La Démocratie devant la science/Livre III, introduction

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LIVRE III


CONCURRENCE

POSITION DU PROBLÈME

« Il y a une chose qui me surprend, c’est le prix que nous attachons à des existences qui ne nous intéressent en rien. Nous avons l’air de croire que la vie est en elle-même quelque chose de précieux. Pourtant la nature nous enseigne assez que rien n’est plus vil ni plus méprisable. Autrefois on était moins barbouillé de sentimentalisme. Chacun tenait sa propre vie pour infiniment précieuse, mais ne professait aucun respect pour la vie d’autrui. On était alors plus près de la nature : nous sommes faits pour nous manger les uns les autres. Mais notre race faible, énervée, hypocrite, se plaît dans un cannibalisme sournois. Tout en nous entredévorant, nous proclamons que la vie est sacrée, et nous n’osons plus avouer que la vie, c’est le meurtre. »

Ainsi s’exprime un personnage de l’Histoire comique d’Anatole France[1]. Et peu de gens sans doute oseraient professer publiquement, ou même s’avouer intimement un pessimisme aussi radical. Beaucoup cependant de ceux qui pensent aujourd’hui « connaître la vie », par expérience ou par science, semblent accorder qu’une loi de cruauté la gouverne. Les vivants sont condamnés à une lutte sans relâche et sans merci. Vainement les hommes essaieraient-ils d’éluder cette nécessité naturelle. Toute la philosophie du monde vient s’y briser. Si l’on ne veut pas être mangé, il faut bien manger les autres.

Les aphorismes de cette marque sont monnaie courante, dans les discussions contemporaines.

Suivant M. Fouillée[2], la philosophie qu’ils représentent, — « celle des loups et des grands carnassiers » — serait précisément l’inspiratrice des efforts dirigés contre la culture classique, humaniste et libérale. « Armez-vous pour les luttes de la vie », voilà ce qu’on répéterait aujourd’hui aux jeunes gens. Et on leur apprendrait à mépriser tous les enseignements qui ne leur assurent pas, en vue de ces luttes, un avantage personnel, toutes les idées qui ne sont pas des armes. M. H. Michel remarque, de son côté[3], que l’éloge du type anglo-saxon, en matière d’éducation, cache peut-être une admiration secrète pour l’égoïste, capable de se tailler, sans scrupule et sans remords, sa large place dans le monde. « Ne nous faites plus, nous dit-on, des races de femmes sensibles, mais des races d’hommes positifs. » Il semble qu’on oppose ainsi le caractère et le cœur : comme s’il était d’ores et déjà entendu qu’une connaissance positive des réalités démontre la vanité et l’imprudence de l’altruisme.

Mais, plus encore qu’en matière de réformes pédagogiques, c’est en matière de réformes politiques et sociales que nous voyons utiliser cette apologie de la lutte. Quelqu’un préconise-t-il, par exemple, l’organisation de la paix par le droit, prélude d’un désarmement simultané des nations européennes, on lui répond, avec Dragomirov, que « cela est contraire aux lois fondamentales de la nature », que « la guerre est l’état naturel de l’homme[4] ». Un autre déplore-t-il la guerre économique qui divise et déchire nos sociétés jusque dans la paix, même réponse : c’est une loi de nature ; il n’y a qu’à s’incliner.

M. Jaurès s’écriait naguère, à propos de l’inévitable multiplication des grèves : « Nous demandons à tous ceux en qui la force de l’égoïsme ou la puissance stupéfiante de l’habitude n’a pas éteint la faculté de penser : comment jugent-ils une société qui aboutit chroniquement, normalement, à ces conflits perpétuels, à cette guerre incessante ? Comment jugent-ils une société qui porte en son sein deux classes opposées qui se déchirent et la déchirent ? Et peuvent-ils vraiment souhaiter qu’elle soit éternelle ? »

« Nous n’hésitons pas quant à nous à répondre, écrivait le Temps[5], que nous jugeons cette société conforme aux lois de la nature et de la vie…

« La grève est un mal, assurément… Mais si la grève est un mal, elle est un mal nécessaire. Elle n’est qu’une forme de cet éternel combat, âpre, pénible, douloureux, qui est la vie même et hors duquel il n’y a que le repos de la mort. L’antagonisme est partout dans la nature, entre les éléments, entre les races, entre les individus. L’amour n’est que le combat des sexes. La vie organique est une lutte, dont les cellules sont les soldats, entre les forces de nutrition et les forces de dissociation. Et cette guerre universelle, si elle est un mal par un certain côté, à cause des souffrances qu’elle engendre, elle est aussi un bien. Les efforts continuels auxquels elle contraint les peuples et les individus sont rudes, mais de ces efforts naissent la science, la richesse, la puissance, toute la civilisation en un mot. Un organisme mis à l’abri de toute lutte s’étiole. Un individu ou un peuple soustrait à l’aiguillon de la concurrence s’aveulit, s’abêtit. Le régime socialiste, qui éliminerait cet aiguillon de la concurrence, ressemblerait trait pour trait à la fameuse colonie du Paraguay : ce serait la stagnation organisée, l’atrophie voulue, la négation du progrès. »

Pour nombre d’esprits d’aujourd’hui, il semble que ce soient là vérités définitivement acquises et qu’il ne vaut plus la peine de discuter.

Et tous les temps sans doute ont entendu de ces déclarations pessimistes. Dante avait formulé la pensée que nous retrouvons sous la plume d’Anatole France : « Nous faisons notre vie avec la mort des autres. » Héraclite vantait la guerre comme la mère et la reine du monde. L’histoire des duels de dieux remplit les plus anciennes mythologies. Et on a pu dire que les philosophes allemands du dernier siècle reprenaient, pour les systématiser, des théories de philosophes grecs ou hindous lorsqu’ils démontraient que la contradiction est au fond de l’être, qu’une de ses formes suscite la forme contraire, et que la procession des apparences n’est que la manifestation d’un combat intime et éternel.

Mais ce qui est particulier à notre temps, c’est l’appui que ces pensées pessimistes prétendent recevoir de la science proprement dite. Cette figure de la guerre qui plane sur nos têtes, ce n’est plus de quelque système nuageux, dogme ou philosophie, que nous l’avons vue descendre, c’est au-dessus d’un champ d’expériences que nous l’avons vue se former. Ces formules sévères, ce ne sont plus des aprioristes qui les ont promulguées, ce sont des observateurs qui les ont enregistrées, gravées qu’elles étaient au cœur même de la nature. C’est un homme doux, non plus occupé à déduire les modes de Dieu en polissant des verres de lunettes, mais à comparer scrupuleusement les plantes de son jardin ou les pigeons de sa basse-cour, c’est Darwin qui a découvert, — stupéfait lui-même et comme effrayé de sa découverte, — les lois de la lutte pour l’existence, et démontré par les faits qu’elle est la condition de tout progrès.

Et ainsi retrouvons-nous, semble-t-il, sur ce nouveau terrain, l’antagonisme plus tranché que jamais entre les « réalités objectives » telles que la biologie les constate, et nos « aspirations subjectives » telles qu’elles s’expriment dans l’égalitarisme. Ne voit-on pas, à mesure que celui-ci prend plus d’empire, la démocratie s’attaquer aux inégalités économiques elles-mêmes, et faire effort, sous prétexte d’humanité, pour circonscrire, atténuer, enrayer de mille façons la libre concurrence ? Interventions impuissantes et imprudentes, parce qu’elles sont antiphysiques. Les résultats les plus récents des sciences naturelles viennent confirmer et renforcer sur ce point, d’une manière inattendue, les déductions de l’ancienne économie politique. En étendant au monde humain les inférences dictées par l’impartiale observation du monde organique, on s’est aperçu que le vœu de la nature coïncidait exactement avec le vœu du libéralisme absolu : pour que le progrès continue, il faut laisser faire, laisser passer l’universelle concurrence. « La nature le veut. » Ainsi le prestige des lois de l’économie classique est-il décuplé : inéluctables, indestructibles, et en ce sens, comme disait Bastiat, vraiment providentielles, qui oserait soutenir encore qu’elles peuvent être malfaisantes ? Le naturalisme contemporain, né des recherches du xixe siècle, apporterait donc un secours précieux aux doctrines individualistes, filles de la spéculation du xviiie ; il aurait forgé pour elles, à coup de faits, sur l’enclume de la science, un bouclier nouveau et à jamais infrangible.

Regarderons-nous comme acquise et scientifiquement fondée cette condamnation du mouvement égalitaire par le « darwinisme social » ? Accorderons-nous que la démocratie en veut en effet à toutes les formes de la concurrence, et que la concurrence sous toutes ses formes est l’instrument inéluctable et indispensable de tout progrès ? — Pour en décider il n’est pas inutile de rappeler la diversité des modes, des conséquences, des conditions de la lutte pour la vie, dans la nature et dans l’humanité.

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE POUR LE LIVRE III

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  1. Revue de Paris, 15 décembre 1902, p. 700.
  2. La Conception civique et morale de l’Enseignement, p. 2, 6, 155.
  3. Notes sur l’Enseignement secondaire, p. XLI.
  4. V. par ex. un article de M. Conte à propos des Conférences sur la Paix de M. d’Estournelles de Constant, dans La Dépêche du 1er janvier 1903.
  5. 26 janvier 1901.