La Débâcle/Partie 2/Chapitre II

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G. Charpentier et E. Fasquelle (p. 227-251).


II


Sur le plateau de Floing, au petit jour, dans le brouillard épais, le clairon Gaude sonna la diane, de tout son souffle. Mais l’air était si noyé d’eau, que la sonnerie joyeuse s’étouffait. Et les hommes de la compagnie, qui n’avaient pas même eu le courage de dresser les tentes, roulés dans les toiles, couchés dans la boue, ne s’éveillaient pas, pareils déjà à des cadavres, avec leurs faces blêmes, durcies de fatigue et de sommeil. Il fallut les secouer un à un, les tirer de ce néant ; et ils se soulevaient comme des ressuscités, livides, les yeux pleins de la terreur de vivre.

Jean avait réveillé Maurice.

— Quoi donc ? Où sommes-nous ?

Effaré, il regardait, n’apercevait que cette mer grise, où flottaient les ombres de ses camarades. On ne distinguait rien, à vingt mètres devant soi. Toute orientation se trouvait perdue, il n’aurait pas été capable de dire de quel côté était Sedan. Mais, à ce moment, le canon, quelque part, très loin, frappa son oreille.

— Ah ! oui, c’est pour aujourd’hui, on se bat… Tant mieux ! on va donc en finir !

Des voix, autour de lui, disaient de même ; et c’était une sombre satisfaction, le besoin de s’évader de ce cauchemar, de les voir enfin, ces Prussiens, qu’on était venu chercher, et devant lesquels on fuyait depuis tant de mortelles heures ! On allait donc leur envoyer des coups de fusil, s’alléger de ces cartouches qu’on avait apportées de si loin, sans en brûler une seule ! Cette fois, tous le sentaient, c’était l’inévitable bataille.

Mais le canon de Bazeilles tonnait plus haut, et Jean, debout, écoutait.

— Où tire-t-on ?

— Ma foi, répondit Maurice, ça m’a l’air d’être vers la Meuse… Seulement, le diable m’emporte si je me doute où je suis.

— Écoute, mon petit, dit alors le caporal, tu ne vas pas me quitter, parce que, vois-tu, il faut savoir, si l’on ne veut pas attraper de mauvais coups… Moi, j’ai déjà vu ça, j’ouvrirai l’œil pour toi et pour moi.

L’escouade, cependant, commençait à grogner, fâchée de ne pouvoir se mettre sur l’estomac quelque chose de chaud. Pas possible d’allumer du feu, sans bois sec, et avec un sale temps pareil ! Au moment même où s’engageait la bataille, la question du ventre revenait, impérieuse, décisive. Des héros peut-être, mais des ventres avant tout. Manger, c’était l’unique affaire ; et avec quel amour on écumait le pot, les jours de bonne soupe ! et quelles colères d’enfants et de sauvages, quand le pain manquait !

— Lorsqu’on ne mange pas, on ne se bat pas, déclara Chouteau. Du tonnerre de Dieu, si je risque ma peau aujourd’hui !

Le révolutionnaire revenait chez ce grand diable de peintre en bâtiments, beau parleur de Montmartre, théoricien de cabaret, gâtant les quelques idées justes, attrapées çà et là, dans le plus effroyable mélange d’âneries et de mensonges.

— D’ailleurs, continua-t-il, est-ce qu’on ne s’est pas foutu de nous, à nous raconter que les Prussiens crevaient de faim et de maladie, qu’ils n’avaient même plus de chemises et qu’on les rencontrait sur les routes, sales, en guenilles comme des pauvres ?

Loubet se mit à rire, de son air de gamin de Paris, qui avait roulé au travers de tous les petits métiers des Halles.

— Ah ! ouiche ! c’est nous autres qui claquons de misère, et à qui on donnerait un sou, quand nous passons avec nos godillots crevés et nos frusques de chienlits… Et leurs grandes victoires donc ! Encore de jolis farceurs, lorsqu’ils nous racontaient qu’on venait de faire Bismarck prisonnier et qu’on avait culbuté toute une armée dans une carrière… Non, ce qu’ils se sont foutus de nous !

Pache et Lapoulle, qui écoutaient, serraient les poings, en hochant furieusement la tête. D’autres, aussi, se fâchaient, car l’effet de ces continuels mensonges des journaux avait fini par être désastreux. Toute confiance était morte, on ne croyait plus à rien. L’imagination de ces grands enfants, si fertile d’abord en espérances extraordinaires, tombait maintenant à des cauchemars fous.

— Pardi ! ce n’est pas malin, reprit Chouteau, ça s’explique, puisque nous sommes vendus… Vous le savez bien tous.

La simplicité paysanne de Lapoulle s’exaspérait chaque fois à ce mot.

— Oh ! vendus, faut-il qu’il y ait des gens canailles !

— Vendus, comme Judas a vendu son maître, murmura Pache, que hantaient ses souvenirs d’Histoire sainte.

Chouteau triomphait.

— C’est bien simple, mon Dieu ! on sait les chiffres… Mac-Mahon a reçu trois millions, et les autres généraux chacun un million, pour nous amener ici… Ça s’est fait à Paris, le printemps dernier ; et, cette nuit, ils ont tiré une fusée, histoire de dire que c’était prêt, et qu’on pouvait venir nous prendre.

Maurice fut révolté par la stupidité de l’invention. Autrefois, Chouteau l’avait amusé, presque conquis, grâce à sa verve faubourienne. Mais, à présent, il ne tolérait plus ce pervertisseur, ce mauvais ouvrier qui crachait sur toutes les besognes, afin d’en dégoûter les autres.

— Pourquoi dites-vous des absurdités pareilles ? cria-t-il. Vous savez bien que ce n’est pas vrai.

— Comment, pas vrai ?… Alors, maintenant, c’est pas vrai que nous sommes vendus ?… Ah ! dis donc, toi l’aristo ! est-ce que tu en es, de la bande à ces sales cochons de traîtres ?

Il s’avançait, menaçant.

— Tu sais, faudrait le dire, monsieur le bourgeois, parce que, sans attendre ton ami Bismarck, on te ferait tout de suite ton affaire.

Les autres, de même, commençaient à gronder, et Jean crut devoir intervenir.

— Silence donc ! je mets au rapport le premier qui bouge !

Mais Chouteau, ricanant, le hua. Il s’en fichait pas mal de son rapport ! Il se battrait ou il ne se battrait pas, à son idée ; et il ne fallait plus qu’on l’embêtât, parce qu’il n’avait pas des cartouches que pour les Prussiens. À présent que la bataille était commencée, le peu de discipline, maintenue par la peur, s’effondrait : qu’est-ce qu’on pouvait lui faire ? il filerait, dès qu’il en aurait assez. Et il fut grossier, excitant les autres contre le caporal, qui les laissait mourir de faim. Oui, c’était sa faute, si l’escouade n’avait rien mangé depuis trois jours, tandis que les camarades avaient eu de la soupe et de la viande. Mais monsieur était allé se goberger avec l’aristo chez des filles. On les avait bien vus, à Sedan.

— Tu as boulotté l’argent de l’escouade, ose donc dire le contraire, bougre de fricoteur !

Du coup, les choses se gâtèrent. Lapoulle serrait les poings, et Pache, malgré sa douceur, affolé par la faim, voulait qu’on s’expliquât. Le plus raisonnable fut encore Loubet, qui se mit à rire, de son air avisé, en disant que c’était bête de se manger entre Français, lorsque les Prussiens étaient là. Lui, n’était pas pour les querelles, ni à coups de poing, ni à coups de fusil ; et, faisant allusion aux quelques centaines de francs qu’il avait touchées, comme remplaçant militaire, il ajouta :

— Vrai ! s’ils croient que ma peau ne vaut pas plus cher que ça !… Je vais leur en donner pour leur argent.

Mais Maurice et Jean, irrités de cette agression imbécile, répondaient violemment, se disculpaient, lorsqu’une voix forte sortit du brouillard.

— Quoi donc ? quoi donc ? quels sont les sales pierrots qui se disputent ?

Et le lieutenant Rochas parut, avec son képi jauni par les pluies, sa capote où manquaient des boutons, toute sa maigre et dégingandée personne dans un pitoyable état d’abandon et de misère. Il n’en était pas moins d’une crânerie victorieuse, les yeux étincelants, les moustaches hérissées.

— Mon lieutenant, répondit Jean hors de lui, ce sont ces hommes qui crient comme ça que nous sommes vendus… Oui, nos généraux nous auraient vendus…

Dans le crâne étroit de Rochas, cette idée de trahison n’était pas loin de paraître naturelle, car elle expliquait les défaites qu’il ne pouvait admettre.

— Eh bien ! qu’est-ce que ça leur fout d’être vendus ?… Est-ce que ça les regarde ?… Ça n’empêche pas que les Prussiens sont là et que nous allons leur allonger une de ces raclées dont on se souvient.

Au loin, derrière l’épais rideau de brume, le canon de Bazeilles ne cessait point. Et, d’un grand geste, il tendit les bras.

— Hein ! cette fois, ça y est !… On va donc les reconduire chez eux, à coups de crosse !

Tout, pour lui, depuis qu’il entendait la canonnade, se trouvait effacé : les lenteurs, les incertitudes de la marche, la démoralisation des troupes, le désastre de Beaumont, l’agonie dernière de la retraite forcée sur Sedan. Puisqu’on se battait, est-ce que la victoire n’était pas certaine ? Il n’avait rien appris ni rien oublié, il gardait son mépris fanfaron de l’ennemi, son ignorance absolue des conditions nouvelles de la guerre, son obstinée certitude qu’un vieux soldat d’Afrique, de Crimée et d’Italie ne pouvait pas être battu. Ce serait vraiment trop drôle, de commencer à son âge !

Un rire brusque lui fendit les mâchoires. Il eut une de ces tendresses de brave homme qui le faisaient adorer de ses soldats, malgré les bourrades qu’il leur distribuait parfois.

— Écoutez, mes enfants, au lieu de vous disputer, ça vaudra mieux de boire la goutte… Oui, je vas vous payer la goutte, vous la boirez à ma santé.

Et, d’une poche profonde de sa capote, il tira une bouteille d’eau-de-vie, en ajoutant, de son air triomphal, que c’était un cadeau d’une dame. La veille, en effet, on l’avait vu, attablé au fond d’un cabaret de Floing, très entreprenant à l’égard de la servante, qu’il tenait sur ses genoux. Maintenant, les soldats riaient de bon cœur, tendaient leurs gamelles, dans lesquelles il versait lui-même, gaiement.

— Mes enfants, il faut boire à vos bonnes amies, si vous en avez, et il faut boire à la gloire de la France… Je ne connais que ça, vive la joie !

— C’est bien vrai, mon lieutenant, à votre santé et à la santé de tout le monde !

Tous burent, réconciliés, réchauffés. Ce fut très gentil, cette goutte, dans le petit froid du matin, au moment de marcher à l’ennemi. Et Maurice la sentit qui descendait dans ses veines, en lui rendant la chaleur et la demi-ivresse de l’illusion. Pourquoi ne battrait-on pas les Prussiens ? Est-ce que les batailles ne réservaient pas leurs surprises, des revirements inattendus dont l’histoire gardait l’étonnement ? Ce diable d’homme ajoutait que Bazaine était en marche, qu’on l’attendait avant le soir : oh ! un renseignement sûr, qu’il tenait de l’aide de camp d’un général ; et, bien qu’il montrât la Belgique, pour indiquer la route par laquelle arrivait Bazaine, Maurice s’abandonna à une de ces crises d’espoir, sans lesquelles il ne pouvait vivre. Peut-être enfin était-ce la revanche.

— Qu’est-ce que nous attendons, mon lieutenant ? se permit-il de demander. On ne marche donc pas !

Rochas eut un geste, comme pour dire qu’il n’avait pas d’ordre. Puis, après un silence :

— Quelqu’un a-t-il vu le capitaine ?

Personne ne répondit. Jean se souvenait de l’avoir vu, dans la nuit, s’éloigner du côté de Sedan ; mais un soldat prudent ne doit jamais voir un chef, en dehors du service. Il se taisait, lorsque, en se retournant, il aperçut une ombre, qui revenait le long de la haie.

— Le voici, dit-il.

C’était, en effet, le capitaine Beaudoin. Il les étonna tous par la correction de sa tenue, son uniforme brossé, ses chaussures cirées, qui contrastaient si violemment avec le pitoyable état du lieutenant. Et il y avait en outre une coquetterie, comme des soins galants, dans ses mains blanches et la frisure de ses moustaches, un vague parfum de lilas de Perse qui sentait le cabinet de toilette bien installé de jolie femme.

— Tiens ! ricana Loubet, le capitaine a donc retrouvé ses bagages !

Mais personne ne sourit, car on le savait peu commode. Il était exécré, tenant ses hommes à l’écart. Un pète-sec, selon le mot de Rochas. Depuis les premières défaites, il avait l’air absolument choqué ; et le désastre que tous prévoyaient lui semblait surtout inconvenant. Bonapartiste convaincu, promis au plus bel avancement, appuyé par plusieurs salons, il sentait sa fortune choir dans toute cette boue. On racontait qu’il avait une très jolie voix de ténor, à laquelle il devait beaucoup déjà. Pas inintelligent d’ailleurs, bien que ne sachant rien de son métier, uniquement désireux de plaire, et très brave, quand il le fallait, sans excès de zèle.

— Quel brouillard ! dit-il simplement, soulagé de retrouver sa compagnie, qu’il cherchait depuis une demi-heure, avec la crainte de s’être perdu.

Tout de suite, un ordre étant enfin arrivé, le bataillon se porta en avant. De nouveaux flots de brume devaient monter de la Meuse, car on marchait presque à tâtons, au milieu d’une sorte de rosée blanchâtre qui tombait en pluie fine. Et Maurice eut alors une vision qui le frappa, celle du colonel de Vineuil, surgissant tout d’un coup, immobile sur son cheval, à l’angle de deux routes, lui très grand, très pâle, tel qu’un marbre de la désespérance, la bête frissonnante au froid du matin, les naseaux ouverts, tournés là-bas, vers le canon. Mais, surtout, à dix pas en arrière, flottait le drapeau du régiment, que le sous-lieutenant de service tenait, sorti déjà de son fourreau, et qui, dans la blancheur molle et mouvante des vapeurs, semblait en plein ciel de rêve, une apparition de gloire, tremblante, près de s’évanouir. L’aigle dorée était trempée d’eau, tandis que la soie des trois couleurs, où se trouvaient brodés des noms de victoire, pâlissait, enfumée, trouée d’anciennes blessures ; et il n’y avait guère que la croix d’honneur, attachée à la cravate, qui mît dans tout cet effacement l’éclat vif de ses branches d’émail.

Le drapeau, le colonel disparurent, noyés sous une nouvelle vague, et le bataillon avançait toujours, sans savoir où, comme dans une ouate humide. On avait descendu une pente, on remontait maintenant par un chemin étroit. Puis, le cri de halte retentit. Et l’on resta là, l’arme au pied, les épaules alourdies par le sac, avec défense de bouger. On devait se trouver sur un plateau ; mais impossible encore de voir à vingt pas, on ne distinguait absolument rien. Il était sept heures, le canon semblait s’être rapproché, de nouvelles batteries tiraient de l’autre côté de Sedan, de plus en plus voisines.

— Oh ! moi, dit brusquement le sergent Sapin à Jean et à Maurice, je serai tué aujourd’hui.

Il n’avait pas ouvert la bouche depuis le réveil, l’air enfoncé dans une rêverie, avec sa grêle figure aux grands beaux yeux et au petit nez pincé.

— En voilà une idée ! se récria Jean, est-ce qu’on peut dire ce qu’on attrapera ?… Vous savez, il n’y en a pour personne, et il y en a pour tout le monde.

Mais le sergent hocha la tête, dans un branle d’absolue certitude.

— Oh ! moi, c’est comme si c’était fait… Je serai tué aujourd’hui.

Des têtes se tournèrent, on lui demanda s’il avait vu ça en rêve. Non, il n’avait rien rêvé ; seulement, il le sentait, c’était là.

— Et ça m’embête tout de même, parce que j’allais me marier, en rentrant chez moi.

Ses yeux de nouveau vacillèrent, il revoyait sa vie. Fils de petits épiciers de Lyon, gâté par sa mère qu’il avait perdue, n’ayant pu s’entendre avec son père, il était resté au régiment, dégoûté de tout, sans vouloir se laisser racheter ; et puis, pendant un congé, il s’était mis d’accord avec une de ses cousines, se reprenant à l’existence, faisant ensemble l’heureux projet de tenir un commerce, grâce aux quelques sous qu’elle devait apporter. Il avait de l’instruction, l’écriture, l’orthographe, le calcul. Depuis un an, il ne vivait plus que pour la joie de cet avenir.

Il eut un frisson, se secoua pour sortir de son idée fixe, en répétant d’un air calme :

— Oui, c’est embêtant, je serai tué aujourd’hui.

Personne ne parlait plus, l’attente continua. On ne savait même pas si l’on tournait le dos ou la face à l’ennemi. Des bruits vagues, par moments, venaient de l’inconnu du brouillard : grondements de roues, piétinements de foule, trots lointains de chevaux. C’étaient les mouvements de troupes que la brume cachait, toute l’évolution du 7e corps en train de prendre ses positions de combat. Mais, depuis un instant, il semblait que les vapeurs devinssent plus légères. Des lambeaux s’enlevaient comme des mousselines, des coins d’horizon se découvraient, troubles encore, d’un bleu morne d’eau profonde. Et ce fut, dans une de ces éclaircies, qu’on vit défiler, tels qu’une chevauchée de fantômes, les régiments de chasseurs d’Afrique qui faisaient partie de la division Margueritte. Raides sur la selle, avec leurs vestes d’ordonnance, leurs larges ceintures rouges, ils poussaient leurs chevaux, des bêtes minces, à moitié disparues sous la complication du paquetage. Après un escadron, un autre escadron ; et tous, sortis de l’incertain, rentraient dans l’incertain, avaient l’air de se fondre sous la pluie fine. Sans doute, ils gênaient, on les emmenait plus loin, ne sachant qu’en faire, ainsi que cela arrivait depuis le commencement de la campagne. À peine les avait-on employés comme éclaireurs, et, dès que le combat s’engageait, on les promenait de vallon en vallon, précieux et inutiles.

Maurice regardait, en songeant à Prosper.

— Tiens ! murmura-t-il, c’est peut-être lui, là-bas.

— Qui donc ? demanda Jean.

— Ce garçon de Remilly, tu sais bien, dont nous avons rencontré le frère à Oches.

Mais les chasseurs étaient passés, et il y eut encore un brusque galop, un état-major qui dévalait par le chemin en pente. Cette fois, Jean avait reconnu leur général de brigade, Bourgain-Desfeuilles, le bras agité dans un geste violent. Il avait donc daigné quitter enfin l’hôtel de la Croix d’Or ; et sa mauvaise humeur disait assez son ennui de s’être levé si tôt, dans des conditions d’installation et de nourriture déplorables.

Sa voix tonnante arriva, distincte.

— Eh ! nom de dieu ! la Moselle ou la Meuse, l’eau qui est là, enfin !

Le brouillard, pourtant, se levait. Ce fut soudain, comme à Bazeilles, le déroulement d’un décor, derrière le flottant rideau qui remontait avec lenteur vers les frises. Un clair ruissellement de soleil tombait du ciel bleu. Et tout de suite Maurice reconnut l’endroit où ils attendaient.

— Ah ! dit-il à Jean, nous sommes sur le plateau de l’Algérie… Tu vois, de l’autre côté du vallon, en face de nous, ce village, c’est Floing ; et là-bas, c’est Saint-Menges ; et, plus loin encore, c’est Fleigneux… Puis, tout au fond, dans la forêt des Ardennes, ces arbres maigres sur l’horizon, c’est la frontière…

Il continua, la main tendue. Le plateau de l’Algérie, une bande de terre rougeâtre, longue de trois kilomètres, descendait en pente douce du bois de la Garenne à la Meuse, dont des prairies le séparaient. C’était là que le général Douay avait rangé le 7e corps, désespéré de n’avoir pas assez d’hommes pour défendre une ligne si développée et pour se relier solidement au 1er corps, qui occupait, perpendiculairement à lui, le vallon de la Givonne, du bois de la Garenne à Daigny.

— Hein ? est-ce grand, est-ce grand !

Et Maurice, se retournant, faisait de la main le tour de l’horizon. Du plateau de l’Algérie, tout le champ de bataille se déroulait, immense, vers le sud et vers l’ouest : d’abord, Sedan, dont on voyait la citadelle, dominant les toits ; puis, Balan et Bazeilles, dans une fumée trouble qui persistait ; puis, au fond, les coteaux de la rive gauche, le Liry, la Marfée, la Croix-Piau. Mais c’était surtout vers l’ouest, vers Donchery, que s’étendait la vue. La boucle de la Meuse enserrait la presqu’île d’Iges d’un ruban pâle ; et, là, on se rendait parfaitement compte de l’étroite route de Saint-Albert, qui filait entre la berge et un coteau escarpé, couronné plus loin par le petit bois du Seugnon, une queue des bois de la Falizette. En haut de la côte, au carrefour de la maison-rouge, débouchait la route de Vrignes-aux-Bois et de Donchery.

— Vois-tu, par là, nous pourrions nous replier sur Mézières.

Mais, à cette minute même, un premier coup de canon partit de Saint-Menges. Dans les fonds, traînaient encore des lambeaux de brouillard, et rien n’apparaissait, qu’une masse confuse, en marche dans le défilé de Saint-Albert.

— Ah ! les voici, reprit Maurice qui baissa instinctivement la voix, sans nommer les Prussiens. Nous sommes coupés, c’est fichu !

Il n’était pas huit heures. Le canon, qui redoublait du côté de Bazeilles, se faisait aussi entendre à l’est, dans le vallon de la Givonne, qu’on ne pouvait voir : c’était le moment où l’armée du prince royal de Saxe, au sortir du bois Chevalier, abordait le 1er corps, en avant de Daigny. Et, maintenant que le xie corps Prussien, en marche vers Floing, ouvrait le feu sur les troupes du général Douay, la bataille se trouvait engagée de toutes parts, du sud au nord, sur cet immense périmètre de plusieurs lieues.

Maurice venait d’avoir conscience de l’irréparable faute qu’on avait commise, en ne se retirant pas sur Mézières, pendant la nuit. Mais, pour lui, les conséquences restaient confuses. Seul, un sourd instinct du danger lui faisait regarder avec inquiétude les hauteurs voisines, qui dominaient le plateau de l’Algérie. Si l’on n’avait pas eu le temps de battre en retraite, pourquoi ne s’était-on pas décidé à occuper ces hauteurs, en s’adossant contre la frontière, quitte à passer en Belgique, dans le cas où l’on serait culbuté ? Deux points surtout semblaient menaçants, le mamelon du Hattoy, au-dessus de Floing, à gauche, et le calvaire d’Illy, une croix de pierre entre deux tilleuls, à droite. La veille, le général Douay avait fait occuper le Hattoy par un régiment, qui, dès le petit jour, s’était replié, trop en l’air. Quant au calvaire d’Illy, il devait être défendu par l’aile gauche du 1er corps. Les terres s’étendaient entre Sedan et la forêt des Ardennes, vastes et nues, profondément vallonnées ; et la clef de la position était visiblement là, au pied de cette croix et de ces deux tilleuls, d’où l’on balayait toute la contrée environnante.

Trois autres coups de canon retentirent. Puis, ce fut toute une salve. Cette fois, on avait vu une fumée monter d’un petit coteau, à gauche de Saint-Menges.

— Allons, dit Jean, c’est notre tour.

Pourtant, rien n’arrivait. Les hommes, toujours immobiles, l’arme au pied, n’avaient d’autre amusement que de regarder la belle ordonnance de la 2e division, rangée devant Floing, et dont la gauche, placée en potence, était tournée vers la Meuse, pour parer à une attaque de ce côté. Vers l’est, se déployait la 3e division, jusqu’au bois de la Garenne, en dessous d’Illy, tandis que la 1re, très entamée à Beaumont, se trouvait en seconde ligne. Pendant la nuit, le génie avait travaillé à des ouvrages de défense. Même, sous le feu commençant des Prussiens, on creusait encore des tranchées-abris, on élevait des épaulements.

Mais une fusillade éclata, dans le bas de Floing, tout de suite éteinte du reste, et la compagnie du capitaine Beaudoin reçut l’ordre de se reporter de trois cents mètres en arrière. On arrivait dans un vaste carré de choux, lorsque le capitaine cria, de sa voix brève :

— Tous les hommes par terre !

Il fallut se coucher. Les choux étaient trempés d’une abondante rosée, leurs épaisses feuilles d’or vert retenaient des gouttes, d’une pureté et d’un éclat de gros brillants.

— La hausse à quatre cents mètres, cria de nouveau le capitaine.

Alors, Maurice appuya le canon de son chassepot sur un chou qu’il avait devant lui. Mais on ne voyait plus rien, ainsi au ras du sol : des terrains s’étendaient, confus, coupés de verdures. Et il poussa le coude de Jean, allongé à sa droite, en demandant ce qu’on fichait là. Jean, expérimenté, lui montra, sur un tertre voisin, une batterie qu’on était en train d’établir. Évidemment, on les avait postés à cette place pour soutenir cette batterie. Pris de curiosité, Maurice se releva, désireux de savoir si Honoré n’en était pas, avec sa pièce ; mais l’artillerie de réserve se trouvait en arrière, à l’abri d’un bouquet d’arbres.

— Nom de dieu ! hurla Rochas, voulez-vous bien vous coucher !

Et Maurice n’était pas allongé de nouveau, qu’un obus passa en sifflant. À partir de ce moment, ils ne cessèrent plus. Le tir ne se régla qu’avec lenteur, les premiers allèrent tomber bien au delà de la batterie, qui, elle aussi, commençait à tirer. En outre, beaucoup de projectiles n’éclataient pas, amortis dans la terre molle ; et ce furent d’abord des plaisanteries sans fin sur la maladresse de ces sacrés mangeurs de choucroute.

— Ah bien ! dit Loubet, il est raté, leur feu d’artifice !

— Pour sûr qu’ils ont pissé dessus ! ajouta Chouteau, en ricanant.

Le lieutenant Rochas lui-même s’en mêla.

— Quand je vous disais que ces jean-foutre ne sont pas même capables de pointer un canon !

Mais un obus éclata à dix mètres, couvrant la compagnie de terre. Et, bien que Loubet fît la blague de crier aux camarades de prendre leurs brosses dans les sacs, Chouteau pâlissant se tut. Il n’avait jamais vu le feu, ni Pache, ni Lapoulle non plus d’ailleurs, personne de l’escouade, excepté Jean. Les paupières battaient sur les yeux un peu troubles, les voix se faisaient grêles, comme étranglées au passage. Assez maître de lui, Maurice s’efforçait de s’étudier : il n’avait pas encore peur, car il ne se croyait pas en danger ; et il n’éprouvait, à l’épigastre, qu’une sensation de malaise, tandis que sa tête se vidait, incapable de lier deux idées l’une à l’autre. Cependant, son espoir grandissait plutôt, ainsi qu’une ivresse, depuis qu’il s’était émerveillé du bel ordre des troupes. Il en était à ne plus douter de la victoire, si l’on pouvait aborder l’ennemi à la baïonnette.

— Tiens ! murmura-t-il, c’est plein de mouches.

À trois reprises déjà, il avait entendu comme un vol d’abeilles.

— Mais non, dit Jean, en riant, ce sont des balles.

D’autres légers bourdonnements d’ailes passèrent. Toute l’escouade tournait la tête, s’intéressait. C’était irrésistible, les hommes renversaient le cou, ne pouvaient rester en place.

— Écoute, recommanda Loubet à Lapoulle, en s’amusant de sa simplicité, quand tu vois arriver une balle, tu n’as qu’à mettre, comme ça, un doigt devant ton nez : ça coupe l’air, la balle passe à droite ou à gauche.

— Mais je ne les vois pas, dit Lapoulle.

Un rire formidable éclata autour de lui.

— Oh ! le malin, il ne les voit pas !… Ouvre donc tes quinquets, imbécile !… Tiens ! en voici une, tiens ! en voici une autre… Tu ne l’as pas vue, celle-là ? elle était verte.

Et Lapoulle écarquillait les yeux, mettait un doigt devant son nez, pendant que Pache, tâtant le scapulaire qu’il portait, l’aurait voulu étendre, pour s’en faire une cuirasse sur toute la poitrine.

Rochas, qui était resté debout, s’écria, de sa voix goguenarde :

— Mes enfants, les obus, on ne vous défend pas de les saluer. Quant aux balles, c’est inutile, il y en a trop !

À ce moment, un éclat d’obus vint fracasser la tête d’un soldat, au premier rang. Il n’y eut pas même de cri : un jet de sang et de cervelle, et ce fut tout.

— Pauvre bougre ! dit simplement le sergent Sapin, très calme et très pâle. À un autre !

Mais on ne s’entendait plus, Maurice souffrait surtout de l’effroyable vacarme. La batterie voisine tirait sans relâche, d’un grondement continu dont la terre tremblait ; et les mitrailleuses, plus encore, déchiraient l’air, intolérables. Est-ce qu’on allait rester ainsi longtemps, couchés au milieu des choux ? On ne voyait toujours rien, on ne savait rien. Impossible d’avoir la moindre idée de la bataille : était-ce même une vraie, une grande bataille ? Au-dessus de la ligne rase des champs, Maurice ne reconnaissait que le sommet arrondi et boisé du Hattoy, très loin, désert encore. D’ailleurs, à l’horizon, pas un Prussien ne se montrait. Seules, des fumées s’élevaient, flottaient un instant dans le soleil. Et, comme il tournait la tête, il fut très surpris d’apercevoir, au fond d’un vallon écarté, protégé par des pentes rudes, un paysan qui labourait sans hâte, poussant sa charrue attelée d’un grand cheval blanc. Pourquoi perdre un jour ? Ce n’était pas parce qu’on se battait, que le blé cesserait de croître et le monde de vivre.

Dévoré d’impatience, Maurice se mit debout. Dans un regard, il revit les batteries de Saint-Menges qui les canonnaient, couronnées de vapeurs fauves, et il revit surtout, venant de Saint-Albert, le chemin noir de Prussiens, un pullulement indistinct de horde envahissante. Déjà, Jean le saisissait aux jambes, le ramenait violemment par terre.

— Es-tu fou ? tu vas y rester !

Et, de son côté, Rochas jurait.

— Voulez-vous bien vous coucher ! Qui est-ce qui m’a fichu des gaillards qui se font tuer, quand ils n’en ont pas l’ordre !

— Mon lieutenant, dit Maurice, vous n’êtes pas couché, vous !

— Ah ! moi, c’est différent, il faut que je sache.

Le capitaine Beaudoin, lui aussi, était bravement debout. Mais il ne desserrait pas les lèvres, sans lien avec ses hommes, et il semblait ne pouvoir tenir en place, piétinant d’un bout du champ à l’autre.

Toujours l’attente, rien n’arrivait. Maurice étouffait sous le poids de son sac, qui lui écrasait le dos et la poitrine, dans cette position couchée, si pénible à la longue. On avait bien recommandé aux hommes de ne jeter leur sac qu’à la dernière extrémité.

— Dis donc, est-ce que nous allons passer la journée comme ça ? finit-il par demander à Jean.

— Possible… À Solférino, c’était dans un champ de carottes, nous y sommes restés cinq heures, le nez par terre.

Puis, il ajouta, en garçon pratique :

— Pourquoi te plains-tu ? On n’est pas mal ici. Il sera toujours temps de s’exposer davantage. Va, chacun son tour. Si l’on se faisait tous tuer au commencement, il n’y en aurait plus pour la fin.

— Ah ! interrompit brusquement Maurice, vois donc cette fumée, sur le Hattoy… Ils ont pris le Hattoy, nous allons la danser belle !

Et, pendant un instant, sa curiosité anxieuse, où entrait le frisson de sa peur première, eut un aliment. Il ne quittait plus du regard le sommet arrondi du mamelon, la seule bosse de terrain qu’il aperçût, dominant la ligne fuyante des vastes champs, au ras de son œil. Le Hattoy était beaucoup trop éloigné, pour qu’il y distinguât les servants des batteries que les Prussiens venaient d’y établir ; et il ne voyait en effet que les fumées, à chaque décharge, au-dessus d’un taillis, qui devait cacher les pièces. C’était, comme il en avait eu le sentiment, une chose grave, que la prise par l’ennemi de cette position, dont le général Douay avait dû abandonner la défense. Elle commandait les plateaux environnants. Tout de suite, les batteries, qui ouvraient leur feu sur la deuxième division du 7e corps, la décimèrent. Maintenant, le tir se réglait, la batterie française, près de laquelle était couchée la compagnie Beaudoin, eut coup sur coup deux servants tués. Un éclat vint même blesser un homme de cette compagnie, un fourrier dont le talon gauche fut emporté et qui se mit à pousser des hurlements de douleur, dans une sorte de folie subite.

— Tais-toi donc, animal ! répétait Rochas. Est-ce qu’il y a du bon sens à gueuler ainsi, pour un bobo au pied !

L’homme, soudainement calmé, se tut, tomba à une immobilité stupide, son pied dans sa main.

Et le formidable duel d’artillerie continua, s’aggrava, par-dessus la tête des régiments couchés, dans la campagne ardente et morne, où pas une âme n’apparaissait, sous le brûlant soleil. Il n’y avait que ce tonnerre, que cet ouragan de destruction, roulant au travers de cette solitude. Les heures allaient s’écouler, cela ne cesserait point. Mais déjà la supériorité de l’artillerie allemande s’indiquait, les obus à percussion éclataient presque tous, à des distances énormes ; tandis que les obus français, à fusée, d’un vol beaucoup plus court, s’enflammaient le plus souvent en l’air, avant d’être arrivés au but. Et aucune autre ressource que de se faire tout petit, dans le sillon où l’on se terrait ! Pas même le soulagement, la griserie de s’étourdir en lâchant des coups de fusil ; car tirer sur qui ? puisqu’on ne voyait toujours personne, à l’horizon vide !

— Allons-nous tirer à la fin ! répétait Maurice hors de lui. Je donnerais cent sous pour en voir un. C’est exaspérant d’être mitraillé ainsi, sans pouvoir répondre.

— Attends, ça viendra peut-être, répondait Jean, paisible.

Mais un galop, à leur gauche, leur fit tourner la tête. Ils reconnurent le général Douay, suivi de son état-major, accouru pour se rendre compte de la solidité de ses troupes, sous le feu terrible du Hattoy. Il sembla satisfait, il donnait quelques ordres, lorsque, débouchant d’un chemin creux, le général Bourgain-Desfeuilles parut à son tour. Ce dernier, tout soldat de cour qu’il était, trottait insouciamment au milieu des projectiles, entêté dans sa routine d’Afrique, n’ayant profité d’aucune leçon. Il criait et gesticulait comme Rochas.

— Je les attends, je les attends tout à l’heure, au corps à corps !

Puis, apercevant le général Douay, il s’approcha.

— Mon général, est-ce vrai, cette blessure du maréchal ?

— Oui, malheureusement… J’ai reçu tout à l’heure un billet du général Ducrot, où il m’annonçait que le maréchal l’avait désigné pour prendre le commandement de l’armée.

— Ah ! c’est le général Ducrot !… Et quels sont les ordres ?

Le général eut un geste désespéré. Depuis la veille, il sentait l’armée perdue, il avait vainement insisté pour qu’on occupât les positions de Saint-Menges et d’Illy, afin d’assurer la retraite sur Mézières.

— Ducrot reprend notre plan, toutes les troupes vont se concentrer sur le plateau d’Illy.

Et il répéta son geste, comme pour dire qu’il était trop tard.

Le bruit du canon emportait ses paroles, mais le sens en était arrivé très net aux oreilles de Maurice, qui en restait effaré. Eh quoi ! le maréchal de Mac-Mahon blessé, le général Ducrot commandant à sa place, toute l’armée en retraite au nord de Sedan ! et ces faits si graves, ignorés des pauvres diables de soldats en train de se faire tuer ! et cette partie effroyable, livrée ainsi au hasard d’un accident, au caprice d’une direction nouvelle ! Il sentit la confusion, le désarroi final où tombait l’armée, sans chef, sans plan, tiraillée en tous sens ; pendant que les Allemands allaient droit à leur but, avec leur rectitude, d’une précision de machine.

Déjà, le général Bourgain-Desfeuilles s’éloignait, lorsque le général Douay, qui venait de recevoir un nouveau message, apporté par un hussard couvert de poussière, le rappela violemment.

— Général ! général !

Sa voix était si haute, si tonnante de surprise et d’émotion, qu’elle dominait le bruit de l’artillerie.

— Général ! ce n’est plus Ducrot qui commande, c’est Wimpffen !… Oui, il est arrivé hier, en plein dans la déroute de Beaumont, pour remplacer de Failly à la tête du 5e corps… Et il m’écrit qu’il avait une lettre de service du ministre de la guerre, le mettant à la tête de l’armée, dans le cas où le commandement viendrait à être libre… Et l’on ne se replie plus, les ordres sont de regagner et de défendre nos positions premières.

Les yeux arrondis, le général Bourgain-Desfeuilles écoutait.

— Nom de Dieu ! dit-il enfin, faudrait savoir… Moi, je m’en fous d’ailleurs !

Et il galopa, réellement insoucieux au fond, n’ayant vu dans la guerre qu’un moyen rapide de passer général de division, gardant la seule hâte que cette bête de campagne s’achevât au plus tôt, depuis qu’elle apportait si peu de contentement à tout le monde.

Alors, parmi les soldats de la compagnie Beaudoin, ce fut une risée. Maurice ne disait rien, mais il était de l’avis de Chouteau et de Loubet, qui blaguaient, débordants de mépris. À hue, à dia ! va comme je te pousse ! En v’là des chefs qui s’entendaient et qui ne tiraient pas la couverture à eux ! Est-ce que le mieux n’était pas d’aller se coucher, quand on avait des chefs pareils ? Trois commandants en deux heures, trois gaillards qui ne savaient pas même au juste ce qu’il y avait à faire et qui donnaient des ordres différents ! non, vrai, c’était à ficher en colère et à démoraliser le bon Dieu en personne ! Et les accusations fatales de trahison revenaient, Ducrot et Wimpffen voulaient gagner les trois millions de Bismarck, comme Mac-Mahon.

Le général Douay était resté, en avant de son état-major, seul et les regards au loin, sur les positions prussiennes, dans une rêverie d’une infinie tristesse. Longtemps, il examina le Hattoy, dont les obus tombaient à ses pieds. Puis, après s’être tourné vers le plateau d’Illy, il appela un officier, pour porter un ordre, là-bas, à la brigade du 5e corps, qu’il avait demandée la veille au général de Wimpffen, et qui le reliait à la gauche du général Ducrot. Et on l’entendit encore dire nettement :

— Si les Prussiens s’emparaient du calvaire, nous ne pourrions rester une heure ici, nous serions rejetés dans Sedan.

Il partit, disparut avec son escorte, au coude du chemin creux, et le feu redoubla. On l’avait aperçu sans doute. Les obus, qui, jusque-là, n’étaient arrivés que de face, se mirent à pleuvoir par le travers, venant de la gauche. C’étaient les batteries de Frénois, et une autre batterie, installée dans la presqu’île d’Iges, qui croisaient leurs salves avec celles du Hattoy. Tout le plateau de l’Algérie en était balayé. Dès lors, la position de la compagnie devint terrible. Les hommes, occupés à surveiller ce qui se passait en face d’eux, eurent cette autre inquiétude dans leur dos, ne sachant à quelle menace échapper. Coup sur coup, trois hommes furent tués, deux blessés hurlèrent.

Et ce fut ainsi que le sergent Sapin reçut la mort, qu’il attendait. Il s’était tourné, il vit venir l’obus, lorsqu’il ne pouvait plus l’éviter.

— Ah ! voilà ! dit-il simplement.

Sa petite figure, aux grands beaux yeux, n’était que profondément triste, sans terreur. Il eut le ventre ouvert. Et il se lamenta.

— Oh ! ne me laissez pas, emportez-moi à l’ambulance, je vous en supplie… Emportez-moi.

Rochas voulut le faire taire. Brutalement, il allait lui dire qu’avec une blessure pareille, on ne dérangeait pas inutilement deux camarades. Puis, apitoyé :

— Mon pauvre garçon, attendez un peu que des brancardiers viennent vous prendre.

Mais le misérable continuait, pleurait maintenant, éperdu du bonheur rêvé qui s’en allait avec son sang.

— Emportez-moi, emportez-moi…

Et le capitaine Beaudoin, dont cette plainte exaspérait sans doute les nerfs en révolte, demanda deux hommes de bonne volonté, pour le porter à un petit bois voisin, où il devait y avoir une ambulance volante. D’un bond, prévenant les autres, Chouteau et Loubet s’étaient levés, avaient saisi le sergent, l’un par les épaules, l’autre par les pieds ; et ils l’emportèrent, au grand trot. Mais, en chemin, ils le sentirent qui se raidissait, qui expirait, dans une secousse dernière.

— Dis donc, il est mort, déclara Loubet. Lâchons-le.

Chouteau, furieusement, s’obstinait.

— Veux-tu bien courir, feignant ! Plus souvent que je le lâche ici, pour qu’on nous rappelle !

Ils continuèrent leur course avec le cadavre, jusqu’au petit bois, le jetèrent au pied d’un arbre, s’éloignèrent. On ne les revit que le soir.

Le feu redoublait, la batterie voisine venait d’être renforcée de deux pièces ; et, dans ce fracas croissant, la peur, la peur folle s’empara de Maurice. Il n’avait pas eu d’abord cette sueur froide, cette défaillance douloureuse au creux de l’estomac, cet irrésistible besoin de se lever, de s’en aller au galop, hurlant. Sans doute, maintenant, n’y avait-il là qu’un effet de la réflexion, ainsi qu’il arrive chez les natures affinées et nerveuses. Mais Jean, qui le surveillait, le saisit de sa forte main, le garda rudement près de lui, en lisant cette crise lâche, dans le vacillement trouble de ses yeux. Il l’injuriait tout bas, paternellement, tâchait de lui faire honte, en paroles violentes, car il savait que c’est à coups de pied qu’on rend le courage aux hommes. D’autres aussi grelottaient, Pache qui avait des larmes plein les yeux, qui se lamentait d’une plainte involontaire et douce, d’un cri de petit enfant, qu’il ne pouvait retenir. Et il arriva à Lapoulle un accident, un tel bouleversement d’entrailles, qu’il se déculotta, sans avoir le temps de gagner la haie voisine. On le hua, on jeta des poignées de terre à sa nudité, étalée ainsi aux balles et aux obus. Beaucoup étaient pris de la sorte, se soulageaient, au milieu d’énormes plaisanteries, qui rendaient du courage à tous.

— Bougre de lâche, répétait Jean à Maurice, tu ne vas pas être malade comme eux… Je te fous ma main sur la figure, moi ! si tu ne te conduis pas bien.

Il le réchauffait par ces bourrades, lorsque, brusquement, à quatre cents mètres devant eux, ils aperçurent une dizaine d’hommes, vêtus d’uniformes sombres, sortant d’un petit bois. C’étaient enfin des Prussiens, dont ils reconnaissaient les casques à pointe, les premiers Prussiens qu’ils voyaient depuis le commencement de la campagne, à portée de leurs fusils. D’autres escouades suivirent la première ; et, devant elles, on distinguait les petites fumées de poussière, que les obus soulevaient du sol. Tout cela était fin et précis, les Prussiens avaient une netteté délicate, pareils à de petits soldats de plomb, rangés en bon ordre. Puis, comme les obus pleuvaient plus fort, ils reculèrent, ils disparurent de nouveau derrière les arbres.

Mais la compagnie Beaudoin les avait vus, et elle les voyait toujours là. Les chassepots étaient partis d’eux-mêmes. Maurice, le premier, déchargea le sien. Jean, Pache, Lapoulle, tous les autres l’imitèrent. Il n’y avait pas eu d’ordre, le capitaine voulut arrêter le feu ; et il ne céda que sur un grand geste de Rochas, disant la nécessité de ce soulagement. Enfin, on tirait donc, on employait donc ces cartouches qu’on promenait depuis plus d’un mois, sans en brûler une seule ! Maurice surtout en était ragaillardi, occupant sa peur, s’étourdissant des détonations. La lisière du bois restait morne, pas une feuille ne bougeait, pas un Prussien n’avait reparu ; et l’on tirait toujours sur les arbres immobiles.

Puis, ayant levé la tête, Maurice fut surpris d’apercevoir à quelques pas le colonel de Vineuil, sur son grand cheval, l’homme et la bête impassibles, comme s’ils étaient de pierre. Face à l’ennemi, le colonel attendait sous les balles. Tout le 106e devait s’être replié là, d’autres compagnies étaient terrées dans les champs voisins, la fusillade gagnait de proche en proche. Et le jeune homme vit aussi, un peu en arrière, le drapeau, au bras solide du sous-lieutenant qui le portait. Mais ce n’était plus le fantôme de drapeau, noyé dans le brouillard du matin. Sous le soleil ardent, l’aigle dorée rayonnait, la soie des trois couleurs éclatait en notes vives, malgré l’usure glorieuse des batailles. En plein ciel bleu, au vent de la canonnade, il flottait comme un drapeau de victoire.

Pourquoi ne vaincrait-on pas, maintenant qu’on se battait ? Et Maurice, et tous les autres, s’enrageaient, brûlaient leur poudre, à fusiller le bois lointain, où tombait une pluie lente et silencieuse de petites branches.