La Défense de mon oncle/Édition Garnier/Chapitre 12

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CHAPITRE XII.
des chinois.

Quel est donc cet acharnement de notre adversaire contre les Chinois, et contre tous les gens sensés de l’Europe qui rendent justice aux Chinois ? Le barbare n’hésite point à dire que « les petits philosophes ne donnent une si haute antiquité à la Chine que pour décréditer l’Écriture ».

Quoi ! c’est pour décréditer l’Écriture sainte que l’archevêque Navarrète, Gonzales de Mendoza, Henningius, Louis de Gusman, Semmedo, et tous les missionnaires, sans en excepter un seul, s’accordent à faire voir que les Chinois doivent être rassemblés en corps de peuple depuis plus de cinq mille années ? Quoi ! c’est pour insulter à la religion chrétienne qu’en dernier lieu le P. Parennin a réfuté avec tant d’évidence la chimère d’une prétendue colonie envoyée d’Égypte à la Chine ? Ne se lassera-t-on jamais, au bout de nos terres occidentales, de contester aux peuples de l’Orient leurs titres, leurs arts et leurs usages ? Mon oncle était fort irrité contre cette témérité absurde. Mais comment accorderons-nous le texte hébreu avec le samaritain ? « Hé, morbleu, comme vous pourrez, disait mon oncle ; mais ne vous faites pas moquer des Chinois : laissez-les en paix comme ils vous y laissent. »

Écoute, cruel ennemi de feu mon cher oncle ; tâche de répondre à l’argument qu’il poussa vigoureusement dans sa brochure en quatre volumes de l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations. Mon oncle était aussi savant que toi, mais il était mieux savant, comme dit Montaigne[1] ; ou, si tu veux, il était aussi ignorant que toi (car en vérité que savons-nous ?) ; mais il raisonnait, il ne compilait pas. Or voici comme il raisonne puissamment dans le premier volume de cet Essai sur les Mœurs, etc. (vol. XV, page 260), où il se moque de beaucoup d’histoires :

« Qu’importe, après tout, que ces livres renferment ou non une chronologie toujours sûre ? Je veux que nous ne sachions pas en quel temps précisément vécut Charlemagne : dès qu’il est certain qu’il a fait de vastes conquêtes avec de grandes armées, il est clair qu’il est né chez une nation nombreuse, formée en corps de peuple par une longue suite de siècles. Puis donc que l’empereur Hiao, qui vivait incontestablement plus de deux mille quatre cents ans avant notre ère, conquit tout le pays de la Corée, il est indubitable que son peuple était de l’antiquité la plus reculée ! De plus, les Chinois inventèrent un cycle, un comput, qui commence deux mille six cent deux ans avant le nôtre. Est-ce à nous à leur contester une chronologie unanimement reçue chez eux ; à nous, qui avons soixante systèmes différents pour compter les temps anciens, et qui ainsi n’en avons pas un ?

« Les hommes ne multiplient pas aussi aisément qu’on le pense : le tiers des enfants est mort au bout de dix ans. Les calculateurs de la propagation de l’espèce humaine ont remarqué qu’il faut des circonstances favorables et rares pour qu’une nation s’accroisse d’un vingtième au bout de cent années, et très-souvent il arrive que la peuplade diminue au lieu d’augmenter. De savants chronologistes ont supputé qu’une seule famille, après le déluge, toujours occupée à peupler, et ses enfants s’étant occupés de même, il se trouva en deux cent cinquante ans beaucoup plus d’habitants que n’en contient aujourd’hui l’univers. Il s’en faut beaucoup que le Talmud et les Mille et une Nuits contiennent rien de plus absurde. On ne fait point ainsi des enfants à coups de plume. Voyez nos colonies ; voyez ces archipels immenses de l’Asie, dont il ne sort personne. Les Maldives, les Philippines, les Moluques, n’ont pas le nombre d’habitants nécessaires. Tout cela est encore une nouvelle preuve de la prodigieuse antiquité de la population de la Chine. »

Il n’y a rien à répondre, mon ami.

Voici encore comme mon oncle raisonnait. Abraham s’en va chercher du blé avec sa femme en Égypte, l’année qu’on dit être la 1917e avant notre ère, il y a tout juste trois mille six cent quatre-vingt-quatre ans : c’était quatre cent vingt-huit ans après le déluge universel. Il va trouver le pharaon, le roi d’Égypte ; il trouve des rois partout, à Sodome, à Gomorrhe, à Gérare, à Salem : déjà même on avait bâti la tour de Babel environ trois cent quatorze ans avant le voyage d’Abraham en Égypte. Or, pour qu’il y ait tant de rois et qu’on bâtisse de si belles tours, il est clair qu’il faut bien des siècles. L’abbé Bazin s’en tenait là ; il laissait le lecteur tirer ses conclusions.

Ô l’homme discret que feu M. l’abbé Bazin ! Aussi avait-il vécu familièrement avec Jérôme Carré[2], Guillaume Vadé[3], feu M. Ralph, auteur de Candide[4], et plusieurs autres grands personnages du siècle. Dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es.


  1. Montaigne, dans ses Essais, livre Ier, chap. xxiv, dit : « Il falloit s’enquérir qui est mieulx sçavant, non qui est plus sçavant.
  2. Voltaire a publié, sous le nom de Jérôme Carré, l’Écossaise, voyez tome IV du Théâtre : et un morceau Du Théâtre anglais, voyez tome XXIV, page 192.
  3. Sous ce nom, Voltaire publia, en 1760, le Pauvre Diable, voyez tome X ; et en 1764, un volume intitulé Contes de G. Vadé.
  4. Voyez tome XXI, page 137.