L’abbé Bazin, avant de mourir, envoya à la Bibliothèque du roi le plus précieux manuscrit qui soit dans tout l’Orient. C’est un ancien commentaire d’un brame nommé Shumontou[1] sur le Veidam, qui est le livre sacré des anciens brachmanes. Ce manuscrit[2] est incontestablement du temps où l’ancienne religion des gymnosophistes commençait à se corrompre ; c’est, après nos livres sacrés, le monument le plus respectable de la croyance de l’unité de Dieu. Il est intitulé Ézour-Veidam[3], comme qui dirait : le vrai Veidam, le Veidam expliqué, le pur Veidam. On ne peut pas douter qu’il n’ait été écrit avant l’expédition d’Alexandre dans les Indes, puisque, longtemps avant Alexandre, l’ancienne religion bramine ou abramine, l’ancien culte enseigné par Brama, avait été corrompu par des superstitions et par des fables. Ces superstitions même avaient pénétré jusqu’à la Chine du temps de Confutzée, qui vivait environ trois cents ans avant Alexandre. L’auteur de l’Ézour-Veidam combat toutes ces superstitions, qui commençaient à naître de son temps. Or, pour qu’elles aient pu pénétrer de l’Inde à la Chine, il faut un assez grand nombre d’années : ainsi, quand nous supposerons que ce rare manuscrit a été écrit environ quatre cents ans avant la conquête d’une partie de l’Inde par Alexandre, nous ne nous éloignerons pas beaucoup de la vérité.
Shumontou combat toutes les espèces d’idolâtrie dont les Indiens commençaient alors à être infectés, et, ce qui est extrêmement important, c’est qu’il rapporte les propres paroles du Veidam, dont aucun homme en Europe, jusqu’à présent, n’avait connu un seul passage. Voici donc ces propres paroles du Veidam attribué à Brama, citées dans l’Ézour-Veidam :
« C’est l’Être suprême[4] qui a tout créé, le sensible et l’insensible ; il y a eu quatre âges différents ; tout périt à la fin de chaque âge, tout est submergé, et le déluge est un passage d’un âge à l’autre, etc.
« Lorsque Dieu existait seul, et que nul autre être n’existait avec lui, il forma le dessein de créer le monde. Il créa d’abord le temps, ensuite l’eau et la terre ; et du mélange des cinq éléments, à savoir, la terre, l’eau, le feu, l’air, et la lumière, il en forma les différents corps, et leur donna la terre pour leur base. Il fit ce globe, que nous habitons, en forme ovale comme un œuf. Au milieu de la terre est la plus haute de toutes les montagnes, nommée Mérou (c’est l’Immaüs). Adimo (c’est le nom du premier homme) sortit des mains de Dieu. Procriti est le nom de son épouse. D’Adimo[5] naquit Brama, qui fut le législateur des nations et le père des brames. »
Une preuve non moins forte que ce livre fut écrit longtemps avant Alexandre, c’est que les noms des fleuves et des montagnes de l’Inde sont les mêmes que dans le Hanscrit, qui est la langue sacrée des brachmanes. On ne trouve pas dans l’Ézour-Veidam un seul des noms que les Grecs donnèrent aux pays qu’ils subjuguèrent. L’Inde s’appelle Zomboudipo ; le Gange, Zanoubi ; le mont Immaüs, Mérou, etc.
Notre ennemi, jaloux des services que l’abbé Bazin a rendus aux lettres, à la religion et à la patrie, se ligue avec le plus implacable ennemi de notre chère patrie, de nos lettres et de notre religion, le docteur Warburton, devenu, je ne sais comment, évêque de Glocester[6], commentateur de Shakespeare et auteur d’un fatras contre l’immortalité de l’âme, sous le nom de la Divine Légation de Moïse : il rapporte une objection de ce brave prêtre hérétique contre l’opinion de l’abbé Bazin, bon catholique, et contre l’évidence que l’Ézour-Veidam a été écrit avant Alexandre. Voici l’objection de l’évêque :
« Cela est aussi judicieux qu’il le serait d’observer que les annales des Sarrasins et des Turcs ont été écrites avant les conquêtes d’Alexandre, parce que nous n’y remarquons point les noms que les Grecs imposèrent aux rivières, aux villes, et aux contrées qu’ils conquirent dans l’Asie Mineure, et qu’on n’y lit que les noms anciens qu’elles avaient depuis les premiers temps. Il n’est jamais entré dans la tête de ce poëte que les Indiens et les Arabes pouvaient exactement avoir la même envie de rendre les noms primitifs aux lieux d’où les Grecs avaient été chassés. »
Warburton ne connaît pas plus les vraisemblances que les bienséances. Les Turcs et les Grecs modernes ignorent aujourd’hui les anciens noms du pays que les uns habitent en vainqueurs et les autres en esclaves. Si nous déterrions un ancien manuscrit grec, dans lequel Stamboul fût appelé Constantinople ; l’Atméidam, Hippodrome ; Scutari, le faubourg de Chalcédoine ; le cap Janissari, promontoire de Sigée ; Gara Denguis, le Pont-Euxin, etc. ; nous conclurions que ce manuscrit est d’un temps qui a précédé Mahomet II, et nous jugerions ce manuscrit très-ancien s’il ne contenait que les dogmes de la primitive Église.
Il est donc très-vraisemblable que le brachmane qui écrivait dans le Zomboudipo, c’est-à-dire dans l’Inde, écrivait avant Alexandre, qui donna un autre nom au Zomboudipo ; et cette probabilité devient une certitude lorsque ce brachmane écrit dans les premiers temps de la corruption de sa religion, époque évidemment antérieure à l’expédition d’Alexandre.
Warburton, de qui l’abbé Bazin avait relevé quelques fautes avec sa circonspection ordinaire[7], s’en est vengé avec toute l’âcreté du pédantisme. Il s’est imaginé, selon l’ancien usage, que des injures étaient des raisons, et il a poursuivi l’abbé Bazin avec toute la fureur que l’Angleterre entière lui reproche. On n’a qu’à s’informer dans Paris à un ancien membre du parlement de Londres qui vient d’y fixer son séjour, du caractère de cet évêque Warburton, commentateur de Shakespeare et calomniateur de Moïse : on saura ce qu’on doit penser de cet homme, et l’on apprendra comment les savants d’Angleterre, et surtout le célèbre évêque Lowth, ont réprimé son orgueil et confondu ses erreurs.