait tout à la tentative folle d’échapper à son étreinte. La place de l’Église fut évacuée, les troupes se replièrent de ruelle en ruelle, bientôt la route se vida. Des cris et des sanglots de femmes s’élevaient, des hommes juraient, brandissaient les poings, dans la colère de se voir ainsi abandonnés. Beaucoup s’enfermaient chez eux, résolus à s’y défendre et à mourir.

— Eh bien ! moi, je ne fiche pas le camp ! criait Weiss, hors de lui. Non ! j’aime mieux y laisser la peau… Qu’ils viennent donc casser mes meubles et boire mon vin !

Plus rien n’existait que sa rage, cette fureur inextinguible de la lutte, à l’idée que l’étranger entrerait chez lui, s’assoirait sur sa chaise, boirait dans son verre. Cela soulevait tout son être, emportait son existence accoutumée, sa femme, ses affaires, sa prudence de petit bourgeois raisonnable. Et il s’enferma dans sa maison, s’y barricada, y tourna comme une bête en cage, passant d’une pièce dans une autre, s’assurant que toutes les ouvertures étaient bien bouchées. Il compta ses cartouches, il en avait encore une quarantaine. Puis, comme il allait donner un dernier coup d’œil vers la Meuse, pour s’assurer qu’aucune attaque n’était à craindre par les prairies, la vue des coteaux de la rive gauche l’arrêta de nouveau un instant. Des envolements de fumée indiquaient nettement les positions des batteries prussiennes. Et, dominant la formidable batterie de Frénois, à l’angle d’un petit bois de la Marfée, il retrouva le groupe d’uniformes, plus nombreux, d’un tel éclat au grand soleil, qu’en mettant son binocle par-dessus ses lunettes, il distinguait l’or des épaulettes et des casques.

— Sales bougres, sales bougres ! répéta-t-il, le poing tendu.

Là-haut, sur la Marfée, c’était le roi Guillaume et son état-major. Dès sept heures, il était venu de Vendresse, où il avait couché, et il se trouvait là-haut, à l’abri de tout péril, ayant devant lui la vallée de la Meuse, le déroulement sans bornes du champ de bataille. L’immense plan en relief allait d’un bord du ciel à l’autre ; tandis que, debout sur la colline, comme du trône réservé de cette gigantesque loge de gala, il regardait.

Au milieu, sur le fond sombre de la forêt des Ardennes, drapée à l’horizon ainsi qu’un rideau d’antique verdure, Sedan se détachait, avec les lignes géométriques de ses fortifications, que les prés inondés et le fleuve noyaient au sud et à l’ouest. Dans Bazeilles, des maisons flambaient déjà, une poussière de bataille embrumait le village. Puis, à l’est, de la Moncelle à Givonne, on ne voyait, pareils à des lignes d’insectes, traversant les chaumes, que quelques régiments du 12e corps et du 1er, qui disparaissaient par moments dans l’étroit vallon, où les hameaux étaient cachés ; et, en face, l’autre revers apparaissait, des champs pâles, que le bois Chevalier tachait de sa masse verte. Mais surtout, au nord, le 7e corps était bien en vue, occupant de ses mouvants points noirs le plateau de Floing, une large bande de terres rougeâtres qui descendait du petit bois de la Garenne aux herbages du bord de l’eau. Au delà, c’était encore Floing, Saint-Menges, Fleigneux, Illy, des villages perdus parmi la houle des terrains, toute une région tourmentée, coupée d’escarpements. Et c’était aussi, à gauche, la boucle de la Meuse, les eaux lentes, d’argent neuf au clair soleil, enfermant la presqu’île d’Iges de son vaste et paresseux détour, barrant tout chemin vers Mézières, ne laissant, entre la berge extrême et les inextricables forêts, que la porte unique du défilé de Saint-Albert.

Les cent mille hommes et les cinq cents canons de l’armée française étaient là, entassés et traqués dans ce triangle ; et, lorsque le roi de Prusse se tournait vers l’ouest, il apercevait une autre plaine, celle de Donchery, des champs vides s’élargissant vers Briancourt, Marancourt et Vrignes-aux-Bois, tout un infini de terres grises, poudroyant sous le ciel bleu ; et, lorsqu’il se tournait vers l’est, c’était aussi, en face des lignes françaises si resserrées, une immensité libre, un pullulement de villages, Douzy et Carignan d’abord, ensuite en remontant Rubécourt, Pourru-aux-Bois, Francheval, Villers-Cernay, jusqu’à la Chapelle, près de la frontière. Tout autour, la terre lui appartenait, il poussait à son gré les deux cent cinquante mille hommes et les huit cents canons de ses armées, il embrassait d’un seul regard leur marche envahissante. Déjà, d’un côté, le xie corps s’avançait sur Saint-Menges, tandis que le ve corps était à Vrignes-aux-Bois et que la division wurtembergeoise attendait près de Donchery ; et, de l’autre côté, si les arbres et les coteaux le gênaient, il devinait les mouvements, il venait de voir le xiie corps pénétrer dans le bois Chevalier, il savait que la garde devait avoir atteint Villers-Cernay. C’étaient les branches de l’étau, l’armée du prince royal de Prusse à gauche, l’armée du prince royal de Saxe à droite, qui s’ouvraient et montaient, d’un mouvement irrésistible, pendant que les deux corps bavarois se ruaient sur Bazeilles.

Aux pieds du roi Guillaume, de Remilly à Frénois, les batteries presque ininterrompues tonnaient sans relâche, couvrant d’obus la Moncelle et Daigny, allant, par-dessus la ville de Sedan, balayer les plateaux du nord. Et il n’était guère plus de huit heures, et il attendait l’inévitable résultat de la bataille, les yeux sur l’échiquier géant, occupé à mener cette poussière d’hommes, l’enragement de ces quelques points noirs, perdus au milieu de l’éternelle et souriante nature.