La Démocratie devant la science/Livre III, chapitre I

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CHAPITRE I

LA LIMITATION DU DARWINISME

Il semble au premier abord que le darwinisme nous accule à un pessimisme radical. Les plus fidèles disciples de Darwin nous répètent ces dures vérités, que la voie du mieux est sanglante, que le perfectionnement ne s’obtient qu’au prix de la souffrance[1], qu’enfin la nature entière est comme un cirque immense où tous les êtres seraient gladiateurs[2]. Amplifiées et dramatisées par la littérature, ce sont ces idées qui circulent dans l’opinion, rendant plus durs les cœurs durs et plus tristes les cœurs tendres, accoutumant beaucoup des uns et des autres à ce sentiment, que contre les douleurs issues de la lutte pour l’existence, « il n’y a rien à faire ».

Mais est-il vrai que les sciences naturelles nous imposent, en définitive, une conception de la vie aussi tragique ? — Relisons pour en juger les écrits des naturalistes eux-mêmes : demandons à Darwin et à ses successeurs ce que signifiait au début, ce que vaut aujourd’hui la théorie de la lutte pour l’existence.

I

Nous avons reconnu que dans le système de Darwin le struggle for life apparaît comme inévitable et indispensable : il est la conséquence logique de l’accroissement des êtres, la condition irrémissible du progrès universel, l’instrument unique des choix de la nature[3].

Mais cet instrument peut affecter diverses formes. Il y a plusieurs manière de lutter, et il n’est pas inutile de les distinguer soigneusement : elles ne mettent pas en jeu les mêmes mécanismes ; elles ne produiront pas les mêmes effets sur le sentiment humain.

Tantôt une espèce se nourrit d’une autre, et tend par conséquent, pour survivre, à la faire disparaître. La gazelle mange l’herbe, et le tigre la gazelle. Le passereau mange l’insecte, et le vautour le passereau. C’est sous cette forme qu’on se représente d’ordinaire la lutte pour l’existence. C’en est la forme la plus dramatique : elle met les êtres aux prises, s’efforçant l’un contre l’autre.

Mais les formes indirectes de la lutte sont peut-être plus répandues. Il arrive plus souvent que, sans se nourrir de la chair du plus faible, le plus fort se nourrisse à ses dépens : il accapare l’aliment ou en prend la meilleure partie. C’est ainsi que les moins agiles des gazelles ou les girafes qui ont le cou le moins long se sustenteront moins aisément et, en temps de disette, périront les premières. Ce ne sont plus seulement, alors, des membres d’espèces différentes qui se trouvent en conflit, mais encore et surtout des membres de la même espèce. On pourrait dire que cette lutte indirecte est d’autant plus vive que les concurrents sont plus prochains ; car c’est alors qu’ils ont les mêmes besoins et prétendent au même aliment. À vrai dire, ils ne s’efforcent pas directement les uns contre les autres. Le faible n’est plus condamné à une mort rapide et violente, mais seulement à une vie plus précaire.

Dans d’autres cas la lutte est encore moins directe et moins active. Les branches de gui attendent pour se reproduire la visite des oiseaux qui doivent transporter leurs graines. Les plantes du désert ont besoin, pour survivre, d’une certaine dose d’humidité. On pourra dire que le gui lutte avec d’autres plantes, en offrant ses graines, pour qu’elles soient disséminées de préférence, à l’appétit des oiseaux. On pourra dire encore que les plantes du désert luttent à qui mieux mieux contre la sécheresse. Mais on voit clairement, Darwin lui-même en fait la remarque[4], que l’expression de lutte est prise ici dans un sens très large et purement métaphorique. Elle nous rappelle seulement la dépendance des êtres à l’égard du milieu. Elle n’implique de leur part aucune tendance antagoniste. Il n’y a plus ici de combat, ni même de concurrence. Il ne subsiste entre les êtres qu’une sorte de concours, et encore sans émulation. Ce sont les circonstances qui choisissent le mieux adapté. Il survit sans effort ; il triomphe sans bataille. La lutte n’est plus seulement indirecte, mais passive.

Il serait déjà permis de soutenir, après ces distinctions, que les commentateurs littéraires du darwinisme ont une tendance à exagérer son caractère tragique. Il n’est pas vrai que tous les êtres « s’entre-dévorent ». L’agression brutale et sanglante n’est pas la règle universelle. La nature n’est pas animée tout entière d’un esprit de haine et d’envie. Le plus souvent, c’est sans se viser et même sans le vouloir, c’est sans animosité et même sans rivalité consciente que les êtres concourent et sont triés par la force des choses.

Mais l’atténuation est mince, et pour être moins dramatique, la conception darwinienne n’en reste peut-être pas, par un autre côté, moins attristante. Le pessimisme véritable consiste peut-être à croire que la pensée n’est dans le monde qu’un accessoire, que l’effort conscient est inutile, que le progrès s’opère sans le secours de l’esprit. Or n’est-ce pas une conséquence du darwinisme que de nous représenter l’évolution des êtres comme indépendante de toute visée ? Ne nous découvre-t-il pas, dans leur ascension, une œuvre toute mécanique, la résultante de frottements et de tassements dans lesquels l’esprit n’a pas à intervenir ?

Nous avons vu en effet qu’on ne peut plus s’y tromper. En constatant que la sélection naturelle était conçue à l’image de la sélection artificielle, Darwin avait averti qu’on ne prît pas à la lettre les personnifications inévitables dont il usait. Et le premier caractère de sa théorie était précisément de rendre inutile ce finalisme auquel on le blâmait de s’attarder. « Son mérite, dit M. Delage[5], c’est d’avoir montré comment on peut expliquer, par des forces aveugles, une harmonie finale qui, jusqu’à lui, semblait démontrer l’intervention d’une intelligence supérieure. » Il se produit bien suivant lui des sélections, des tris, des choix dans la nature, mais spontanément ou pour mieux dire automatiquement, par des concours de forces non dirigées. Le but est touché, mais sans avoir été visé[6].

Il faut aller plus loin. Si peu de gens partagent aujourd’hui l’erreur de Flourens, et accusent ou louent le darwinisme de prêter des vues à la nature, beaucoup semblent admettre qu’il suppose certaines tendances au sein des êtres individuels et enveloppe une sorte de finalisme interne, propice aux réintégrations idéalistes. L’évolution, si elle ne suppose plus un plan providentiel ou préconçu, impliquerait du moins, en chaque être qui lutte, une volonté d’être, une « pensée obscure », un « effort vers la vie[7] ». La théorie darwinienne n’a nullement besoin de ces hypothèses. La preuve en est que nombre d’êtres « luttent », suivant le vocabulaire darwinien, sans qu’on puisse assurer qu’ils sont capables du moindre effort. Soutiendra-t-on que les plantes s’évertuent et s’ingénient ? Elles sont triées pourtant par la sélection, tout comme les animaux. Bien plus, le même vocabulaire s’applique et convient aux minéraux eux-mêmes. On peut parler avec Huxley de la sélection des grains de sable qui s’amoncellent en dunes, par l’action des vagues[8]. On peut dire avec M. de Lanessan qu’une roche, longue à désagréger, a lutté pour son existence contre la mer, contre la pluie, contre les animaux qui ont creusé ses flancs, contre la foudre qui l’a fendue et les arbustes qui ont élargi ses fissures[9]. Pas plus qu’elle n’implique de visée, la théorie de la lutte pour la vie n’implique donc même d’effort. En ce sens on peut soutenir que nulle théorie, pour expliquer le progrès, ne fait plus de place aux coïncidences heureuses, et moins de place aux adaptations cherchées ; nulle n’accorde plus au hasard et moins à la pensée[10].

Mais devons-nous considérer cette théorie comme complète et définitive ? Est-il vrai que les nécessités aveugles travaillent toujours et travaillent seules dans le sens de l’idéal ? Avant de dégager ce qu’a pu nous apprendre, sur ce point, le développement des sciences naturelles depuis Darwin, il nous faut chercher s’il n’y a pas, dans son œuvre même, de quoi combler l’abîme qui vient de s’entr’ouvir sous nos pas entre la nature et l’esprit.

II

Darwin n’a pas seulement analysé le mécanisme de la sélection naturelle, mais celui de la sélection sexuelle. À quoi répond cette nouvelle théorie ?

On peut dire qu’elle répond au besoin d’expliquer la beauté du monde vivant, — les couleurs somptueuses, les sons harmonieux, toutes les grâces et tous les ornements que la nature prodigue à ses créations.

Luxe incompréhensible, semble-t-il au premier abord, pour la théorie darwinienne[11]. N’est-elle pas un utilitarisme radical, appliqué à la nature ? Suivant l’idée maîtresse de cette théorie, seuls sont retenus les caractères avantageux. Si certaines formes survivent de préférence à d’autres, c’est qu’elles assurent, à qui les possède, la faculté d’atteindre plus aisément la nourriture, ou de supporter plus longtemps le froid, ou d’éviter plus rapidement l’ennemi. Leur utilité garantit leur succès. Mais pourquoi et comment une forme inutile, si belle qu’elle soit, serait-elle préférée par la sélection ? Or imaginons que la beauté de certains êtres, les couleurs dont ils sont revêtus, les sons qu’ils peuvent émettre leur facilitent, d’une façon ou d’une autre, l’opération de la reproduction. Ils auront donc plus de chance que leurs rivaux moins brillants de perpétuer leur type. Est-il étonnant dès lors que progressivement la race s’embellisse ? Il est naturel que la sélection retienne et développe des formes charmantes s’il est vrai qu’une prime leur est donnée, qu’une avance leur est assurée pour la reproduction. C’est cette utilité spéciale qui expliquera la survie de la beautés.

L’hypothèse se vérifie dès le monde végétal. On sait que les couleurs et les formes des fleurs ne sont pas sans influer sur leur destinée. La fécondation croisée leur est très utile, sinon nécessaire. Or dans la plupart des cas, le croisement resterait problématique s’il ne fallait compter, pour transporter le pollen au pistil, que sur les caprices du vent. Ce sont les insectes qui se chargent de cet office. Les fleurs ont donc tout avantage à les attirer, à les faire pénétrer jusqu’à leurs pistils et à leurs étamines. C’est à quoi leur servent leurs couleurs éclatantes et leurs formes élégantes : les plus belles sont aussi les mieux faites pour appeler et pour retenir les indispensables intermédiaires. En ce sens, on peut dire avec M. Le Dantec[12] que c’est l’amour du papillon pour la rose qui a développé la beauté de la rose et son parfum.

Mais c’est dans le monde animal surtout que se fera sentir l’influence de l’amour. Car ici les sexes sont indépendants, et, qui plus est, leurs représentants se trouvent le plus souvent, dans chaque espèce, en nombre inégal : il y a excédent de mâles[13]. La reproduction rend donc ici nécessaire non seulement un rapprochement d’individus séparés, mais un choix entre individus différents, une préférence. De même que de la trop grande quantité des vivants en général naît la lutte pour l’existence entraînant la sélection naturelle, de même du nombre d’ordinaire excédant des mâles va naître une nouvelle lutte, la lutte pour l’amour, entraînant la sélection sexuelle.

Et à vrai dire cette lutte affecte parfois la forme la plus brutale, la forme directe et active de la lutte pour la vie. Les concurrents se ruent l’un contre l’autre. Ainsi font les cerfs, les taureaux et les étalons sauvages. Les blessures que portent presque tous les cadavres mâles d’écureuils, de perdrix indiennes ou de cachalots, les saumons qu’on trouve morts au bord des étangs prouvent l’égal acharnement, chez les espèces les plus variées, de ces « combats de noces[14] ». Ils expliquent la parure guerrière de la plupart des mâles, le développement de l’armement défensif ou offensif, des crinières et des cornes, des griffes et des ergots. Le moins bien armé est éliminé. Les procédés de la sélection sexuelle sont ici analogues à ceux de la sélection naturelle.

Déjà cependant des différences apparaissent. Les luttes pour l’amour vont rarement jusqu’au dénouement tragique. Le plus faible n’est pas mis à mort ; il est seulement mis en fuite : il va cacher sa honte, comme cette épinoche dont parle Darwin[15], que son air hardi et ses vives couleurs abandonnent. Chez les Tetra umbellus, après de longs combats, à peine si les héros ont quelques plumes cassées. Les exemples sont nombreux où il semble, ainsi, que les combats soient surtout des parades, sinon des simulacres, des tournois, des fantasias brillantes. « Nous pensons, dit M. Espinas[16], après un examen attentif, que les luttes en l’honneur des femelles sont généralement des démonstrations d’ordre esthétique où se déploie la fière beauté des mâles plutôt que des duels décisifs où le vaincu perd nécessairement la vie.  » En un mot, un élément nouveau entre en ligne de compte : on dirait que les mâles visent à faire impression sur l’imagination de la femelle. Il ne s’agit pas ici d’être le dernier survivant, mais le premier choisi, l’élu.

D’autres faits mettent d’ailleurs en évidence l’importance croissante de ces préférences, le rôle de l’amour dans la sélection. Ce n’est pas seulement en effet par des parures utiles, par leur armement, c’est par des parures inutiles et toutes de luxe, — par les crêtes et les queues, par les houppes et les rémiges, — que se distinguent d’ordinaire les mâles. Et il semble bien qu’on, ne puisse expliquer le développement de ces ornements sinon par l’usage que le mâle en fait pour attirer et charmer les femelles.

À vrai dire on a proposé diverses explications du phénomène. Wallace[17], qui ne partageait pas sur ce point l’opinion de son émule, pense rendre compte de la splendeur du sexe fort en observant que le sexe faible, moins agile et d’ordinaire plus exposé, surtout pendant l’incubation, a tout avantage à rester terne, ce qui lui permet de se dissimuler plus facilement aux ennemis. Mais si ce raisonnement montre pourquoi il est possible aux mâles de revêtir une parure plus brillante, il ne découvre pas quel avantage peut déterminer la sélection à enrichir cette parure ; il énonce la condition négative, non la cause positive de ces spécialisations. Dira-t-on qu’il la faut chercher moins dans un avantage quelconque que dans les effets indirects et inévitables, et comme dans le retentissement naturel du sexe sur tout l’organisme ? Le sexe mâle a plus de vitalité, il dépense davantage, il est, disent MM. Geddes et Thomson[18], plus « catabolique ». En vertu des lois de la corrélation, sa supériorité d’énergie développe dans ses divers organes une circulation plus active et se traduit, automatiquement, par des couleurs plus voyantes. Mais ce raisonnement, s’il explique que l’organisme du mâle dispose en effet de plus de ressources, explique-t-il pourquoi il les dispose harmonieusement, et de manière à produire une impression de beauté[19] ? S’il explique le cri, explique-t-il la mélodie ? s’il explique l’apparition des couleurs, explique-t-il leur distribution esthétique ?

Ajoutons que les circonstances dans lesquelles les beautés propres aux mâles apparaissent ou sont mises en valeur semblent bien prouver qu’elles sont utiles et utilisées en vue de l’amour. N’est-ce pas d’ordinaire à l’âge adulte et précisément à la saison des amours que les beautés du mâle se montrent ? Ainsi le labre ne revêt sa livrée brillante, rayée de rouge et d’azur, qu’au moment où il commence à frayer[20]. Bien plus, c’est pendant la cour et c’est devant les femelles que les animaux déploient eux-mêmes leurs grâces[21]. C’est alors que se multiplient les jeux de toutes sortes, le chant et la mimique, les courses de faucons, les danses des colaptes, les bals des oiseaux du Paradis, destinés à faire valoir les qualités capables de charmer les femelles. On dirait de véritables concours, où l’amour doit être le prix de la beauté.

Et sans doute il est malaisé de deviner « à quoi rêvent » alors les femelles, et quelles impressions correspondent chez elles aux mouvements du mâle. Il est vraisemblable que M. Espinas exagère lorsqu’il explique, par une sorte de préoccupation de l’idéal, que le mâle ne leur semblerait jamais réaliser assez complètement, les façons que font la plupart des femelles avant de céder. On tente aujourd’hui de fournir, de toutes ces scènes, des interprétations plus physiologiques. La nécessité de propager une certaine excitation rendrait raison des gestes du mâle. En tous cas, sa beauté déployée déterminerait une sorte de fascination et d’hypnose plutôt qu’une élection délibérée[22].

Il reste qu’il est difficile de ne pas faire entrer en ligne de compte, si l’on veut s’expliquer les phénomènes en question, quelque appréciation d’ordre esthétique. En fait, les animaux sont capables de goût, comme le prouvent les nids ornés, les berceaux luxueux, les galeries et les reposoirs de certains oiseaux. Il semble de même que les femelles soient capables de préférences, comme le prouve l’histoire des paonnes qui restent volontairement veuves, après avoir été séparées d’un mâle favori[23], ou celle de cette Piranga rubra qui semblait choisir des mâles par ordre de beauté décroissante[24]. Sans un effort pour satisfaire ces goûts et décider ces préférences, les manifestations que nous avons rappelées resteraient incompréhensibles. « Tout bien pesé on ne peut, conclut Romanes[25], y trouver d’autres motifs. » On est bien forcé d’inférer, sans pouvoir en donner la preuve directe, que la femelle exerce un choix.

Imaginez, nous dit Darwin[26], qu’un habitant de quelque autre planète aperçoive une troupe de jeunes campagnards, courtisant à une foire une jolie fille et se disputant autour d’elle ; ne conclurait-il pas, rien qu’en voyant l’ardeur des concurrents à lui plaire et à se faire valoir à ses yeux, qu’elle a la faculté de choisir ? La même induction analogique est permise à l’observateur des animaux. Il constate que dans nombre de cas les formes et les mouvements du mâle se modifient de manière à frapper l’imagination de la femelle ; il conclut donc légitimement « à une correspondance entre les facultés de représentation de celle-ci et les facultés d’expression de celui-là[27] », à un effet produit sur les consciences, finalement à une prédilection. C’est ainsi que la théorie de la sélection sexuelle nous conduit à admettre, pour nous expliquer l’embellissement des races, l’action de quelque chose qui se rapproche réellement, et non plus par une simple métaphore, de ce que nous appelons l’amour.

Comment cette théorie nous incline vers une conception moins brutale et moins mécaniste du progrès, on s’en rend aisément compte.

Nous avons remarqué que la sélection sexuelle est moins rigoureuse, et, comme dit Weismann[28], moins « catégorique » que la sélection naturelle. Les nouvelles formes de compétition qu’elle met en jeu sont de moins en moins sanglantes. En général, le mâle vaincu est simplement privé de la femelle ; ou il est réduit à se contenter d’une autre plus tardive et moins vigoureuse ; ou il en trouve moins s’il est polygame. Le moins apte, ici, est donc rarement condamné à mort ; il est seulement gêné ou retardé dans la satisfaction d’une tendance moins impérative que le besoin d’aliments.

Mais de plus et surtout la sélection sexuelle s’opère d’une manière moins mécanique. Ce ne sont plus seulement des forces aveugles qu’elle met en œuvre. Dans une nuit de gelée, si l’on peut dire que la mort choisit entre les fleurs, c’est par manière d’image. Mais lorsque nous disons que l’amour choisit entre les passereaux et les faucons mâles, il y a plus qu’une métaphore. Car l’amour ici est personnifié, incarné en des êtres concrets dont les affinités ou les répugnances entrent en ligne de compte. Une sorte d’unisson des représentations précède ici et prépare l’union des corps. Pour le « conquérir » il faut que l’être agisse sur la conscience d’un autre être. Et en ce sens c’est vraiment une nouvelle méthode qui entre en jeu dans l’évolution. De la méthode de la survivance on passe à la méthode de la préférence. D’automatique la sélection devient consciente[29].

Sur ce terrain nous voyons décroître la distance qui séparait l’opération de la nature de l’opération de l’homme. La sélection sexuelle est une espèce de sélection artificielle. C’est de « l’auto-réglementation », de « l’auto-perfectionnement[30] ». L’espèce elle-même, dirige, dans une certaine mesure, sa propre destinée. La sélection des mâles par les femelles, déclare Darwin[31], est analogue à celle que l’homme exerce sur ses animaux domestiques. Et il ajoute cette observation importante : « L’admission du principe de la sélection sexuelle conduit à la conclusion remarquable que le système cérébral règle non seulement la plupart des fonctions actuelles du corps, mais a indirectement influencé (par le choix des qualités esthétiques) le développement progressif de diverses conformations corporelles et de certaines qualités mentales[32]. » En d’autres termes, l’évolution apparaît ici subordonnée à l’intervention de certaines facultés de l’esprit.

Nous avons donc le droit de conclure que sur l’abîme creusé par la théorie de la sélection naturelle entre l’esprit et la nature, la théorie de la sélection sexuelle jette un pont. Elle réintègre, en ce sens, de l’idéalisme au sein de l’évolutionnisme ; elle replace la conscience dans le mouvement du monde, non plus en prêtant à la nature des visées arbitraires, ni même aux êtres des efforts inutiles, mais en démontrant leurs choix nécessaires : leur attitude réciproque ne saurait s’expliquer sans une dose aussi petite qu’on voudra de jugement et de sentiment, d’intelligence et de sympathie. Et nous n’apercevons là sans doute que les formes embryonnaires de l’une et de l’autre. Mais déjà le couvercle de plomb qu’on faisait peser sur nous en est allégé. Si la théorie de la sélection naturelle nous laissait en présence d’un monde terne et rude, mû par des forces toutes brutales et mécaniques, la théorie de la sélection sexuelle nous introduit dans un monde plus brillant et plus doux, où l’ascension des formes ne résulte plus seulement de poussées, mais d’attractions, où la finalité recommence à régner, où par suite de larges perspectives s’ouvrent aux efforts de la vie spirituelle. Sans sortir du système de Darwin, nous avons donc déjà gagné quelque chose sur ce pessimisme darwinien déployé devant nous.

III

En quel sens, la biologie devait-elle, après Darwin, développer les germes inclus dans ses deux théories ? Continuera-t-elle d’affirmer que le progrès est indissolublement lié à la lutte pour l’existence ?

Beaucoup d’adeptes, plus ou moins informés, de l’évolutionnisme sont naturellement portés à identifier l’évolution avec le perfectionnement ; ils croient volontiers que toutes les transformations des espèces sont en définitive autant d’améliorations. Un premier contact avec la théorie darwinienne ne peut que renforcer cette croyance. Comment, en effet, la sélection naturelle n’améliorerait-elle pas les races ? Que la sélection artificielle, dirigée par l’intérêt ou le caprice de l’homme, puisse entretenir des malformations, donner une prime à des variétés moins capables que d’autres de s’alimenter ou de se défendre elles-mêmes, on le conçoit. C’est ainsi que les jambes incurvées du mouton ancon, qui a l’état libre lui eussent créé une infériorité certaine, devinrent, aux yeux des éleveurs du Massachusetts, un caractère digne d’être propagé, parce qu’il empêchait les animaux de franchir les barrières de leurs enclos[33]. Mais il n’y a pas de place dans la nature pour ces déviations calculées. La sélection naturelle ne saurait travailler que dans l’intérêt des êtres, puisqu’elle ne retient que les caractères qui leur sont avantageux. Elle ne laisse passer que les plus aptes. Il semble donc qu’elle doive, à chaque génération, raffiner les types, et que, contrairement à l’opinion de Cuvier, les espèces, au fur et à mesure qu’elles se constituent, se trouvent fatalement de plus en plus parfaites.

Défions-nous seulement des illusions auxquelles prête cette formule : « la survie des plus aptes ». On semble croire parfois qu’elle nous livre, en même temps qu’une explication universelle du progrès, un criterium définitif de la perfection. On traduit souvent « les plus aptes » par « les plus forts » ou « les meilleurs » comme si l’aptitude à survivre, l’adaptation, correspondait nettement à des qualités déterminées, susceptibles de s’accumuler toujours dans le même sens, et d’entraîner ainsi une ascension ininterrompue des êtres. Mais il faut se rendre compte que selon la diversité des circonstances, des qualités très différentes peuvent assurer le succès.

L’étude du processus de la sélection sexuelle nous l’a rappelé à propos : il faudrait se garder de croire qu’il n’y a qu’une sorte d’attitudes ou de caractères qui soit avantageuse : il y aurait lieu de distinguer déjà entre les dons utiles pour la survie individuelle et les dons utiles pour la perpétuation de la race. Nous avons vu que les armes qui triomphent dans la lutte pour la vie ne sont pas toujours les mêmes qui triomphent dans la lutte pour l’amour. Sans doute les défenses ou les cornes servent à la fois contre le rival et contre la proie. Mais les superbes bois du cerf ralentissent sa fuite. Les couleurs éclatantes du paon le désignent aux chasseurs. Les rémiges du faisan argus, qui prennent tout leur développement dans la saison d’amour, arrêtent presque complètement son vol : il devient prisonnier de sa beauté. Il est clair en un mot que dans beaucoup de cas les mâles n’ont acquis les ornements qui les distinguent qu’au prix d’une perte de forces et d’une augmentation de risques[34]. Ce qui prouve déjà qu’il y a plus d’un mètre pour le progrès et que tels caractères pourront être déclarés tour à tour, suivant les points de vue, supérieurs ou inférieurs.

En réalité il est impossible, dans le système darwinien, de dire a priori et d’une manière universelle que telle forme est supérieure aux autres. Tout dépend des situations. « Un loup est-il plus apte qu’un veau ? demande M. Le Dantec[35]. Mettez des loups dans un enclos fermé et riche en pâturages, ils y mourront de faim ; les veaux aux contraire y prospéreront. Les veaux sont-ils donc plus aptes que les loups ? Non assurément. Car si nous introduisons des loups dans l’enclos où sont déjà les veaux, ceux-ci seront mangés. » Dans certains cas il était impossible de prévoir le succès de tel ou tel caractère : ainsi nul ne pouvait deviner que les cochons noirs se montreraient en Virginie moins sensibles à l’action vénéneuse du Lachnanthes, ou que les chevaux de Sibérie, moins vigoureux que les nôtres en général, endureraient mieux la famine[36]. D’autres fois, c’est un caractère universellement classé comme inférieur qui révèle des avantages inattendus : ainsi, dans certaines îles de l’Océanie, ce sont les insectes dépourvus d’ailes qui survivent, étant moins exposés que ceux qui s’élèvent à être entraînés en pleine mer par la violence du vent.

Ajoutons que, les circonstances restant les mêmes, les individus peuvent encore s’y adapter par des moyens très divers. Une certaine constitution est très utile aux poissons qui leur permet de fuir leurs ennemis en nageant très près du bord ; mais une constitution qui leur permet de s’enfoncer très profondément dans les mers, pour toute différente qu’elle soit, leur rend un service analogue. La couleur du plumage, imitant celle du feuillage ou de la terre, protège l’oiseau aussi bien que la rapidité du vol. Des rats de grande taille mais d’intelligence alerte se déroberont aussi bien que les rats de petite taille capables de se réfugier au moindre trou. Certains carnassiers survivent en temps de disette, non en perfectionnant leurs instruments de chasse, mais en redevenant végétariens[37].

On comprend, étant donnée cette variété des problèmes proposés et des solutions possibles, combien diverses peuvent être les formes qui garantissent la survivance, et l’on ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que la survivance puisse s’accompagner, en fait, de régressions manifestes[38].

La dégénérescence par le parasitisme en est l’exemple le plus fameux. On sait qu’il arrive aux êtres qui s’attachent à d’autres êtres, pour vivre à leurs dépens, de perdre non seulement les pattes mais les yeux et les oreilles ; ils se réduisent à l’état de sacs digérants. Mais ce n’est pas seulement le parasitisme proprement dit qui entraîne une pareille décadence : suivant M. Ray Lankaster[39], le sédentarisme ou le végétarisme produiraient des effets analogues. Le Nauplius Barnacle s’immobilise par la tête : ce ne sont pas seulement ses organes locomoteurs, mais ses organes du toucher qui s’atrophient. De même, il semble bien que certaines ascidies sédentaires ne soient que des vertébrés dégénérés. Chez un ver plat devenu végétarien, les organes de la digestion et du mouvement prennent des formes plus rudimentaires. La sélection naturelle est donc capable dans certaines circonstances de faire perdre aux êtres des supériorités qu’ils avaient acquises, de perpétuer des êtres inférieurs. Ce n’est pas le tout de survivre : la « manière » a son importance. De tels triomphateurs de la lutte pour la vie font piètre figure à côté de leurs voisins ou de leurs ancêtres. Ils ont survécu sans doute, mais par de petits moyens, et en menant une existence médiocre. On ne saurait soutenir qu’ils sont les plus forts ou les meilleurs, ni que leur victoire constitue un progrès pour la suite des espèces.

Par où l’on voit à nouveau combien il est imprudent d’identifier, sans plus de discussion, l’évolution avec le perfectionnement[40]. Qui dit successeur ne dit pas forcément supérieur. Des caractères universellement classés comme des imperfections peuvent, dans certains cas, assurer un avantage aux êtres qui les possèdent. Le « jugement du combat » est loin de coïncider toujours avec le jugement de l’esprit. Ou bien donc il faut renoncer à donner des rangs, et en revenir à l’idée de Cuvier, qui voulait que toutes les espèces fussent également parfaites en leur genre ; ou bien, si nous voulons continuer à parler de progrès, il faut convenir que le succès dans la lutte pour la vie n’en saurait être le criterium unique, et que les transformations provoquées par la concurrence ne sont pas toutes également heureuses.

Mais, dira-t-on, la concurrence ne reste-t-elle pas nécessaire pour provoquer toute transformation, quelle qu’elle soit, des espèces vivantes ? Elle peut tâtonner, s’égarer, lancer les races sur d’autres pistes que celle du progrès. Mais du moins doit-elle être présenté pour modifier la forme des êtres. Ainsi, directeur faillible, elle resterait le moteur indispensable de l’évolution.

Pour résoudre cette question, c’est tout le mouvement des sciences naturelles dans ces dernières années, ce sont toutes les phases de la lutte entre néo-darwiniens et néo-lamarckiens qu’il faudrait retracer. D’une manière générale, on sait que les néo-darwiniens, plus intransigeants que Darwin, ont prétendu faire de la sélection naturelle le principe unique de la transformation des espèces. Nous avons vu que, d’après Weismann, rien ne saurait s’expliquer par l’action des habitudes individuelles acquises sous l’influence du milieu et transmises par l’hérédité : tout s’explique aisément, au contraire, par l’action des variations individuelles données dès la naissance et triées par la lutte. En étendant ce concept de lutte non plus seulement aux rapports des organismes entre eux, mais aux rapports des parties et même des germes de l’organisme, on se faisait fort d’éclairer tous les apparents caprices de l’évolution. Le principe de Darwin prenait ainsi le premier rôle, au détriment des principes de Lamarck.

Mais le reflux ne s’est pas fait attendre. La critique s’est exercée sur l’idée même de sélection, et les objections se sont multipliées. On a observé que la sélection naturelle n’agit pas, ne saurait agir seule, et que nombre de forces collaborent avec elle pour lui permettre d’être efficace, ou pour la rendre moins nécessaire. « Une grande obscurité, disait Cope, est née de cette croyance que la sélection naturelle peut créer quelque chose. » Elle ne peut jamais que conserver des variations antérieurement données. Son action est donc négative plutôt que positive, limitative plutôt que productive. Il faut la classer, dira M. Giard, parmi les facteurs secondaires, non parmi les facteurs primaires de l’évolution[41].

Et, en effet, on se rend compte que l’action spécifiante et améliorante de la sélection reste, dans le système de Danvin, malaisée à concevoir. Suffit-il, pour qu’elle opère, que sur le champ des petites variations insensibles ou indéterminées, produites dans tous les sens par les hasards de la naissances, passe le vent des forces aveugles de la nature ? On nous assure qu’elles sauront choisir, éliminer les mauvais germes et retenir les bons.

N’est-il pas à craindre bien plutôt qu’elles n’éliminent sans distinction et par grandes masses toutes sortes de germes bons ou mauvais ? En fait, c’est surtout dans le jeune âge, et avant qu’ils aient pu développer leurs puissances diverses que les êtres sont exposés aux coups de la nature. Elle ne tient nul compte alors de ce qu’ils promettent. C’est sans distinction qu’une nuit de gelée inattendue brûle les jeunes plantes. C’est sans distinction que les cétacés engloutissent les œufs de morues. Ici encore le hasard règne en maître, et il n’est pas vrai que, par les coupes sombres ainsi opérées, seuls les moins aptes soient exterminés[42].

De même, il n’est pas vrai que les plus aptes soient toujours spécialement respectés. Si la variation est très petite, elle a toutes les chances de rester inutile : elle ne protège nullement son porteur. Nœgeli a montré depuis longtemps qu’un infime allongement du cou, tel qu’en suppose la théorie darwinienne, ne saurait constituer pour les girafes aucun avantage sérieux. En temps de disette, ce ne sont pas celles qui auront le cou moins long de quelques centimètres, ce sont les plus jeunes, indistinctement, qui sont les plus exposées à périr[43]. De même, quand la célérité du faucon est si démesurée par rapport à celle des grouses, soutiendra-t-on qu’un vol un peu plus rapide fera survivre, parmi celles-ci, quelques échantillons privilégiés ?

Au vrai, le rôle de la sélection naturelle n’est pas de trier ces petites variations insensibles, il est seulement d’éliminer les variations extrêmes. Seuls les originaux, ceux qui ne présentent pas à un degré suffisant les caractères adaptatifs de l’espèce, tombent presque sûrement au rebut. Suivant la théorie de Pfeffer[44], les espèces sont dans un état d’équilibre stable, tant pour le nombre que pour les caractères de leurs représentants. La concurrence et la sélection n’ont d’autres effets que de rétablir cet équilibre dès qu’il tend à se déranger. La majorité des biologistes serait ainsi convaincue aujourd’hui, s’il faut en croire M. Cuénot[45], que « la sélection est un processus purement conservateur et non édificateur ; elle se borne à supprimer les individus mal venus et les monstres, et ceux qui présentent des variations par trop défavorables, les albinos par exemple : elle maintient les espèces dans leur état moyen, mais elle est incapable d’en créer de nouvelles ». Ainsi, bien loin qu’elle nous apparaisse désormais comme la seule force capable de provoquer la métamorphose des espèces, on pourrait soutenir que la sélection empêche les changements plutôt qu’elle ne les favorise : elle est occupée à maintenir le type moyen plus qu’à créer des types nouveaux.

Dans tous les cas, pour produire la transformation des espèces, la concurrence et la sélection n’apparaissent plus que comme « accélérateurs de l’évolution, comme adjuvants des causes premières ». Et ainsi se trouve-t-on amené, suivant les expression de M. Delage[46], à « abandonner la sélection naturelle, non pas comme facteur ayant son influence légitime dans la nature, mais comme cause principale de l’évolution progressive des organismes ».

Le rôle de la lutte pour la vie se trouve, si toutes ces réflexions sont exactes, singulièrement réduit. Et il nous est permis de conclure qu’elle n’a plus, aux yeux des naturalistes, le monopole des transformations et des perfectionnements. On lui trouve des collaboratrices, sinon des remplaçantes. On lui enlève le glaive et le sceptre. Ce n’est plus l’impératrice inflexible de la nature. C’est une ouvrière entre les autres, et dont on peut parfois se passer, et qui peut parfois se tromper — ni absolument infaillible, ni formellement indispensable[47].

IV

Il faut aller plus loin. Sur certains points il est possible, non plus seulement de compléter ou de rectifier, mais de retourner en quelque sorte le darwinisme. Ce ne sont plus seulement des principes distincts du principe de la guerre universelle qu’on peut montrer à l’œuvre dans la nature : c’est le principe contraire. L’association, la coopération, la solidarité sous ses formes diverses, vont nous apparaître comme des forces motrices et directrices du progrès.

Au premier abord il semble qu’il soit difficile de leur faire place dans le monde darwinien, que les deux principes ne puissent coexister, que l’opération de la sélection exclût toute intervention de l’aide mutuelle. À quelle condition, en effet, la sélection naturelle sera-t-elle efficace ? À la condition, nous fait entendre Wallace[48], que la lutte soit individuelle et que chacun des lutteurs ne puisse compter que sur ses seules forces. « Chacun pour soi et tous contre tous. » En fait, le monde animal ne connaîtrait généralement pas l’assistance mutuelle entre adultes ; il ignorerait la division du travail avec la coopération qu’elle implique ; il laisserait le vivant défendre seul sa chance. Et c’est pourquoi, ajoute-t-on, ceux qui survivent, n’étant soutenus par aucun secours extérieur, ne peuvent être que les plus forts. Huxley semble partager la même opinion, lorsqu’il présente les vertus sociales comme essentiellement anti-naturelles[49].

Nous avons déjà des raisons de penser que cette conception pèche par étroitesse et qu’elle abuse de l’antithèse. Darwin lui-même nous a avertis de ne pas prendre, dans sa théorie, l’expression de lutte pour la vie au sens fort et exclusif. Cette expression ne peut convenir à la diversité des cas envisagés par le naturaliste qu’à la condition de se présenter comme une métaphore très élastique, et propre à nous rappeler surtout la « dépendance mutuelle » des êtres. Mais on sait que nous conclurions à tort, de cette dépendance mutuelle, à un universel antagonisme des tendances ou même à une nécessaire opposition des intérêts. En fait, les mêmes phénomènes qu’on traduit en métaphores guerrières pourraient aussi bien être traduits, parfois, en métaphores pacifiques. Darwin dit, en avertissant que ce n’est qu’une image : « Les plantes luttent contre la sécheresse. » Mais cette image même, fait observer M. Vuillemin[50], est antiscientifique : « La sécheresse n’est rien de positif : c’est la négation de l’humidité. Si à ce personnage allégorique que nous appelons la sécheresse nous substituons la réalité pondérable qu’est l’eau, la fiction de la lutte, de la répulsion, de l’antagonisme est du coup remplacée par la vérité de l’union, de l’attraction, de l’affinité. Et si nous traduisons ces rapports en sentiments humains, l’amour se substitue à la haine comme mobile des relations des êtres. »

Il est clair que, dans nombre de cas, une pareille substitution de traduction reste impossible. Lorsque par exemple une espèce se nourrit de la substance d’une autre espèce, l’opposition des intérêts est manifeste, et l’on ne saurait sans ironie transformer cette dépendance en alliance. Toutefois, ici même l’opposition n’est pas irréductible. On peut remarquer que les espèces qui servent d’aliments à d’autres y trouvent parfois certains avantages inattendus. Il arrive qu’elles soient entretenues par celui même qui s’en nourrit. Si les pacifiques herbivores, observe M. Houssay[51], sont plus prospères que les carnassiers et se multiplient par milliers, c’est que l’homme a pris la direction de leurs troupeaux : ils ont gagné à lui servir. Dans d’autres cas, ne peut-on même soutenir ce paradoxe, que « certains êtres trouvent un profil personnel à être mangés[52] » ? C’est ainsi que la bactéridie charbonneuse, enfouie avec les cadavres de ses victimes, en retrouve de nouvelles, grâce à l’entremise des vers qui l’absorbent et la ramènent à la surface des champs. De même, il y a des spores de champignons incapables de germer tant que leur membrane n’a pas été ramollie, digérée par l’estomac des herbivores. L’absorption se trouve donc quelquefois utile à l’absorbé.

Mais, de plus et surtout, l’absorption n’est pas la règle unique : bien souvent, l’être se contente d’en exploiter un autre, qu’il se subordonne sans le faire disparaître[53]. Et sans doute, le plus souvent, cette exploitation n’est pas sans entraîner un dépérissement de l’exploité : on le note avec raison parmi les fâcheux effets du parasitisme. Mais il faut savoir qu’il présente parfois des effets précieux pour celui-là même dont la substance ou la force est utilisée. Les insectes ne sont-ils pas les parasites des fleurs, puisqu’ils en butinent le suc ? Ils sont pourtant aussi leurs bienfaiteurs, puisqu’ils en propagent le pollen. Dans d’autres cas, les services rendus sont encore plus directs : le parasite met son bienfaiteur à l’abri des ennemis, soit qu’il l’avertisse, soit qu’il se défende lui-même. C’est ainsi que l’alecto des buffles, non content de le débarrasser des insectes qui le gênent, l’aide encore en lui signalant l’approche des carnassiers ou des chasseurs[54]. Les fourmis, qui utilisent le nectar excrété à la base des feuilles de certains arbres, en écartent par leur seule présence une foule d’animaux ravageurs[55]. D’autres fois, c’est l’exercice des fonctions vitales les plus importantes que la collaboration du parasite rend plus aisé. Le bacillus amylobactes, logé dans l’intestin de certains mammifères herbivores, digère pour eux la cellulose des plantes que les sécrétions intestinales ne sauraient entamer[56]. Ce sont des champignons parasites qui hâtent la maturité des euphorbes ; d’autres prolongent la durée des feuilles de l’airelle des marais. Ce sont encore des excitations parasitaires qui développent les propriétés « améliorantes » des légumineuses. Tous ces exemples prouvent abondamment que le parasitisme n’est pas seulement un phénomène d’antagonisme : c’est un phénomène d’association, comportant la réciprocité des services. « Nous y voyons, disait M. Espinas[57], par des transitions insensibles la coalition pour la vie prendre le pas sur la lutte », et le mutualisme se substituer au prédatisme.

Il y a des cas en effet où les êtres divers tirent tant d’avantages l’un et l’autre de leur vie en commun, qu’on ne saurait dire lequel est l’exploiteur et lequel l’exploité[58]. Le bernard-l’ermite promène les actinies qui ont élu domicile sur sa carapace, et elles se nourrissent du relief de ses repas ; à son tour, elles le défendent, en abattant leurs filaments, contre l’attaque des poulpes ; les deux alliés ne peuvent plus se passer l’un de l’autre. Certaines algues et certains champignons vivent si étroitement unis qu’on n’a pu les distinguer que récemment. Qu’on examine la structure du lichen : on y découvre, dit M. Vuillemin[59], les éléments de deux êtres enchevêtrés en un mélange si intime que « nous ne savons plus au juste lequel des deux mérite le mieux le titre d’hôte ou celui de parasite. Chacun des membres de cette combinaison biologique a perdu ses attributs propres, autant que les atomes constitutifs d’une molécule. Et c’est en associant leurs misères que ces deux chétifs organismes, dont l’un redoutait la sécheresse autant que l’autre craignait la lumière, ont audacieusement conquis à la vie les éléments les plus arides du milieu inerte ». L’Hydra viridis donne un exemple analogue d’union intime et presque de fusion entre un animal et un végétal, une hydre et une algue. De telles « symbioses » prouvent à quel point peuvent s’accorder les intérêts d’organismes différents ; ils en arrivent par leur association à composer un véritable organisme nouveau.

Mais, dira-t-on, dans tous ces exemples il s’agit d’espèces différentes les unes des autres ; et leur diversité même explique qu’elles puissent s’accorder. Entre vivants qui n’ont ni les mêmes besoins ni les mêmes facultés le travail se divise naturellement, l’harmonie s’établit sans difficulté. En sera-t-il encore ainsi, quand les représentants d’une même espèce se trouveront en présence ? De même que la diversité amène facilement la collaboration, la similitude n’entraîne-t-elle pas fatalement la compétition ? Les frères, dans l’ordre de la nature, ne sont-ils pas des ennemis-nés ?

Ce sont en effet les êtres les plus semblables, ressentant les mêmes besoins, qui se disputent le plus âprement le même fond. Une concurrence incessante les met partout aux prises. Et si les plus forts n’absorbent pas ici les plus faibles, ils ne les éliminent pas moins en les affamant. C’est à une lutte de ce genre que pensait Malthus, et c’est, semble-t-il bien, à elle aussi que Darwin assigne le plus grand rôle dans l’évolution[60]. C’est cette lutte entre semblables qu’exige en quelque sorte son hypothèse sur l’origine des espèces. Les êtres se sont spécifiés parce qu’il leur était avantageux de devenir différents les uns des autres ; leur divergence diminue leur concurrence, qui est à son maximum là où la similitude est parfaite.

Mais, quelque nécessaire que paraisse être cette idée au système de Darwin, est-elle vérifiée par les faits ? Kropotkine nous fait remarquer[61] que, d’ordinaire si prodigue d’exemples, Darwin ne trouve sur ce point rien de probant à citer. Le même auteur nous raconte comment, dans les observations qu’il fit sur la faune de la Sibérie, il fut étonné de ne pas saisir à l’œuvre cette concurrence pour les subsistances que le darwinisme lui faisait attendre. Certes il vit les êtres éliminés en grandes masses, mais par l’action des intempéries plutôt que par celle de la faim. C’est la lutte contre les éléments plutôt que la lutte pour l’aliment qui semble décider du sort des animaux.

En tous cas, on les trouve rarement réduits à se disputer les dernières subsistances. C’est que les deux conditions postulées par la théorie de Darwin sont rarement réalisées. D’une part, le nombre des membres d’une même espèce capables d’entrer en conflit est moins grand que le calcul des naissances le fait prévoir ; car beaucoup de ceux qui naissent sont détruits en masse avant de devenir des concurrents sérieux. D’autre part, la quantité de subsistance est moins strictement limitée que l’admet la théorie : car les êtres ont le plus souvent la faculté d’élargir, en se déplaçant, leur terrain de quête ou de pâture[62]. L’émigration sert ainsi de palliatif et comme de dérivatif à la concurrence. C’est même, suivant Moritz Wagner[63], par cette mobilité, source de variations nouvelles et de « ségrégations » définitives, c’est par la diversité et la distance des milieux où elle localise les branches d’une même espèce que leur différenciation s’expliquerait, bien plutôt que par l’action directe de la lutte[63]. On a constaté qu’aux centres de rassemblement d’une espèce, là où elle est le plus dense, et où par suite le plus grand nombre de semblables doivent se trouver en compétition, se montrent rarement les divergences qu’escompte la théorie darwinienne. Il semble donc bien que la lutte entre semblables pour les subsistances soit moins efficace et moins nécessaire que le pensait Darwin.

Au surplus, il est aisé de prouver que les semblables prennent vis-à-vis les uns des autres plus d’une attitude et que diverses formes d’association peuvent les relier, propres à atténuer les effets de leur concurrence. La faim et l’amour, disait Schiller, sont les deux forces motrices du monde. Mais il faut ajouter qu’elles ne poussent pas les êtres dans la même direction ; si la faim les sépare, l’amour les rapproche[64]. Et souvent le rapprochement qu’il détermine survit à l’acte même qui est nécessaire à la reproduction de l’espèce : une association se greffe sur l’accouplement. Nous avons vu, en passant en revue les modes de la sélection sexuelle, que l’union des sexes, loin d’être purement physique, paraît souvent supposer l’union des consciences dans une représentation commune. Il n’est pas rare que cette sympathie dure longtemps après l’acte qui l’a préparée. Le mâle protège et nourrit la femelle pendant qu’elle couve. Plus tard, il prend part à l’éducation des petits. Un certain nombre d’habitudes naissent de la sorte, autour du nid, faites pour enrayer l’action aveugle et brutale de la sélection naturelle[65]. Par les soins dont ils l’entourent, les parents font tout ce qu’ils peuvent pour soustraire l’être nu et désarmé à l’élimination. C’est le plus faible qui est ici le plus protégé. La loi de la pitié se dresse contre la loi de la lutte.

On fera peut-être observer que l’association familiale a passé de tout temps pour un enclos privilégié. Mais une fois que l’être en est sorti, adulte et armé de toutes ses forces, trouvera-t-il encore aide et protection auprès de ses semblables ? L’histoire des Sociétés animales a dès longtemps répondu par l’affirmative[66]. Elle nous a montré au-dessus des agglomérations involontaires — comme les paquets de chenilles ou certaines bandes de poissons — des rassemblements voulus et comme prémédités. Des êtres d’ordinaire séparés réunissent leurs efforts en vue d’un intérêt commun. Les vautours, les milans, les aigles même forment parfois des sociétés de chasse comme les pélicans des sociétés de pêche. Les nécrophores se coalisent pour enterrer le cadavre où ils doivent cacher leurs œufs. Kropotkine vit des crabes, à l’aquarium de Brighton, organiser leurs efforts pendant des heures pour aider l’un d’entre eux, pris dans une encoignure, à se retourner. Qu’est-ce, d’ailleurs, que les attroupements des oiseaux migrateurs, sinon des ligues utilitaires momentanées, qui se renouent périodiquement au moment où le besoin s’en fait sentir ?

D’autres fois, les réunions d’animaux ne semblent répondre à aucun besoin spécial, sinon au désir qu’ils éprouveraient de se sentir vivre ensemble, et de multiplier leurs impressions en se les communiquant. Ce sont des réunions « pour le plaisir », comme celles qui rassemblent à l’automne les jeunes oiseaux, ardents au jeu. Mais ces jeux ont sans doute une utilité inaperçue. Leurs exercices variés et combinés ne développent pas seulement la force et l’agilité des individus, ils les habituent à agir de concert, ils élargissent en chacun d’eux la « conscience de l’espèce », ils les préparent à une vie commune étendue et prolongée.

Et, en effet, il n’est pas rare, comme on sait, que nombre d’animaux s’associent pour la vie et forment de véritables peuplades. Les carnassiers solitaires ne sont que le petit nombre. Les groupes affectent sans doute les formes les plus diverses, depuis les monarchies constitutionnelles d’abeilles jusqu’aux hordes de chiens ; les relations des membres du groupe sont plus ou moins compliquées, l’organisation est plus ou moins parfaite. Mais, du moins, dans la plupart des espèces, y a-t-il un rudiment d’organisation sociale et, par suite, une extension de l’assistance mutuelle. Il n’est donc pas vrai que la solidarité dans la nature se réduise au cercle étroit de la famille. La nature n’utilise pas seulement par exception et pour le salut des générations futures, mais en règle générale et pour le bien des générations déjà développées, les forces protectrices de l’association[67].

La vie sociale est donc la règle dans le monde animal. La variété même des formes qu’elle y revêt est la preuve de sa généralité. Et le fait qu’elle atteint son plus haut développement chez les vertébrés les plus élevés est le signe qu’en arrêtant ou en atténuant la lutte entre semblables, elle n’entraîne nullement la décadence, mais bien plus vraisemblablement, au contraire, le progrès des espèces.

On mesure d’ordinaire la prospérité d’une espèce, remarque M. Houssay[68], d’abord à la quantité des individus qui parviennent à vivre, ensuite à la qualité même de leur vie, au degré de leur civilisation, à la complication de leurs instruments et de leurs sentiments. Qu’on applique ces différents critères au monde animal, et l’on constatera que la prospérité y est proportionnelle à l’aptitude à vivre en société. Les rejetons des espèces pacifiques couvrent la terre, tandis que ceux des plus grands lutteurs, des fauves solitaires et farouches se font de plus en plus rares. Favorisant la survivance des petits et la résistance des faibles, la sociabilité restreint l’élimination ; elle est un bouclier plus sûr que la vigueur, l’agilité, les couleurs protectrices[69]. Il semble aussi qu’elle soit l’instrument le plus efficace de la production industrielle. Ce sont, comme on sait, les espèces les mieux organisées socialement qui font les plus beaux travaux d’art. C’est chez elles encore qu’on rencontre les exemples les plus nets de sensibilité, de moralité, d’intelligence[70]. En un mot, là où les sociétés animales sont développées, on ne reconnaît pas seulement les dehors matériels, on devine les dessous spirituels d’une civilisation véritable.

L’anatomie semble confirmer cette hypothèse par la comparaison des cerveaux. Si la lutte développait toutes les qualités, les cerveaux les mieux organisés devraient appartenir aux plus grands lutteurs. Tout au contraire, ils se rencontrent plutôt chez les espèces sociables. Les passereaux sont supérieurs en ce point aux accipitres, et les herbivores aux grands félins. Bien loin que l’association ait entraîné une sorte d’arrêt de développement dans l’organisation cérébrale, il semble qu’en stimulant la vie représentative, en multipliant les unes par les autres les impressions des individus rassemblés, elle ait perfectionné chez eux l’appareil de la coordination[71].

En un mot, toutes sortes de progrès, et ceux-là précisément qui rapprochent le plus les animaux de l’homme, dérivent, non de la lutte, mais de l’association pour la vie. Au lieu que la fraternité ne soit qu’une utopie contrecarrée par les faits, il apparaît, dit M. Geddes[72], « que chacune des grandes étapes du progrès correspond à une subordination plus étroite de la concurrence individuelle à des fins reproductrices ou sociales, et de la concurrence intraspécifique à l’association coopérative ». L’expérience a montré que les plus aptes à franchir les pas les plus difficiles étaient moins « ceux qui pratiquent la concurrence vitale avec le plus d’ardeur » que « ceux qui ont su y apporter le plus de ménagements ». La sociabilité s’est révélée comme un gage, non seulement de bien-être matériel, mais de progrès spirituel. Il est donc faux de dire que l’altruisme n’est que folie et que la vie n’est que meurtre. Aux diverses formes de lutte, diverses formes d’association peuvent s’opposer. Aussi bien que les êtres d’espèces différentes, les êtres de même espèce peuvent s’élever en s’entr’aidant.

Est-ce à dire que nous ayons complètement retourné en effet le darwinisme, et que nous puissions désormais affirmer que la nature, mieux connue, donne à l’homme l’exemple de toutes les vertus sociales ? Conclurons-nous avec M. Decamps[73], que « partout où règne la concurrence vitale il y a faiblesse et dégénérescence », tandis que « partout où domine l’association il y a force et progrès », et qu’en conséquence « la lutte pour l’existence est condamnée par toute la nature » ? Admettrons-nous contre Huxley, avec M. Geddes[74], que le « processus éthique », bien loin d’être l’antithèse du « processus cosmique », n’en est qu’un résumé fidèle ? Céderons-nous, en un mot, à cette tendance, récemment remise en honneur, qui cherche dans la nature une école de solidarité ? La tactique est séduisante. Nous relèverions ainsi, pour en diriger la pointe contre nos adversaires, l’arme dont ils nous menaçaient…

Mais un instant de réflexion suffit pour rappeler que cette démonstration n’est pas près d’être faite. Si nous avons établi que la lutte n’est pas tout, nous sommes loin d’avoir établi qu’elle ne soit rien dans le monde vivant. « Il ne s’agit pas, dit M. Houssay[75], de se duper soi-même et de ne pas reconnaître que, malgré le grand rôle joué par la sociabilité dans la nature, elle n’a pas aboli toutes les forces antagonistes. » M. Sabatier remarque, de son côté[76], qu’il faut être aveuglé par une idée préconçue pour nier que, pendant que l’union assure le progrès dans certains cas, la lutte pour l’existence en fasse autant dans des cas différents.

Nous avons seulement montré que les résultats de la lutte n’étaient pas toujours également heureux ni ses procédés toujours également indispensables. Nous avons indiqué, en conséquence, que la théorie darwinienne dérivait d’une vue trop étroite de l’ensemble et du mouvement des êtres. Mais, dans la réalité, un principe n’efface pas l’autre ; des forces opposées coexistent ; le germe de la discorde, dit M. Fouillée[77], subsiste à côté du germe de la concorde. C’est pourquoi nous ne prétendons pas qu’il suffise à l’humanité, pour trouver sa vraie voie, de consulter plus méthodiquement la nature. Nous n’opposons pas ici, à la morale « scientifique » du pessimisme darwinien, une autre morale « scientifique » qui serait celle de l’optimisme solidariste. Et ce qui se dégage de plus net de notre recherche sur les leçons de la biologie, c’est l’extrême difficulté où est l’homme de « laisser parler la nature » pour enregistrer son conseil : la conseillère parle plusieurs langages, et varie ses réponses suivant les idées préconçues des enquêteurs.

Il reste qu’en attirant l’attention sur la multiplicité des sens ou des modes de l’évolution organique, et en limitant la vérité du darwinisme, nous avons libéré notre idéal des prophéties fatalistes dont on le poursuivait. Il n’est pas dès à présent démontré par la seule observation du « processus cosmique », que les hommes soient condamnés éternellement, sous peine de déchéance, à s’entre-dévorer. Dans le monde animal déjà il arrive que les êtres survivent et s’élèvent par des procédés moins brutaux et comme plus humains. Il est naturel que nos sociétés préfèrent ces procédés, et s’organisent de façon à rétrécir, autant qu’il est possible, le champ laissé aux autres. Il est faux que cet effort pour faire prédominer, sur les tendances adverses, certaines tendances de l’évolution, soit condamné d’avance.


  1. Romanes, Darwin and after Darwin, I, p. 415.
  2. Huxley, Evol. and Ethics, p. 200.
  3. V. l’introd., 2e partie, p. 26-30.
  4. Origine, p. 63.
  5. Struct. du protopl., p. 371.
  6. La sélection naturelle, dira Weismann, est zweckmässig, mais non zweckthätig (Vorträge, I, p. 63).
  7. V. les lettres de Ch. Richet à Sully-Prudhomme, dans le Problème des causes finales, p. 18-20. Cf. Rauh et Revault d’Allonnes, Psychologie appliquée à l’Éducation, p. 241.
  8. L’Évolution, p. 94. C’est à propos de cette métaphore que Darwin félicitait Huxley en lui disant qu’elle était inimitable (Vie et Corresp., II, p. 321).
  9. Lutte pour l’ex. et Évol., p. 5.
  10. Cf. Coe, Nature, p. 26-30.
  11. Cournot insiste sur cette objection : Matérialisme, Vitalisme, Rationalisme, p. 161.
  12. Revue de Paris, art. cité, p. 622.
  13. Darwin, Descendance, I, p. 191. Weismann, Vorträge, I, p. 233.
  14. Darwin, Descendance, II, p. 259-261.
  15. Ibid., II, p. 3.
  16. Soc. anim., p. 166.
  17. Sélection, p. 115.
  18. L’Évolution du sexe, p. 30.
  19. Romanes, Darwin, I, p. 394.
  20. Espinas, op. cit., p. 136-152.
  21. Romanes, op. cit., p. 387.
  22. Espinas, op. cit., p. 128. Cf. Yrjö Hirn, The origin of Art, p. 188. K. Groos, Les jeux des animaux, p. 278. Weismann, Vorträge, I, p. 241, 252.
  23. Darwin, Descend., II, p. 435.
  24. Morgan, citant Brewster, Habit, p. 221.
  25. Op. cit., p. 358.
  26. Descend., II, p. 131.
  27. Espinas, op. cit., p. 133, 161.
  28. Vorträge, I, p. 306.
  29. Cf. Morgan, Habit, p. 270, 274.
  30. Ce sont les expressions de Unbehaun, Versuch, p. 106, en note.
  31. Descend., II, p. 433. Cf. Geddes, Sexe, p. 34. Richard, Évol., p. 72.
  32. Ibid., p. 437.
  33. Huxley, L’Évolution, p. 23.
  34. Darwin, Descend., II, p. 132. Cf. Headley, Problems, p. 164.
  35. Art. cité, p. 609. Cf. Houssay, Revue philos., 1893, p. 472.
  36. Kropotkine, Mutual Aid, p. 73.
  37. Cf. Conn, Method, p. 35. Baldwin, Development, p. 182.
  38. Cf. Demoor, Massart et Vandervelde, op. cit.
  39. Dégénération, p. 35, 38, 50.
  40. V. Huxley, L’Évol., p. 81.
  41. Cf. Cope, Fittest, p. 15, 174. Thomson, art. cité, p. 23. Giard, art. cité, p. 646. Cuénot, art. cité, p. 267.
  42. Cf. Coe, Nature, p. 58. Conn, Method, p. 72. Headley, Problems, p. 113.
  43. Delage, op. cit., p. 377.
  44. D’après Delage, op. cit., p. 393.
  45. Art. cité, p. 267.
  46. Op. cit., p. 395.
  47. Non seulement les nouvelles théories biologiques restreignent ainsi, dans l’évolution, la part des méthodes brutales et fatales de la sélection, naturelle : il semble aussi qu’elles promettent une plus large place à ces interventions de la conscience dont la sélection sexuelle nous a donné le premier exemple. On pourrait dire encore qu’en ce point les idées lamarckiennes semblent regagner sur les idées darwiniennes ; non que le principe de l’hérédité des caractères acquis ait recouvré son ancienne domination, mais du moins tend-on à expliquer plus de choses par les habitudes, par les « forces adaptives », par les efforts plus ou moins conscients des individus. Le défenseur le plus hardi du néo-lamarckisme, Cope, ne craignait pas d’attribuer à l’action de forces psychiques cette « origine des plus aptes » dont la sélection ne pourrait jamais, suivant lui, expliquer que la survivance. La conscience, dans son système, semble redevenir antérieure à tout le reste : c’est « l’archœsthétisme* ». Sans aller jusque-là, et sans placer la conscience à l’origine de l’évolution, toute une école reconnaît aujourd’hui, dans l’activité propre des individus, une des forces qui orientent en nombre de cas les transformations des espèces.

    C’est ainsi que les partisans de la sélection « organique » ou « subjective** » cherchent dans l’organisme lui-même, et dans sa façon d’appliquer les ressources dont il dispose, une nouvelle explication de sa destinée. Ainsi pensent-ils, sans faire appel à l’hérédité des qualités acquises, rendre compte de la survivance des petites variations utiles. Elles sont le plus souvent trop faibles, disions-nous, pour que la sélection les retienne ? Mais imaginons que des individus chez qui elles se sont produites soient doués en même temps d’une certaine plasticité, qu’ils soient capables de distribuer adroitement leurs forces suivant la demande des circonstances et de développer par un exercice approprié celles de leurs facultés qui sont avantageuses, ces individus échapperont mieux que d’autres aux difficultés inattendues ; et ainsi, grâce à l’activité qu’ils auront su déployer durant leur vie, les caractères qu’ils apportaient en naissant auront plus de chances d’être sauvés, d’être reproduits et développés de génération en génération. Qu’un oiseau naisse avec les pattes un peu plus longues et le cou un peu plus flexible : cela ne saurait lui constituer un avantage bien marquant. Mais qu’il sache développer ces caractères par l’exercice, les mettre en valeur par le milieu et le genre de vie qu’il choisira, qu’il devienne, par exemple, pêcheur au bord des marais, alors ses chances deviennent plus sérieuses de survivre et de perpétuer son type.

    Les petits qui naîtront dans ces conditions de vie feront effort, à l’imitation de leurs parents, pour s’y accommoder ; par les habitudes transmises une sorte de milieu social se constituera à travers lequel ils s’adapteront au milieu naturel ; les variations utiles à ce genre de vie auront donc le temps de réapparaître, et comme elles assureront un avantage à qui les possédera, elles auront des chances de se fixer dans la race***.

    On comprend ainsi comment les habitudes acquises par les individus, capables de se transmettre de génération en génération, mais socialement plutôt que physiquement, par l’éducation plutôt que par l’hérédité, travaillent à incorporer à l’espèce certaines variations congénitales. Sans ces habitudes, ces variations auraient sans doute disparu. Il leur a fallu, pour se maintenir et se développer, la coopération des activités individuelles. En ce sens, on peut dire que nous nous retrouvons ici en présence d’une « auto-réglementation » et d’un « auto-perfectionnement ». Il apparaît que la destinée des individus et par suite de l’espèce, dépend, dans une certaine mesure, de ce qu’ils font pendant leur vie et non plus seulement de ce qu’ils sont dès leur naissance. Esse sequitur operari. On comprend dans ces conditions que lorsqu’elle progressera, l’intelligence, habile à développer la force qu’il faut à la place qu’il faut, puisse ici seconder et la rendre inutile l’œuvre de la lutte pour l’existence. La conscience sera capable de suppléer aux tâtonnements brutaux de la nature et de provoquer des transformations qui n’auront pas eu forcément des combats pour préludes. Elle servira de bouclier aux êtres, dit M. Baldwin****, contre les hasards de la sélection naturelle.

    * Op. cit., p. 40, 412.

    ** Baldwin, Osborn, Morgan, etc. V. le Development de Baldwin, avec les Appendices.

    *** Baldwin, op. cit., p. 37-47, 164-205. Headley, Problems, p. 154. Conn, Method, p. 305.

    **** Op. cit., p. 145.

  48. Cité par Coe, Nature, p. 77. Cf. l’opinion d’O. Schmidt, ibid.
  49. Evol. and Ethics, p. 82, 200. M. Topinard adopte à peu près le même point de vue dans l’Anthrop. et la sc. soc. (V. les appendices).
  50. L’Assoc. pour la vie, p. 7.
  51. Revue philos., 1893, I, p. 473.
  52. Vuillemin, op. cit., p. 12.
  53. Novicow, Luttes entre sociétés, p. 23.
  54. Espinas, Soc. anim., p. 35.
  55. Vuillemin, op. cit., p. 10.
  56. Novicow, op. cit., p. 9.
  57. Op. cit., p. 25.
  58. Weismann, Vorträge, I, p. 184 sqq.
  59. Op. cit., p. 18.
  60. Origine, p. 76.
  61. Mut. Aid, p. 61.
  62. Kropotkine, op. cit., p. 63-73.
  63. a et b La Formation des espèces par la ségrégation.
  64. C’est la pensée que commenta Kessler, dans une communication faite au Congrès des naturalistes russes (1880) et qui suggéra les recherches de Kropotkine.
  65. Espinas, op. cit., p. 280-290. Kropotkine, op. cit., p. 19. Topinard, op. cit., p. 63-92.
  66. Espinas, op. cit., chap. V. Kropotkine, p. 10, 23, 40.
  67. Entre cette organisation proprement sociale et l’organisation familiale quels sont au juste les rapports et comment les animaux passent-ils de l’une à l’autre ? La question est sujette à discussion (V. Espinas, op. cit., p. 106. Lanessan, op. cit., p. 53. Houssay, Revue philos., 1893, p. 486). Pour que puisse se former un groupe plus large, il importe que le cercle familial ait perdu de sa rigidité, et que les sentiments de jalousie, d’ordinaire surexcités par la reproduction, aient perdu de leur intensité. D’autre part, la famille reste la première école de la fraternité et de la subordination. Les animaux qui se groupent ne font que prolonger, élargir, étendre au dehors des habitudes qu’ils ont contractées dans l’intérieur de la famille. Quoi qu’il en soit, l’important à nos yeux, c’est que, d’une façon ou d’une autre, le rayon d’action des habitudes de ce genre se trouve en effet étendu.
  68. Art. cité, p. 473.
  69. Kropotkine, op. cit., p. 67.
  70. Ibid., p. 14, 17, 59. Cf. Houssay, art. cité, p. 476-480. Fouillée, La morale de la vie chez les animaux, in Revue des Deux Mondes, 15 août 1902.
  71. Richard, Évol., p. 92-94 (Paris, F. Alcan).
  72. Évol. du sexe, p. 432, 440.
  73. Revue social., 1898, p. 580.
  74. Op. cit., p. 440. Cf. l’article Evolution, de la Chambers Encyclopedia, p. 484.
  75. Art. cité, p. 479.
  76. Art. cit., p. 4, sqq.
  77. Nietzche et l’Immoralisme, p. 276 (Paris, F. Alcan). Mackintosh, From Darwin, p. 267.