La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Introduction/Purgatoire

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 149-202).
Introduction


VIII


PURGATOIRE


La permanence de l’être humain après le phénomène appelé mort, la diversité pour chacun de l’état qui la suit, selon qu’il a vécu moralement bien ou mal, ces deux croyances, inhérentes à notre nature, sont universelles ; mais dans le développement des idées qui y correspondent, la raison, abusée par de fausses analogies ou égarée par d’autres causes d’erreurs, a souvent altéré les simples enseignements de la conscience native. Ainsi, glissant, à son insu même, sur la pente d’un anthropomorphisme dangereux, elle s’est représenté le souverain Être distribuant les peines et les récompenses futures, comme sur la terre les juges les distribuent par une libre détermination de leur volonté propre, arbitrairement en ce sens que la peine et la faille n’ont entre elles aucun lien nécessaire, tandis qu’en réalité elles sont liées de la même manière que la cause et l’effet, dont l’intime relation résulte de leur essence et dépend d’elle, directement et uniquement. La peine sort de la faute comme la souffrance de la maladie, selon des lois premières, immuables, qui sont les lois mêmes de la vie.

On s’est également persuadé que la peine renfermait en soi une vertu expiatrice, — en d’autres termes, que la souffrance guérit la maladie, — ce qui a conduit à cette opinion exécrable que Dieu se complaît dans la peine ou dans la souffrance de l’être puni.

De là le zèle persécuteur, de là ce débordement de cruautés infernales au moyen desquelles, chez tant de peuples, une frénétique piété a cru satisfaire à la justice divine. La législation même, imbue de cette pensée funeste, en a étendu les conséquences aux délits de tous ordres et à leur châtiment, transformé en une sorte de culte expiatoire et de sacrifice humain.

D’une autre part, l’idée de l’absolu, née des abstraites spéculations de la métaphysique, se combinant avec celle du mal, on se figura qu’il existait des péchés inexpiables, éternels dès lors, et dès lors aussi entraînant après soi une punition éternelle. D’où, à l’égard de ces péchés infinis en durée, infinis par le caractère de celui qu’ils offensent, le dogme effroyable de l’éternité des peines :


______Sedet, æternumque sedebit
Infelix Theseus[1].


Ainsi, trois états de l’homme après la mort : l’état de béatitude éternelle pour les justes, l’état d’éternel châtiment pour les pécheurs fixés dans le mal, enfin, pour les pécheurs susceptibles de recouvrer la santé de l’âme, l’état de purification passagère.

Sur ce point, la doctrine chrétienne n’a rien qui la distingue des doctrines antérieures. On la retrouve tout entière dans Platon, et, chose remarquable, en des termes pareils à ceux de l’Évangile :

« La mort n’est, à ce qu’il me semble, que la séparation de l’âme et du corps… Après cette séparation, l’âme demeure telle qu’elle était auparavant ;

« elle conserve et sa nature et les affections qu’elle a contractées pendant cette vie. Quand donc les morts arrivent devant le Juge, il examine l’âme de chacun, sans avoir aucun égard au rang qu’il occupait sur la terre. Mais bien souvent, considérant l’âme du grand roi des Perses, ou d’un autre roi, ou de quelque autre homme puissant, il n’y découvre rien de sain ; au contraire, les parjures et les injustices dont elle s’est rendue coupable la couvrent comme d’autant de meurtrissures et de plaies ; elle est toute défigurée par l’orgueil et le mensonge ; il n’y a rien de droit en elle, parce qu’elle n’a point été nourrie de la vérité. Maîtresse de suivre ses penchants, elle s’est plongée dans la mollesse, la débauche, l’intempérance, dans des désordres de toute espèce, de sorte qu’elle regorge d’infamie : ce que voyant le Juge, il l’envoie ignominieusement dans la prison où elle doit subir les supplices qu’elle a mérités ; car il convient que celui qui est puni justement, le soit afin d’en tirer de l’avantage en devenant meilleur, ou pour servir d’exemple aux autres et les porter à se corriger par la crainte que son châtiment leur inspire[2]. Or, ceux que les dieux et les hommes punissent afin que leur punition leur soit utile, sont les malheureux qui ont commis des péchés guérissables : la douleur et les tourments leur procurent un bien réel, car on ne peut être autrement délivré de l’injustice. Mais pour ceux qui, ayant atteint les limites du mal, sont tout à fait incurables, ils servent d’exemples aux autres, sans qu’il leur en revienne aucune utilité, parce qu’ils ne sont pas susceptibles d’être guéris ; ils souffriront éternellement des supplices épouvantables… C’est pourquoi, méprisant les vains honneurs et ne regardant que la vérité, je m’efforce de vivre et de mourir en homme de bien ; et je vous y exhorte, ainsi que tous les autres, autant que je puis. Je vous rappelle à la vertu, je vous anime à ce saint combat, le plus grand, croyez-moi, que nous ayons à soutenir sur la terre. Combattez donc sans relâche, car vous ne pouvez plus vous être à vous-même d’aucun secours, lorsque, présent devant le Juge, vous attendez votre sentence tout tremblant et saisi de terreur[3]. Cette sentence rendue, le Juge ordonne aux justes de passer à la droite et de monter aux cieux ; il commande aux méchants de passer à la gauche et de descendre aux enfers[4]. »

Suivant Pythagore[5], les âmes de ceux qui, s’étant plongés dans les voluptés du corps et s’en étant rendus esclaves, ont violé le droit divin et humain, sont roulées autour de la terre, et ne reviennent au ciel qu’après avoir été ainsi emportées durant beaucoup de siècles. Virgile décrit, d’après la même doctrine, les peines que subissent ces âmes malades, jusqu’à ce qu’elles soient purifiées de leurs souillures[6]. Chez tous les peuples on retrouve des croyances analogues. Elles sont comme la voix de la conscience universelle, qui, unissant l’idée de souffrance à l’idée de désordre, et l’idée de pureté à celle de béatitude, a dû rendre, pour les pécheurs, la possession de celle-ci dépendante d’une purification préalable, comme la santé perdue ne se retrouve qu’après un temps de convalescence plus ou moins pénible.

L’opinion toute métaphysique de châtiments éternels, ou de l’éternité du mal, n’a pu naître, nous le répétons, qu’à des époques où le raisonnement abstrait, substitué aux natives inspirations de la conscience, altéra dans l’homme le sentiment de ses lois, véritables. Mais, parmi les aberrations où l’a jeté, à cet égard, une fausse théologie, il n’en est point de plus effrayantes que celles de quelques sectes chrétiennes qui, niant le Purgatoire ou un état de purification après la mort, n’admettent que l’Enfer, et, en cela, tirent une juste conséquence d’un autre point de leur doctrine, suivant laquelle l’homme est prédestiné de toute éternité au salut ou à la damnation, en vertu d’un décret immuable de la pure volonté divine. Ce décret absolu impliquant la nécessité non moins absolue de son accomplissement, il est clair qu’au moment où l’homme passe de cette vie dans l’autre, ses destinées sont fixées à jamais, et qu’il ne peut dès lors exister pour lui de demeure que le ciel éternel ou l’enfer éternel, sans que le choix entre l’un et l’autre ait pu, à aucun degré, être en sa puissance, dépendre de l’usage de son libre arbitre, que la même doctrine détruit radicalement, et avec lui le principe moral inséparable de la liberté. De tous les blasphèmes contre Dieu, il n’en est point que celui-ci ne surpasse en impiété.

Dante a conçu sa seconde Cantique d’après les idées catholiques conformes à celles de Platon. Mais il a dû développer ce sujet, l’orner de détails qui représentassent à l’imagination, et, en quelque manière, aux sens mêmes, ce que propose à la seule pensée le dogme théologique ; créer un monde, et le peupler d’êtres réels : — ut pictura poesis.

Du milieu des eaux, dans l’hémisphère opposé au nôtre s’élève une montagne de forme conique. Autour règnent des corniches, séjour des âmes qui doivent s’y purifier. Le paradis terrestre en occupe le sommet, et au bas, sur les premières rampes, ceux, en grand nombre, qui différèrent leur conversion jusqu’aux approches de la dernière heure, attendent, durant un temps plus ou moins long, selon que leur négligence a été plus ou moins coupable, qu’il leur soit permis de monter dans le véritable purgatoire, dont, plus haut, un ange garde l’entrée. Il se compose de sept corniches, chacune desquelles est consacrée à l’expiation d’un des sept péchés capitaux. La disposition en est, comme on voit, pareille à celle de l’enfer, mais en sens inverse. Des deux cônes, le sommet de l’un correspond à l’état de l’homme descendu le plus avant dans le mal, le sommet de l’autre à l’état de l’homme pleinement régénéré. Nous avons fait remarquer, déjà, que Dante se complaît dans ces correspondances symétriques.

Le ton de cette Cantique contraste profondément avec celui de la précédente. Il a quelque chose de doux et de triste comme le crépuscule, d’aérien comme le rêve. Les violents mouvements de l’âme se sont apaisés. Les peines matérielles y ressemblent à celles de l’enfer, et l’impression en est toute différente. Elles éveillent une tendre pitié, au lieu de la terreur et d’une âpre angoisse. L’âme souffrante, non-seulement les accepte parce qu’elle en reconnaît la justice, mais elle les désire parce qu’elle sait qu’elle guérira par elles, et que, dans la douleur passagère, elle pressent une joie qui ne passera jamais. De là je ne sais quoi de tranquille, de calme, de mélancolique et de serein. Otez de la vie présente l’incertitude, le doute, la crainte, laissez-y seulement avec ses misères l’espérance qui les adoucit, et une pleine foi d’atteindre le but que l’espérance nous montre, ce sera le Purgatoire tel que Dante le peint. Et c’est qu’au fond le Purgatoire, l’Enfer, le Ciel, au degré où nous pouvons en avoir et l’idée et le sentiment, ne sont que les divers états de l’homme sur la terre, le monde où nous vivons, mélangé de vertus et de vices, de jouissances et de souffrances, de lumières et de ténèbres, et qu’en réalité l’autre monde n’en est que l’extension dans une sphère plus élevée et plus large. Séparez du bien et du mal l’absolu impossible, il ne reste que ces choses, héritage commun des êtres imparfaits et indéfiniment perfectibles. Notre enfer, notre purgatoire, notre ciel, c’est nous-mêmes, selon l’état de l’âme, duquel dépend radicalement celui du corps, et, si bas que soit le point d’où elles partent, toutes âmes montent au ciel, toutes y arriveront avec plus ou moins de labeur, parce que Dieu les attire toutes à soi, que Dieu est amour, et que l’amour est plus fort que la mort.

En sortant du gouffre infernal, et le visage encore souillé par ses noires vapeurs, Dante, tout à coup, revoit la lumière :

« Une douce teinte de saphir oriental, qui, jusqu’au premier cercle, nuançait l’aspect serein de l’air pur,

« Rendit à mes yeux le plaisir, dès lors que je fus hors de la morte atmosphère qui m’avait contristé la vue et le cœur.

« La belle planète qui invite à aimer[7], voilait les Poissons qui la suivaient, et, par elle animé, tout l’orient souriait[8]. »

Le même sujet a inspiré à Milton les beaux vers par lesquels s’ouvre son troisième chant :

« Salut, lumière sacrée, fille du ciel, née la première, ou de l’Éternel rayon coéternel ! ne puis-je pas te nommer ainsi sans être blâmé ? Puisque Dieu est la lumière, et que, de toute éternité, il n’habita jamais que dans une lumière inaccessible, il habita donc en toi, brillante effusion d’une brillante essence incréée. Ou préfères-tu t’entendre appeler ruisseau du pur Éther ? Qui dira ta source ? Avant le soleil, avant les cieux, tu étais : et, à la voix de Dieu, tu couvris, comme d’un manteau, le monde s’élevant des eaux ténébreuses et profondes : conquête faite sur l’infini vide et sans forme.

« Maintenant je te visite de nouveau d’une aile plus hardie, échappé du lac Stygien, quoique longtemps retenu dans cet obscur séjour. Lorsque, dans mon vol, j’étais porté à travers les ténèbres extérieures et moyennes, j’ai chanté, avec des accords différents de ceux de la lyre d’Orphée, le Chaos et l’éternelle Nuit. Une muse céleste m’apprit à m’aventurer dans la noire descente et à la remonter, chose rare et pénible ! Sauvé, je te visite de nouveau, et je sens ta lampe vitale et souveraine. Mais toi, tu ne reviens point visiter ces yeux qui roulent en vain pour rencontrer ton rayon perçant, et ne trouvent pas d’aurore[9]. »

Cette apostrophe a certainement de la grandeur et de la majesté. Peut-être désirerait-on plus de mouvement, moins de pensées incidentes ; peut-être l’espèce de raisonnement par où elle commence est-il un peu froid. Mais comme, bientôt, le poëte se relève :

« Avant le soleil, avant les cieux, tu étais : et, à la voix de Dieu, tu couvris, comme d’un manteau, le monde s’élevant des eaux ténébreuses et profondes, conquête faite sur l’infini vide et sans forme. »

Le dernier trait, ce retour du pauvre aveugle sur lui-même, le regret de cette belle lumière refusée à ses yeux, qui roulent en vain pour rencontrer son rayon perçant, et ne trouvent point d’aurore ; ce sentiment si vrai, plein d’une mélancolie si profonde et si calme, touche, émeut comme tout ce qui sort spontanément du cœur de l’homme. Toutefois, en se tenant plus près de la nature telle qu’elle apparaît, quand fuient les ombres, à nos sens ravis, Dante, croyons-nous, dans la même peinture, l’emporte par l’image, la fraîcheur et l’éclat.

Au pied du mont, sur la rive, il rencontre un vieillard, digne, à le voir, de tant de révérence que plus à son père n’en doit aucun fils. Ce vieillard est Caton d’Utique, préposé à la garde du Purgatoire pour en repousser les damnés qui, fuyant l’éternelle prison, tenteraient d’y entrer.

Dante, ici, dominé par un sentiment plus fort qu’elle, paraît oublier la théologie et son dogme rigide, et il n’est pas, à beaucoup près, le seul qui, sur ce point, eût opposé à l’autorité la voix de la conscience. Saint Justin, au second siècle, d’autres, plus tard, alors qu’Aristote régnait souverainement dans l’École, ont cru au salut des anciens qui avaient observé fidèlement les préceptes de la loi naturelle. Or, les plus illustres de ses contemporains, et spécialement les poëtes, si admirés de Dante, s’accordent à montrer dans Caton le juste par excellence, et le type même de la vertu. Ce que Lucain dit de lui rappelle le mot de Cicéron : charitas generis humani, et révèle le progrès immense accompli dans l’idée morale :

« Nul excès, suivre la nature, vivre pour la patrie, se croire né non pour soi, mais pour le monde entier, telle était la règle, la loi inébranlable du sévère Caton[10]. »

Les barrières qu’élevait entre les peuples le principe égoïste, le sentiment étroit des nationalités et des races, s’abaissent devant le grand dogme de l’unité du genre humain proclamée avec les devoirs qu’elle impose. Combien, déjà, l’on était loin des temps où le même mot signifiait étranger et ennemi !

Se souvenant peut-être des vers magnifiques où Horace peint le monde entier soumis, hors l’âme indomptable de Caton[11], Dante voyait encore en cet héroïque Romain le martyr de la liberté qu’il aima plus que la vie même. Aussi est-ce au nom de cet amour immortel et sacré que Virgile prie l’austère vieillard d’être favorable à celui dont le ciel a voulu qu’il fût le guide à travers les royaumes des morts.

« Qu’il te plaise d’agréer sa venue : il va cherchant la liberté qui est si chère, comme sait celui qui pour elle la vie refuse.

« Tu le sais, pour elle ne te fut point amère la mort à Utique, où tu laissas le vêtement qui au grand jour sera si brillant[12]. »

Nulles paroles plus simples, et que de pensées, que de sentiments elles éveillent au fond de l’âme émue ! Hélas ! en tous les sens, que sommes-nous, que de pauvres misérables qui vont cherchant La liberté, la liberté de l’esprit asservi aux préjugés et à l’ignorance, la liberté du cœur esclave des passions, la liberté du corps livré aux caprices de maîtres insolents, la liberté dans tous les ordres, dans l’ordre intellectuel, l’ordre moral, l’ordre politique. Qu’est-ce que nos sociétés, qu’est-ce que le monde, sinon un noir sépulcre où la tyrannie, sous mille formes hideuses, nous enchaîne avec des ossements ?

Les deux voyageurs voient venir rapidement sur les eaux, guidée par un Ange resplendissant de lumière une légère nacelle pleine d’âmes qu’elle dépose sur la plage. L’une d’elle est Casella, musicien renommé alors, lequel, ami de Dante, avait mis en chant plusieurs de ses canzoni[13]. Tandis que, regardant autour comme celui qui examine des choses neuves, elles s’enquièrent du chemin qu’elles doivent suivre pour monter, et que Virgile leur répond : Nous sommes pèlerins comme vous, s’apercevant, à la respiration de celui qui l’accompagne, qu’il est encore vivant, elles sont prises d’un grand étonnement. La scène qui s’ouvre ici vous transporte dans un monde vaporeux, aérien, réel à la fois et fantastique, où, de la terre que l’âme a quittée, il ne subsiste que ses tendresses, ses liens mystérieux avec les autres âmes, et ses ravissantes harmonies. Laissons parler le Poëte :

« Je vis l’une d’elles s’avancer pour m’embrasser avec tant d’affection, qu’elle me mut à faire la même chose.

« Hélas ! ombres vaines, excepté d’aspect ! Trois fois autour d’elle j’étendis les bras, et trois fois je les ramenai sur ma poitrine.

« L’étonnement, je crois, se peignit en moi, sur quoi l’ombre sourit et se retira ; et moi, la suivant, au delà d’elle je passai.

« Souèvement elle me dit de cesser ; alors je la reconnus, et la priai que, pour me parler, elle s’arrêtât un peu.

« Elle me répondit : — Comme je t’aimai dans le corps mortel, dégagé de lui je t’aime ; à cause de cela je m’arrête ; mais toi, pourquoi vas-tu ?

« — Mon Casella, pour retourner de nouveau là d’où je suis venu, je fais ce voyage ; mais toi, pourquoi cette terre si désirable t’était-elle déniée ? »

Casella répond vaguement qu’il n’a pu se plaindre de ce juste délai ; puis Dante reprend :

« Si une loi nouvelle ne t’ôte point la mémoire ou l’usage de l’amoureux chant qui apaisait tous mes soucis,

« Qu’il te plaise d’en consoler un peu mon âme, qui, venant ici avec le corps, est si affaissée.

« — Amour, qui discours en mon âme[14], commença-t-il alors, si souèvement que la douce mélodie en moi résonne.

« Le Maître et moi, et la troupe qui l’accompagnait, étions si ravis que chacun paraissait avoir toute autre pensée en oubli.

« Attentifs à ses chants et absorbés en eux, nous allions, quand tout à coup le vieillard vénérable : — Qu’est-ce que cela, esprits lents ?

« Quelle négligence, quel tarder est-ce là ? Courez, au mont pour vous dépouiller de l’écorce qui empêche que de vous Dieu ne soit vu[15]. »

Pour peindre la puissance de l’harmonie, les Grecs, de tous les anciens peuples le plus sensible à l’art, imaginèrent le mythe d’Orphée. L’Enfer chrétien, soumis à une loi inexorable, absolue, éternelle, ne permettait pas au Poëte d’y introduire cette antique fiction. Mais, sous une autre forme, transporté dans le Purgatoire, l’effet principal en est le même, et la reconnaissance des deux amis au séjour des ombres, cette tendresse à la fois de la terre et hors de la terre, dans laquelle se confondent et la vie et la mort, y ajoute je ne sais quoi d’idéal et de mystique. Suspendues au chant de Casella, les âmes oublient tout, le lieu où elles sont, celui vers lequel tout à l’heure encore les hâtait le désir de se purifier pour voir Dieu ; et l’on ne s’en étonne point, et l’on se sent fasciné comme elles, comme elles absorbé dans la mélodie de ces vers ravissants :


Amor, che nella mente mi ragiona,
Comincio egli allor si dolcemente,
Che la dolcezza ancor dentro mi suona.


À la voix de Caton courroucé, les ombres sortent de leur extase, se dispersent et courent vers le mont. Arrivés au pied, Dante et son guide trouvent le rocher si roide, qu’en vain les jambes les plus agiles essayeraient de le franchir.

« Maintenant, dit le Maître en s’arrêtant, qui sait par où la côte s’abaisse, de sorte qu’on puisse monter sans ailes ?

« Et tandis qu’il tenait la tête inclinée, examinant en esprit le chemin, et que moi en haut je regardais autour du rocher,

« A main gauche m’apparut une troupe d’âmes qui s’avançaient vers nous, et il ne le paraissait, tant elles marchaient lentement.

« — Maître, dis-je, lève les yeux : voilà, là-bas, qui nous donnera conseil, si tu ne le peux de toi-même.

« Alors il me regarda, et d’un air assuré répondit — Allons vers eux, car doucement ils viennent ; et toi, cher fils, raffermis en toi l’espérance.

« Cette troupe était encore, je dis quand nous eûmes fait mille pas, à la distance d’un trait de pierre lancée par une main habile,

« Quand tous se rangèrent contre les dures parois de la haute rive, et restèrent immobiles, comme qui va doutant s’arrête pour observer.

« — O vous dont bonne a été la fin, esprits déjà élus ! commença Virgile, par cette paix que, je crois, vous attendez tous,

« Dites-nous où la montagne est telle que possible il soit de monter, car, perdre le temps, à qui plus sait plus il déplaît.

« Comme les brebis sortent de l’étable, une, puis deux, puis trois, et les autres se tiennent, toutes timides, l’œil et le museau à terre,

« Et ce que fait la première, les autres le font, se serrant derrière elle si elle s’arrête, simples et tranquilles, et le pourquoi elles ne le savent.

« Ainsi vis-je mouvoir, pour venir, la tête de ce troupeau alors fortuné, pudique de visage, modeste en sa démarche.

« Lorsque ceux-ci virent, à ma droite, la lumière rompue à terre par devant, de sorte que mon ombre atteignait la grotte,

« Elles s’arrêtèrent et se retirèrent un peu en arrière, et toutes les autres, qui venaient après, en firent autant[16]. »

Qui a vu les brebis sortir du bercail, les revoit dans les vers qu’on vient de lire. Ils offrent un exemple de l’admirable vérité des peintures de Dante, à qui, dans l’observation de la nature, aucun détail n’échappe, et qui les reproduit aussi fidèlement qu’un miroir réfléchit les objets. Jamais rien de faux, rien de vague, jamais non plus rien d’inutile ; pas un trait, pas une circonstance qui ne concoure à l’effet. Et remarquez quel calme, quelle tranquille lumière matinale ces images champêtres répandent sur des lieux cependant consacrés aux pleurs, et comme l’innocence de ces simples et douces et placides créatures se reflète sur les âmes encore malades, encore souffrantes, mais assurées désormais de posséder, au sein d’une éternelle paix, le bien immuable. Ce sont ces secrets rapports, qu’on sent, qu’on n’exprime point, tant les nuances en sont et délicates et fugitives, qui font le charme inépuisable des œuvres du vrai génie.

Mais le génie, comme la nature, sait aussi varier ses tableaux pour en rendre l’impression plus vive par les contrastes. Dante et Virgile se joignent à ces pèlerins du monde des ombres, qui s’offrent à les guider vers le passage qu’ils cherchent. L’un d’eux, en cheminant, demande à Dante s’il le vit jamais sur la terre : « Il était blond et beau, et de noble aspect ; « mais un coup avait divisé l’un des sourcils. » Dante n’ayant de lui aucun souvenir : « Maintenant, vois ! » reprit-il ; et il lui montra une blessure au haut de la poitrine. Puis, souriant, il dit : « Je suis Manfred. »

On connaît son histoire. Clément IV, poursuivant en lui un descendant de Frédéric II, après l’avoir excommunié, appela Charles d’Anjou pour le chasser du royaume de Naples, dont l’archevêque de Cosenza avait offert, au nom du Pape, l’investiture à ce prince ambitieux. Manfred périt dans la bataille livrée près de Bénévent. Son corps, selon les lois de l’Église, ne pouvant reposer en terre sainte, Charles ordonna de l’ensevelir au bout du pont de Bénévent. Chaque soldat jeta une pierre sur sa fosse. On appelait mora cette sorte d’amas de pierres, vague souvenir des anciens tumulus. Mais l’archevêque de Cosenza ne permit point que les os de Manfred restassent enfouis sous quelques pelletées de terre pontificale. Il les fit transporter près du fleuve Verde, avec l’appareil lugubre en usage à l’égard des excommuniés, en silence et les cierges éteints.

L’ombre continue :

« Après que mon corps eut été percé de deux coups mortels, pleurant je m’en allai vers celui qui volontiers pardonne.

« Horribles furent mes péchés ; mais de si grands bras a la Justice infinie, qu’elle y reçoit tout ce qui revient à elle.

« Si le Pasteur de Cosenza, qu’en chasse de moi envoya Clément, avait alors en Dieu bien lu cette page,

« Les os de mon corps seraient encore au bout du pont de Bénévent, sous la garde de la pesante mora.

« Maintenant les baigne la pluie et les roule le vent hors du royaume, le long du Verde, où il les transporta à lumière éteinte[17]. »

Manfred raconte et ne se plaint point : que lui importent, à présent, ces choses de la terre ? Mais le Poëte gibelin, par la pitié qu’inspire ce roi puissant la veille, et le lendemain privé même d’une fosse, a atteint son but ; il a flétri le persécuteur, il a rendu exécrable à tous sa vindicte atroce, sa haine qui ne pardonne point alors même que déjà Dieu a pardonné.

L’espace que les âmes en attente occupent dans le Purgatoire comprend plusieurs cercles, et les plus larges, puisqu’en s’élevant le mont se rétrécit. On pourrait, au premier abord, s’étonner de l’étendue de cet espace intermédiaire, et du nombre de ceux qui, plus ou moins longtemps, doivent y séjourner avant d’être admis dans le lieu où s’accomplira leur purification. Mais il y a là une pensée profonde. Qu’est-ce, en effet, que cette foule, sinon celle au milieu de qui nous vivons, légère, futile, sans attache réfléchie au mal, sans amour efficace du bien, la foule de ceux au sujet desquels, dans l’étonnement de sa grande âme, Bossuet s’écriait : « Quoi ! le charme des sens est-il si fort, que nous ne puissions rien prévoir ! » Oublieuse de l’avenir, ondoyante aux brises du présent, tout entière à ce qui est et passe, jamais à ce qui sera, elle s’ouvre, comme la fleur des champs, pour recueillir chaque gouttelette de rosée, chaque rayon de soleil, jusqu’à ce que l’hiver ou un soudain orage la détache de sa tige pour toujours. Cet état d’indolence morale, dont la paresse du corps est l’image et souvent l’effet, Dante l’a placé sous nos yeux avec cette vérité pittoresque qu’on ne se lasse point d’admirer dans toutes ses peintures si variées, si vivantes.

Virgile encourage son compagnon, las déjà de la route, car le mont est rude à monter ; et, ce travail accompli, il lui promet le repos de sa fatigue.

« Après qu’il eut dit cette parole, une voix tout près se fit ouïr : — Peut-être auparavant auras-tu besoin de t’asseoir.

« Au son de cette voix, nous nous retournâmes, et nous vîmes, à main gauche, un grand rocher que ni lui ni moi n’avions aperçu d’abord.

« Nous nous y traînâmes : là étaient des gens qui se tenaient à l’ombre derrière le rocher, comme par nonchalance on se pose.

« Et l’un d’eux, qui me paraissait las, était assis et embrassait ses genoux, la tête entre eux baissée.

« — O mon doux Seigneur, dis-je, regarde celui-là qui se montre plus indolent que si la paresse était sa sœur.

« Lors, prenant garde, vers nous il se tourna, levant les yeux seulement au-dessus de la cuisse, et dit : — Monte, toi qui es vaillant !...

« Je le reconnus alors, et la fatigue qui encore un peu hâtait ma respiration, ne m’empêcha point d’aller à lui ;

« Et quand je fus près, à peine souleva-t-il la tête, disant : — As-tu remarqué comme le soleil à gauche conduit son char ?

« Son lent mouvoir et ses courtes paroles amenèrent un peu de rire sur mes lèvres ; puis je commençai : — Belacqua, plus maintenant

« Je ne te plains[18] ; mais, dis-moi, pourquoi ici es-tu assis ? Attends-tu une escorte ? ou as-tu repris ta vieille habitude ?

« Et lui : — O frère, monter, qu’importe ? puisqu’aux peines ne me laisserait point aller l’oiseau[19] de Dieu qui garde l’huis.

« Il faut que hors de ce seuil s’accomplissent pour moi autant de révolutions célestes que ma vie eut de durée, parce que je différai jusqu’à la fin les bons soupirs[20]. »

N’est-il pas là, vivant sous vos yeux, ce type de la paresse, la tête nonchalamment baissée entre ses cuisses, et la soulevant à peine pour laisser tomber, avec une langueur apathique, quelques brèves paroles qui amènent le rire sur les lèvres. Voilà le côté ridicule du vice, comme le Poëte, dans l’Enfer, en a montré le côté bas, ignoble et grotesque. Mais cet aspect rebuterait bien vite, en un sujet si grave pour le fonds. Aussi, après avoir quelques moments fait sourire l’esprit, Dante se hâte de l’élever de nouveau dans l’ordre des sévères pensées, des émotions tendres et profondes.

Quelquefois, par un court récit, où se mêlent deux mondes, il transporte l’imagination en une sphère tout ensemble réelle et fantastique, pleine de tristesses étranges. Échappé du combat, un pauvre blessé[21] est venu expirer sur le bord d’un fleuve[22]. Le démon veut saisir son âme ; l’ange de Dieu la lui enlève. « De celui-ci, dit le démon, tu emportes ce qui est éternel, à cause d’une petite larme qui me la ravit ; mais autre chose ferai-je du reste. » Aussitôt la vallée se couvre de brouillards, l’air s’épaissit, on entend la pluie tombant du ciel noir, et, dans le lointain, le bruit des torrents qui se précipitent des montagnes. Le fleuve gonflé déborde, entraîne le corps glacé, le roule parmi les débris que ses eaux charrient, et l’ensevelit dans le limon au creux du ravin, où nul jamais ne saura qu’il repose[23]. Puis tout à coup, comme un vague rêve où les visions se succèdent soudain, une voix plaintive et quelques paroles mystérieuses qui font frissonner :

« Ah ! quand tu seras de retour dans le monde, et reposé de ton long voyage, souviens-toi de moi, qui suis la Pia ; Sienne me fit, me défit la Maremme : le sait celui qui auparavant m’avait, en m’épousant, a mis son anneau de gemme[24]. »

Dans sa fuite éternelle, le temps emporte rapidement la vie. Chaque heure, donc, est précieuse pour en atteindre le vrai but. Aussi Dante et son guide se hâtent-ils d’accomplir leur voyage symbolique ; ils arrivent en un lieu où le mont leur cache le soleil. Difficile est le chemin, et inconnu d’eux.

« Vois là, dit Virgile, une âme qui, retirée à l’écart, seule, toute seule, regarde vers nous ; elle nous enseignera la voie la plus courte.

« Nous vînmes à elle. O âme lombarde, qu’altière et dédaigneuse était ta contenance, et le mouvement de tes yeux digne et lent !

« Elle ne disait rien, mais nous laissait aller, regardant seulement, comme le lion lorsqu’il repose.

« Cependant Virgile s’approcha d’elle, la priant de nous montrer la plus facile montée. Elle ne répondit point à sa demande ;

« Mais elle s’enquit de notre pays et de notre vie ; et comme le doux Guide commençait : — Mantoue, l’ombre, tout enfoncée dans la solitude d’elle-même,

« Surgit vers lui, du lieu où elle était, disant : — O Mantouan, je suis Sordello, de ton pays ; et ils s’embrassèrent l’un l’autre[25]

La solitude de cette ombre retirée à l’écart, sa contenance altière, le lent mouvement de ses yeux, saisit d’abord l’imagination, et le tableau s’achève par ce trait :

« Elle ne disait rien, mais nous laissait aller, regardant seulement, comme le lion lorsqu’il repose. »

N’y a-t-il pas dans ce regard quelque chose qui fascine ? Et comme la grandeur formidable de cette apparition solitaire, muette, est pathétique, quand, au seul nom de Mantoue, l’ombre, soudain s’élançant vers Virgile, s’écrie :

« O Mantouan, je suis Sordello, de ton pays ; et ils s’embrassèrent l’un l’autre. »

Quoique dans un ordre de sentiments un peu différent, cette scène rappelle celle où Joseph, seul aussi en terre étrangère, plein encore des souvenirs du doux pays natal, des premières émotions, des premières tendresses de son cœur d’enfant sous la tente, se fait reconnaître de ses frères :

« Et il dit à ses frères : Je suis Joseph, que vous avez vendu pour l’Égypte… Et se penchant sur le cou de Benjamin, et l’embrassant, il pleura ; et lui pareillement se pencha sur le cou de Joseph en pleurant. Et Joseph baisa tous ses frères, et sur chacun d’eux il pleura[26]. »

Le récit de la Genèse vous transporte au milieu de la famille patriarcale et de ses affections. Dans le récit de Dante éclate un autre amour, plus général et non moins profond, l’amour de la patrie. Il déborde de l’âme du Poëte, et lui inspire quelques-uns de ses accents les plus passionnés.

« Hélas ! Italie, séjour de douleur, navire sans pilote dans une grande tempête, non maîtresse de provinces mais bouge infâme.

« Au seul doux nom de sa patrie, ainsi fut prompte cette noble âme à accueillir son citoyen :

« Et en toi maintenant jamais ne sont sans guerre tes vivants, et se dévorent l’un l’autre ceux qu’enferment un même mur et un même fossé.

« Cherche, malheureuse, sur les rivages que baignent tes mers, puis regarde, en ton sein, si de toi aucune partie jouit de la paix[27]. »

Peignant à grands traits les désordres auxquels elle est en proie, il en accuse l’empereur qui, retenu loin d’elle par l’avidité d’acquérir là-bas, l’abandonne aux factions que ne contient aucun frein. Dans une apostrophe véhémente, il mêle la prière, l’invective ; il adjure, il supplie, il montre au monarque infidèle sa Rome qui pleure, veuve, seule, et jour et nuit l’appelle : Mon César, pourquoi me délaisses-tu[28] ? »

Si désolés sont ses accents, si profondes ses angoisses, qu’on le prendrait lui-même pour une de ces âmes en peine qui peuplent les royaumes sombres.

Emportée comme la feuille que roule un tourbillon, sa pensée fiévreuse parcourt en tous sens l’Italie, et partout n’y voit que des tyrans. Alors, l’espérance défaillant en lui, il jette un cri vers Dieu, il lui demande si ses regards sont tournés ailleurs, ou si, dans l’abîme de ses conseils, tant de maux seraient la préparation de quelque bien entièrement hors de notre prévoyance. Puis, tout à coup, voilà que sa Florence lui apparaît. Avec un rire amer, il la félicite des biens dont elle jouit, justice, richesse, paix, intelligence, et dans la poitrine oppressée d’où sortent ces poignantes ironies, ces sarcasmes aigus comme la lame d’un poignard, on sent palpiter le cœur du citoyen, les regrets, les colères, les tendresses désolées du pauvre banni.

Ces passions de la terre dans le séjour des morts, en variant le ton du poëme, soutiennent l’intérêt et ramènent l’esprit à ce sujet caché sous la lettre, qui, dans la pensée de l’auteur, de l’homme de parti, du proscrit, était le principal, peut-être.

Poursuivant sa route, il arrive vers le soir au bord d’un vallon, où, dans l’attente de la patrie à laquelle elles aspirent, se reposent, en chantant des hymnes pieux, quelques âmes pèlerines. Rien n’égale la suavité, l’harmonie ravissante des vers où le Poëte, comparant ce qui se passe en ces âmes élues à ce que ressent loin des siens le voyageur, lorsqu’au déclin du jour peu à peu les objets se voilent, peint le calme mélancolique et doux des lieux, de l’heure, des souvenirs, des désirs qu’elle réveille.


Era già l’ora che volge il disio
A naviganti e intenerisce’l cuore,
Lo di c’han detto a’ dolci amici addio,
E che lo nuovo peregrin d’amore
Punge, se ode squilla di lontano,
Che paia il giorno pianger che si muore :


« Il était déjà l’heure qui des navigants attendrit le cœur, et tourne le désir vers le jour où ils dirent à leurs doux amis adieu,

« Et d’amour aiguillone le voyageur nouveau, si dans le lointain il entend la cloche qui semble pleurer le jour mourant[29]. »

Parvenus à la porte du Purgatoire, Dante et son guide y trouvent un ange ayant à la main une épée nue, et sous sa robe deux clefs, l’une d’argent, l’autre d’or. Que voulez-vous ? leur demande-t-il ; où est votre escorte ? » Sur la réponse de Virgile, il leur ouvre l’entrée, après avoir auparavant tracé sept P sur le front de Dante avec la pointe de l’épée. Ces P représentent les sept péchés mortels punis dans les sept cercles qu’il va traverser. À mesure qu’en montant il sort d’un de ces cercles, un des P disparaît de son front, de sorte que tous sont effacés lorsqu’il arrive au sommet du mont, où est situé le Paradis terrestre.

Dans le premier cercle, les orgueilleux se traînent sous de lourdes pierres dont le poids les courbe jusqu’à terre. À la vue de ces infortunés, le Poëte se demande avec étonnement de quoi l’âme peut se gonfler, au point que, dans sa folle admiration de lui-même, l’homme oublie entièrement sa condition réelle, ce qu’il est, ce qu’il sera, alors qu’après sa transformation il comparaîtra devant la justice inévitable et inexorable.

« O chrétiens superbes, malheureux, débiles, qui, infirmes de la vue de l’esprit, vous fiez aux pas rétrogrades,

« Ne savez-vous donc point que nous sommes des vers nés pour devenir l’angélique papillon qui, sans que rien l’en défende, vole devant la Justice ?

« De quoi gonflée votre âme en haut flotte-t-elle ? Qu’êtes-vous, que des ébauches d’insectes, semblables au ver en qui avorte la transformation[30] ? »

Toutes les fois que l’homme se regarde attentivement, ce vide l’effraye : l’être a fui de toutes parts. Qu’est-il donc ? Une ébauche de ver ? moins que cela. Une ombre ? moins que cela. Le rêve d’une ombre[31] ? moins que cela encore. « Oh ! que nous ne sommes rien ! » s’écrie Bossuet, laissant l’esprit chercher, au-dessous du rien même, un néant plus profond.

Le contraste de ce néant avec l’orgueil humain est surtout ce que Dante, aux lieux où cet orgueil reçoit son châtiment, s’attache à faire ressortir. Ces morts, au milieu desquels il chemine, s’étonnent de voir un vivant. L’un d’eux lui raconte ce qu’il fut dans le monde, et le sujet de sa punition.

« Pour écouter je baissai la tête, et l’un d’eux, non celui qui parlait, se tordit sous le poids qui le pressait ;

« Et il me vit, et me reconnut, et m’appelait, tenant avec fatigue les yeux fixés sur moi, en se traînant avec les autres tout courbé.

« — Oh ! lui dis-je, n’es-tu pas Oderisi, l’honneur d’Agobbio, et l’honneur de cet art qu’enluminure on appelle à Paris ?

« — Frère, dit-il, plus sourient les cartons que peint Franco de Bologne : maintenant l’honneur est tout sien, et mien seulement en partie.

« Point n’eus-je été aussi courtois tandis que je vécus, par le grand désir d’exceller où aspirait mon cœur.

« D’une telle superbe se paye ici la dette, et ici même ne serais-je point, n’était que, pouvant encore pécher, je me tournai vers Dieu.

« O vaine gloire du génie humain ! combien peu de temps verdit la cime, si ne surviennent des âges grossiers !

« Cimabué crut, dans la peinture, être maître du champ ; et aujourd’hui Giotto a pour lui le cri public, en sorte que la renommée de celui-là est obscurcie.

« Ainsi l’un des Guido a ravi à l’autre la gloire de la langue, et peut-être est né celui qui tous deux les chassera du nid.

« N’est autre chose la mondaine rumeur qu’un souffle de vent qui vient ores d’ici, ores de là, et change de nom en changeant de côté.

« Que vieux tu te dépouilles de la chair, ou que tu meures balbutiant encore : pappo et dindi[32], qu’importera pour ta renommée,

« Avant que soient mille ans ? durée plus courte, près de l’éternelle, qu’un mouvement des sourcils près du cercle qui, dans le ciel, le plus lentement tourne.

« Celui qui si peu de terrain gagne là devant moi, toute la Toscane retentit de son nom, et maintenant à peine le murmure-t-on à Sienne,

« Où il était seigneur quand fut brisée la rage florentine, superbe alors, Comme à présent vénale.

« Votre renommée ressemble à l’herbe dont la couleur vient et s’en va, et que flétrit celui par qui fraîche elle sort de la terre[33]. »

Oderisi ne dit point notre renommée, mais votre renommée. Qu’est-ce pour lui, maintenant, que la gloire terrestre, si fugitive, si vaine ? Dans le monde où il se purifie avant de monter vers Dieu ; le monde qu’il a quitté ne le touche plus ; il le voit ainsi que le verrait un habitant d’une autre sphère, sans passion et sans illusion, avec une pitié calme ; et ce calme, au milieu de souffrances désirées, aimées comme la condition nécessaire du bien infini qui les suivra, forme le caractère principal de l’état des âmes en cette région intermédiaire. Un seul mot a suffi pour marquer la séparation de deux modes de vie si étroitement liés, et si dissemblables. Tout à l’heure le Poëte le marquera, de nouveau, en quelques paroles aussi simples que touchantes.

Au-dessus du cercle des Superbes est celui des Envieux. Recouverts d’un grossier cilice, la paupière percée et cousue avec un fil de fer, ils s’appuient l’un contre l’autre et contre le rocher, « tellement tourmentés de l’horrible couture, que de pleurs ils baignent leurs joues. » Se tournant vers ces pieuses ombres, Dante leur dit :

« O âmes sûres de voir la lumière d’en haut, seul objet de votre désir !

« Que bientôt de votre conscience la grâce nettoie l’écume, de sorte qu’en elle descende limpide le fleuve de l’esprit !

« Dites-moi (ce me sera une faveur précieuse) si, parmi vous ici est une âme Latine : peut-être lui sera-t-il bon que je la connaisse. »

Une des ombres répond :

« O mon frère ! chacune d’elles est citoyenne d’une vraie cité ; mais tu veux dire qui dans l’Italie ait vécu pèlerine[34]. »

Si naturels sont ces derniers mots, que l’attention à peine s’y arrête ; et cependant l’on est, par eux, tout d’un coup transporté d’une vie dans une autre vie. De ces traits presque inaperçus résulte la vérité, d’où dépend l’effet général. Qui les cherche, ne les trouve jamais : le génie les inspire aux grands poëtes.

Le chant qui suit, presque entièrement historique et politique, montre avec quel soin Dante entrelace les deux sujets de son poëme. Une ombre, après avoir dépeint les vices divers des habitants du val d’Arno, annonce, en un langage mystérieusement vague, des désastres futurs, et à la corruption, à la bassesse des mœurs dégénérées, oppose le charme et la pureté des anciennes mœurs. La douleur qu’elle ressent de ce contraste l’empêche de continuer. « Va, dit-elle, Toscan ! car trop plus maintenant me délecte le pleurer que le parler, tant mon pays m’a serré le cœur[35]. » Les voyageurs reprennent leur route. Sur la rampe solitaire on voit le Toscan, tout à ce qu’il vient d’entendre, cheminer enseveli dans ses réflexions :

« Lorsque ayant avancé nous fûmes seuls, semblable au foudre lorsqu’il fend l’air, de devant nous vint une voix :

« Me tuera quiconque me rencontrera[36] ! — Et elle s’enfuit comme s’éloigne le tonnerre qui subitement déchire la nuée[37]. »

Le désert, le silence, puis soudain ce cri sinistre et cette fuite invisible ; qui ne tressaillerait ? Ne croit-on pas, là, tout près, sentir passer le fantôme du meurtre ?

Du cercle des Envieux, Dante monte en celui consacré au châtiment de la Colère. Ceux qu’y retient la divine justice sont plongés dans une fumée épaisse et âcre qui ne laisse rien voir, et ne permet pas même aux yeux de s’ouvrir. Le Poëte rencontre, parmi les ombres, celle d’un de ses amis. À l’occasion des maux de l’Italie, et de la corruption des temps qu’ils déplorent tous deux, l’ombre, à la prière de Dante, en explique la cause, et, pour cela, remonte jusqu’à celle du mal, qu’on ne doit point chercher dans l’influence des astres, bien que d’eux viennent les premiers mouvements, mais dans le libre vouloir de l’homme qu’éclaire une lumière intérieure, sans quoi point ne serait-ce justice de recueillir pour le bien la joie, pour le mal les pleurs. »

« Si donc, ajoute l’ombre, le monde présent dévie, en vous en est la cause, en vous doit-elle être cherchée ; et je vais te la découvrir.

« De la main de Celui qui en elle se complaît avant qu’elle soit, comme un petit enfant qui rit et pleure, et ne sait pourquoi,

« Simplette sort l’âme, qui ne sait rien, sinon que, mue par Celui qui l’a créée pour la joie, volontiers elle se tourne vers ce qui l’amuse.

« D’un léger bien d’abord elle sent la saveur, et, se trompant, elle court après, si un guide ou un frein n’infléchit son amour ;

« D’où il convient qu’il y ait des lois pour imposer un frein, et un roi, qui de la vraie cité discerne au moins la tour[38].

« Il y a des lois, mais qui les prend en mains ? personne ; parce que le Pasteur qui précède ruminer peut, mais n’a pas les ongles fendus[39]. »

« Ce pourquoi le peuple, qui voit son guide rechercher le seul bien dont il est avide[40], s’en repaît, et ne demande rien de plus.

« Bien peux-tu voir qu’être mal régi est la cause qui a rendu le monde criminel, et non la nature corrompue en vous.

« Rome, qui au bien ramena le monde, avait coûtume d’avoir deux soleils, qui montraient les deux routes, celle du monde et celle de Dieu.

« L’un a atteint l’autre, et l’épée est jointe à la crosse, et mal convient-il que par vive force ils aillent ensemble[41].

« Parce que, joints, l’un ne craint pas l’autre ; si tu ne me crois, regarde à l’épi, car toute plante se connaît par sa graine.

« O mon Marc, répond Dante, bien tu raisonnes ; et à présent je comprends pourquoi les fils de Lévi furent exclus de l’héritage[42]. »

L’auteur du livre de Monarchiâ reproduit ici sa doctrine de deux puissances, l’une spirituelle, l’autre temporelle, séparées de droit divin. Dans leur réunion entre les mains du Pape, il voit la cause des maux de sa patrie et de la corruption générale du monde. Ainsi se justifie ce que, plus tard, il disait de lui-même :


Jura Monarchiae, superos, Phlegetonta, dacusque
Lustrando, cecini, voluerunt fata quousque.


Cette question, agitée avec tant de chaleur au Moyen âge, durant la longue lutte des Pontifes et des Empereurs, est encore aujourd’hui la question principale pour la malheureuse Italie. L’empire n’existe plus ; les vents en ont dispersé la poussière ! Mais Rome a conservé son pouvoir temporel, incompatible avec l’unité et la liberté de la Péninsule ; et ce pouvoir, qui la mêle au mouvement du monde politique, réagit également, à des degrés divers, sur les destinées de tous les peuples catholiques, en faisant d’elle l’alliée naturelle des puissances dont le droit, supérieur au droit national, est radicalement absolu, dès lors, et supposé d’institution divine immédiate. Son autorité spirituelle qui, en lui soumettant la raison, la conscience, établit la servitude dans le fond même de l’âme, forme, ainsi que nous l’avons montré, un obstacle non moins invincible au progrès de l’humanité dans tous les ordres. Dante ne remonta point jusqu’à cette cause première des désordres dont il se plaignait ; pour la bien comprendre, il fallait un travail nouveau de la pensée et de nouvelles leçons de l’histoire. N’est-ce pas un sujet de méditation profonde que de voir, à six siècles de distance, comment se préparent, comment se développent les manifestations de la vie dans le genre humain, et les lois de sa croissance ?

La Paresse s’expie dans le cercle suivant, où une course rapide et sans repos emporte les pécheurs, que cette peine acceptée par l’amour rétablit en grâce avec Dieu. Une sorte d’exposition des doctrines de l’École sur la volonté et les causes qui la meuvent, sur le libre arbitre, la matière et les formes substantielles, interrompt le récit. Puis les voyageurs passent dans les cercles plus élevés, séjour de ceux que souillèrent l’Avarice, la Gourmandise et la Luxure. Près d’entrer dans le cercle des Avares, Dante est pris de sommeil, et, dans ce sommeil, il a la vision d’un être fantastique, emblème de ces trois vices.

« M’apparut en songe une femme bègue, aux yeux louches, courbée sur ses jambes torses, mutilée des mains, et de couleur blafarde.

« Je la regardais ; et comme le soleil ranime les froids membres engourdis par la nuit, ainsi mon regard délia sa langue,

« Puis, en peu d’instants, la redressa tout entière, et colora, comme le veut l’amour, son visage défait.

« Lorsque ainsi elle eut le parler libre, elle se mit à chanter, de telle sorte que je n’eusse pu qu’avec peine détourner d’elle mon attention.

« — Je suis, chantait-elle, je suis la douce sirène qui, au milieu de la mer, égare les mariniers, tant de m’ouïr le plaisir est grand.

« De sa route errante j’attirai Ulysse à mon chant : qui s’accointe avec moi rarement me quitte, si pleinement je le satisfais.

« Sa bouche n’était pas encore refermée, quand soudain près de moi apparut une femme sainte[43], pour la confusion de celle-là.

« — O Virgile, Virgile, qui est celle-ci ? vivement dis-je ; et lui venait, les yeux fixés seulement sur cette femme pudique :

« Il prit l’autre, et fendant ses vêtements, il la découvrit, et me montra le ventre : la puanteur qui s’en exhalait me réveilla[44]. »

Les pécheurs que renferme le cinquième cercle, liés et pris des pieds et des mains, sont étendus à terre, immobiles et la face en bas. L’un d’eux se fait connaître à Dante, il lui apprend qu’il est le pape Adrien V, dont l’âme tout avare fut misérable et séparée de Dieu, jusqu’à ce que, détrompé enfin des illusions de la vie terrestre, il s’enflamma d’amour pour l’autre vie. Dante s’agenouille par révérence, et, comme il commençait de parler, le pape s’étant aperçu à l’ouïe seulement de son acte respectueux :

« — Pourquoi, dit-il, ainsi te courbes-tu ? Et moi à lui : — Parce que m’en presse ma droite conscience, à cause de votre dignité.

« — Redresse tes jambes et lève-toi, frère ! répondit-il ; ne me trompe point : comme toi et comme les autres, d’une seule puissance je suis le serviteur[45]. »

Naguère l’orgueil des grandeurs humaines, à cette heure l’égalité de la tombe ; entre deux, quoi ? dans un instant insaisissable, un désir vide que rien n’a pu remplir.

« — Va maintenant, ajoute l’ombre, je ne veux pas que tu t’arrêtes davantage, car ta présence gêne le pleurer avec lequel je mûris ce que tu as dit. »

Ce mort a laissé sur la terre une famille illustre, riche, puissante : en quoi cela le touche-t-il ? De ceux qui furent ses proches, aucun ne lui est présentement de rien, aucun ne l’aidera, hors peut-être sa nièce Alagia ; bonne de soi, pourvu, dit-il, que l’exemple de notre maison ne la rende pas mauvaise.

« Elle seule m’est restée là[46]. »

Quelle tristesse dans ce mot simple, bref, qui termine le récit du pape, comme la vie se termine par la solitude et le vide !

La passion politique ressaisissant le Poëte, même en ces lieux calmes où viennent s’éteindre les bruits du monde, il évoque Hugues Capet pour mettre en sa bouche la satire de ses descendants, de cette mauvaise plante qui tellement de son ombre couvre la terre chrétienne, que rarement il s’y cueille un bon fruit[47]. Toujours, en effet, leur intervention dans les affaires de l’Italie fut fatale au parti gibelin ; depuis Charles d’Anjou, vainqueur de Manfred, jusqu’à cet autre Charles, qui s’empara de Florence, sans armée, seul avec la lance avec laquelle jouta Judas[48]. Jamais l’indignation n’eut de langage plus âpre, le mépris d’ironie plus amère. La parole, brûlante comme un fer rougi, court sur cette race maudite, exécrée par son auteur même. Le dégoût, l’horreur que lui inspirent les crimes des siens, éclatent en imprécations, jusqu’à ce qu’enfin de sa poitrine oppressée, haletante, sorte ce cri sublime, cri de haine sans doute, mais d’une haine sainte, de cette haine qui a sa racine dans un amour immense du juste et du bien :


O Signor mio quando sarô io lieto
A veder la vendetta, che nascosa
Fa dolce l’ira tua nel tuo segreto !

« O mon Seigneur ! quand joyeux verrai-je la vengeance cachée dont jouit en secret ta colère[49]. »

Au moment où Dante et son guide vont quitter le cercle des Avares, le mont tremble comme s’il s’écroulait, et de toutes parts retentit ce chant : Gloria in excelsis Deo ! Ce tremblement du mont annonce la délivrance d’une âme, et l’âme actuellement délivrée est celle de Stace, avec lequel, en conversant, ils poursuivent leur route.

« Mais tôt rompit le doux discourir un arbre qu’au ce milieu du sentier nous trouvâmes, chargé de pommes à l’odorat suaves et bonnes.

« Et comme le sapin de rameau en rameau se rétrécit en s’élevant, ainsi cet arbre en descendant, afin, je crois, que dessus nul ne monte.

« Du côté où le chemin était fermé, tombait du roc élevé une eau claire, qui se répandait d’en haut sur les feuilles[50]. »

Tandis que Dante, distrait par ces objets nouveaux, tenait les yeux fixés sur le vert feuillage,

« Tout à coup voilà des voix gémissant et chantant : Labia mea, Domine, de manière qu’à l’ouïr on ressentait plaisir et douleur.

« — O doux père, qu’est-ce que j’entends ? dis-je ;

« et lui : — Des ombres qui peut-être se vont dégageant du lien de leur dette.

« Comme des voyageurs pensifs, rencontrant en chemin des gens inconnus, vers eux se tournent sans s’arrêter,

« Ainsi derrière nous, revenant avec vitesse et nous dépassant, étonné je regardais une troupe d’âmes silencieuse et dévote.

« Toutes avaient les yeux ténébreux et caves, la face pâle, et le corps si décharné que sur les os la peau se collait[51]. »

Perpétuellement elles tournent dans le cercle où, tourmentées de la soif et de la faim, passant et repassant devant l’arbre chargé de fruit et arrosé d’une eau limpide, leur désir excité toujours, jamais satisfait, est la peine qui les purifie du péché de gourmandise.

Reconnu de Forese, un de ses amis mort depuis peu, Dante le reconnaît à son tour, malgré son visage défait, et sans cesser d’aller ils s’entretiennent ensemble : Forese lui nomme plusieurs ombres. L’une d’elles est Buonagiunta, un des rénovateurs de la poésie vulgaire, effacé bientôt par des poëtes plus récents, parmi lesquels il désigne Dante lui-même. Il veut savoir pourquoi ni lui ni Guittone n’atteignirent jamais ce doux style nouveau. Dante lui explique la cause : substituant la recherche de l’esprit aux expressions du cœur, ils manquèrent de naturel et de vérité.

« — Qui outre-passe pour plaire davantage, répond Buonagiunta, plus ne reconnaît la différence de l’un à l’autre style. Et, semblant satisfait, il se tut[52]. »

Notre dessein en rappelant cet épisode, singulier peut-être en un tel lieu, est de montrer combien Dante a su répandre la variété dans son poëme, qui embrasse toutes les connaissances, toutes les idées du siècle où il vécut, depuis les théories philosophiques et scientifiques, jusqu’aux principes de l’art et aux préceptes du goût.

Après cette digression vient une scène de tendresse entre les deux amis, pleins, là encore, du vif souvenir de la patrie, et attristés des maux qui la menacent. Forese en accuse surtout le chef des Noirs, Corso Donati, qui, plus tard, fuyant la fureur du peuple, tomba de cheval et périt, traîné par l’animal fougueux.

Cette mort future, prédite en la région des ombres, a, dans la peinture qu’en fait le Poëte, quelque chose du rêve, et n’en est que plus terrible. On est à la fois sur la terre, en enfer ; on voit passer comme deux fantômes la cavale et celui qu’elle traîne ; on entend le galop précipité de la bête, qui va toujours, toujours plus vite, emportant le damné vers la vallée où ne s’efface nulle coulpe. Là reste le corps hideusement broyé, et l’âme s’abîme dans le gouffre éternel.

« Comme les oiseaux qui hivernent vers le Nil, quelquefois se rassemblent en troupe, puis volent avec plus de hâte à la suite l’un de l’autre ;

« Ainsi toute la gent qui était là, se tournant hâta le pas, légère par maigreur et par vouloir.

« Et, comme celui qui est las de courir laisse aller ses compagnons, et doucement va, jusqu’à ce que la poitrine ait cessé de haleter,

« Ainsi Forese laissa partir le saint troupeau, et derrière moi il venait, disant : — Quand te reverrai-je ?

« — Je ne sais, lui répondis-je, combien j’ai à vivre ; mais ne sera, certes, si prompt, que par mon vouloir plus tôt je ne sois à la rive ;

« Car le lieu où pour vivre je fus mis, de jour en jour plus maigre de bien, paraît près d’une triste ruine.

« — Or, va, dit-il ; celui à qui le plus en est la faute, je le vois à la queue d’une bête, traîné vers la vallée où jamais ne s’efface la coulpe ;

« La bête à chaque pas va plus vite, et toujours plus vite, jusqu’à ce qu’elle le brise, et laisse le corps hideusement broyé[53]. »

Au-dessus de ce cercle est celui où les âmes, dans le feu et la soif, expient le péché de Luxure. Avant d’aller plus loin, il faut que Dante lui-même traverse le feu purificateur, et, comme saisi de crainte, il hésite ; Virgile l’encourage, en disant : « Mon fils, entre Béatrice et toi est ce mur[54]. » Puis, le précédant et priant Stace de le suivre, ils entrent dans la flamme qui brûle sans consumer.

« Quand je fus dedans, dit le Poëte, je me serais jeté dans du verre bouillant pour me rafraîchir, tant l’ardeur était là sans mesure[55]. »

Guidés par une voix qui chantait : Venez, bénis de mon Père[56], les voyageurs arrivent là où l’on montait. La voix les avertit de ne se point arrêter, mais de hâter le pas, tandis que l’Occident ne se noircit pas encore. Toutefois, malgré leur diligence atteints par la nuit, chacun d’eux se fait un lit d’un des degrés de l’escalier, taillé dans le roc, de sorte qu’entre les parois on ne découvre qu’un espace resserré du ciel. Pendant que, par cette étroite fente, il regarde les étoiles, « plus brillantes et plus grandes que d’ordinaire elles ne le paraissent, » Dante est pris de sommeil, et voit en songe une dame jeune et belle, cueillant dans une prairie des fleurs pour en faire une guirlande. Elle se nomme elle-même dans un chant plein de grâce et de douceur : c’est Lia, symbole de l’action, comme sa sœur Rachel l’est de la vie contemplative. Cependant le jour approche, et Dante se réveille.

« Déjà devant les lueurs de l’aube, d’autant plus douces aux voyageurs que moins loin ils sont de la patrie où ils reviennent,

« Fuyaient de tous côtés les ténèbres et avec elles mon sommeil ; pourquoi je me levai, voyant les grands Maîtres déjà debout.

« — Ce doux fruit, que, sur tant de rameaux, va cherchant le souci des mortels, aujourd’hui apaisera ta faim.

« Ces paroles m’adressa Virgile, et jamais don ne fit un plaisir égal.

« Tant désir sur désir il me vint d’être en haut, qu’à chaque pas ensuite, pour voler, je me sentais croître les ailes.

« Lorsque tout l’escalier, au-dessous de nous, eut été parcouru, et que nous fûmes sur la dernière marche, Virgile sur moi fixa ses yeux,

« Et dit : — Tu as vu, mon fils, le feu temporel et l’éternel, et tu es parvenu en un lieu où par moi-même plus rien je ne discerne.

« Par industrie et par art ici je t’ai amené ; prends maintenant ton bon plaisir pour guide ; tu es hors des routes escarpées, hors des voies étroites.

« Vois le ciel qui reluit devant toi ; vois l’herbe, les fleurs et les arbustes que cette terre produit d’elle-même.

« Tandis que vers toi viennent les beaux yeux dont les larmes me firent venir à toi, tu peux t’asseoir, et ensuite aller à travers ces campagnes.

« N’attends plus mon dire ni mon signe ; droit et sain est ton libre arbitre, et ce serait une faute que de ne pas agir suivant son jugement.

« Ce pourquoi, souverain de toi-même je te couronne et te mitre[57]. »

Dante a péniblement traversé deux mondes : le monde inférieur, où le crime sans remords engendre une souffrance stérile ; le monde intermédiaire, où la souffrance unie au repentir relève l’être déchu. De tous ses labeurs, quel sera le prix ? La liberté. Désormais souverain de lui-même, il est roi, pontife, il ne dépend que de soi dans ses actes comme dans ses pensées. Magnifique symbole de l’humanité, du but qu’assignent à son développement les éternelles lois de l’ordre éternel.

Ici se termine la mission de Virgile. Il a conduit Dante au sommet du mont, à l’entrée de la demeure primitive de l’homme, d’où l’exclut lui-même un irrévocable décret. Dante, du front de qui les sept P tracés par l’ange ont été effacés, peut maintenant y pénétrer seul, sans craindre de s’égarer.

« Désireux de reconnaître, au dedans et autour, la divine forêt épaisse et verdoyante qui aux yeux tempérait le jour nouveau,

« Sans plus attendre je laissai le sentier, et lentement, lentement je pris par la campagne qui allait s’élevant, et d’où s’exhalait une suave senteur.

« Un léger souffle, toujours le même, me frappait le front, pas plus qu’un doux vent,

« Par lequel les rameaux agités se courbaient tous du côté où le saint mont projette sa première ombre.

« Tant néanmoins ne s’inclinaient-ils, que les petits oiseaux cessassent d’exercer tous leurs arts sur les cimes ;

« Mais avec des chants de joie, ils recueillaient les premiers souffles entre les feuilles, qui tenaient le bourdon dans leurs concerts,

« Tel que celui qui se forme, de rameau en rameau, dans la forêt de pins, sur le rivage de Chiassi, quand le scirocco se déchaîne au dehors[58]. »

Près d’un ruisseau dont les petites ondes ployaient l’herbe croissante sur ses bords, il rencontre

« Une dame, qui seulette allait chantant, et cueillant, çà et là, des fleurs dont était diapré son chemin[59]. »

Cette dame est Mathilde, celle qui dota l’Église romaine de ses vastes possessions dans l’Italie centrale. De l’autre côté du ruisseau, Dante engage avec elle un entretien où se trouvent exposées, à propos de la terre telle qu’elle est, et telle qu’elle était avant le péché, les idées reçues alors en physique.

Cette campagne sainte, pleine de toutes semences, a en elle un fruit qui ne se cueille point ici, le fruit de l’arbre de vie. Elle est arrosée par les eaux d’une source qui se renouvelle d’elle-même, et se divise en deux fleuves appelés Léthé et Eunoé. Le premier possède une vertu qui ôte la mémoire du péché ; l’autre rend celle du bien qu’on a fait.

« Les antiques poëtes qui chantèrent l’âge d’or et ses félicités sur le Parnasse, songèrent peut-être de ce lieu.

« Innocente ici fut l’humaine racine ; ici un printemps perpétuel et toutes les sortes de fruits : ce fleuve est le Nectar dont tous parlent[60]. »

Cela dit : « chantant comme une femme éprise d’amour : Beati quorum tecta sunt peccata[61], »

« Elle se mut remontant le fleuve le long de la rive, et moi comme elle, dit le Poëte, à petits pas suivant ses petits pas ;

« Et entre les siens et les miens il n’en était pas cent, lorsque les bords également se courbèrent, de sorte que je marchai vers le Levant.

« Longtemps ainsi nous n’avions pas cheminé, quand la Dame vers moi se tourna, disant : — Mon frère, regarde et écoute !

« Et voilà que, soudain, traversa de toutes parts la grande forêt une lueur telle que je doutai si ce n’était pas un éclair.

« Mais comme l’éclair brille et s’éteint au même instant, et que cette lueur durait, resplendissant de plus en plus, en mon penser je disais : — Qu’est ceci ?

« Et dans l’air lumineux s’épandait une douce mélodie, d’où, pris d’un juste zèle, je gourmandai la hardiesse d’Ève, pensant

« Que là où obéissaient la terre et le ciel, une femmelette seule, et qui venait d’être créée, ne souffrit pas d’être enveloppée d’un voile,

« Sous lequel si, pieuse, elle était restée, je jouirais de ces ineffables délices, goûtées une première fois et bien d’autres fois.

« Tandis que, ravi, j’allais à travers tant de prémices du plaisir éternel, et désirant plus de joies encore,

« Devant nous l’air devint tel qu’un feu ardent, sous les verts rameaux ; et déjà comme un chant le doux son était entendu[62]. »



  1. Æneid. lib. vi.
  2. Virgile met la même doctrine dans la bouche d’un des malheureux qu’il place en son enfer.

    « Discite justitiam moniti, et non temnere divos. »

    Æneid. lib. VI.
  3. Platon Gorgias. Oper., tom. IV, p. 166 et seq. edit. Bipont.
  4. De Republ. lib. X, Ibid., tom. VII, p. 323.
  5. Cicer. Somn. Scip., ch. ix, p. 22.

  6. Quin et, supreme quum lumine vita reliquit,
    Non tamen omne malum miseris nec funditùs omnes
    Corporeæ excedunt pestes ; penitùsque necesse est
    Multa diù concreta modis inolescere miris,
    Ergo exercentur pœnis, veterumque malorum
    Supplicia expendunt : aliæ panduntur inanes
    Suspensæ ad ventos : aliis sub gurgite vasto
    Infection eluitur scelus, aut exuritur igni :
    Quisque suos patimur manes. Exindè per amplum
    Mittimur Elysium, et pauci læta arva tenemus :
    Donec longa dies, perfecto temporis orbe
    Concretam exemit labem, purumque reliquit
    Æthereum sensum, atque auraï simplicis ignem.
    Has omnes, ubi mille rotam volvêre per annos,
    Lethæum ad fluvium deus evocat agmine magno,
    Scilicet immemores supera ut convexa revisant,
    Rursùs et incipiant in corpora velle reverti.

    Æneid. lib. VI.

    Il est curieux de comparer à cette description, ce que le même sujet a inspiré à un autre grand poète, Shakspeare. On trouvera peut-être qu’on peut hésiter, du moins quant à la force de l’impression produite, entre la sereine élégance du cygne de Mantoue, et l’énergie sauvage du barde anglais :

    Claudio. Death is a fearful thing !

    Isabella. And shamed life a hateful.

    Claddio. Ay, but to die, and go we know not where ;
    To lie in cold obstruction, and to rot ;
    This sensible warm motion to become
    A kneaded clod ; and the delighted spirit
    To bathe in fiery floods, or to reside
    In thrilling regions of thick-ribbed ice ;
    To be imprison’d in the viewless winds
    And blown with restless violence round about
    The pendent world ; or to be worse than worst
    Of those, that lawless and incertain thoughts
    Imagine bowling ! —’tis too horrible !

    Claudio. La mort est une affreuse chose !

    Isabella. Et la vie déshonorée, une haïssable.

    Claddio. Oui. Mais mourir, et aller nous ne savons où. Être là, couché dans un trou froid, et pourrir ; le corps chaud qui sent et se meut, devenir une motte de terre pétrie ; et l’esprit, tout à l’heure plein de joie, se baigner dans des flots de feu, ou habiter des régions hérissées d’épaisses côtes de glace ; être emprisonné dans des vents invisibles, et emporté avec une violence sans repos autour du monde suspendu ; ou bien être pis que le pire de ceux que nous montrent, hurlant, des pensers effrénés, de vagues rêves ! — C’est trop horrible !

    Measure for Measure, acte III.


  7. Vénus.
  8. Purgat., ch. I.
  9. Paradis perdu, ch. III, vers 1-24. Traduction de M. de Chateaubriand.

  10. Hi mores, hæc duri immota Catonis
    Secta fuit, servare modum, finemque tenere,
    Naturamque sequi, patriæque impendere vitam,
    Nec sibi, sed toti genitum se credere mundo,…
    Justitiæ cultor, rigidi servator honesti :
    In commune bonus.

    Pharsat. lib. II.



  11. Audire magnos jam videor duces
    Non indecoro pulvere sordidos,
    Et cuncta terrarum subacta,
    Præter atrocem animum Catonis.

    Carm. lib. II od. 1.
  12. Purgat. ch. I, terc. 24 et 25.
  13. Iste Casetta fuit Florentinus, et optimus intonator cantitenarum, qui pluries intonavit cantilenas auctoris, et fuit optimus cantator, dit l’auteur des Postilles du manuscrit du Mont-Cassin.
  14. Amor che nella mente mi ragiona. La canzone qui commence ainsi est regardée comme une des plus belles du Dante.
  15. Purgat., ch. II, ter. 20 et suiv.
  16. Purgat., ch. III, ter. 18 et suiv.
  17. Purgat., ch. III, terc, 40 et suiv.
  18. Parce que son salut est désormais assuré.
  19. L’ange ailé.
  20. Purgat., ch. IV, terc. 33 et suiv.
  21. Buonconte, fils de Gui de Montefeltro.
  22. L’Archiano.
  23. Purgat., ch. V, terc. 32 et suiv.
  24. Ibid., terc. 44 et 45.
  25. Purgat., ch. VI, terc. 20 et suiv.
  26. Genès. XLV, 4, 14 et 15.
  27. Purgat., ch. VI, terc. 26-29.
  28. Purgat., ch. VI, terc. 58.
  29. Purgat., ch. VIII, terc. 1 et 2.
  30. Purgat., ch. x, terc 41-43.
  31. Skias onar. Pindare.
  32. Mots alors du langage de l’enfance, chez les Florentins.
  33. Purg., ch. XI, terc ; 25 et suiv.
  34. Purgat., ch. XIII, terc. 29-32.
  35. Purgat., ch. XIV, terc. 42.
  36. Dixitque Caïnus ad Dominum : Major est iniquitas mea quam ut veniam merear. Ecce ejicis me hodiè a facie terræ, et a facie tua abscondar, et ero vagus et profugus in terra : omnis igitur qui invenerit me, occidet me.
    Genes, IV, v. 13 et 14.

  37. Purgat., ch. XV, terc. 44, 45.
  38. Ce qu’il y a de plus capital et de plus éminent dans la société, la justice.
  39. Le « Pasteur qui précède » est le Pape, lequel possède le pouvoir spirituel, figuré, selon les interprètes de l’Écriture, le ruminer, mais non le pouvoir temporel, que figurent les ongles fendus.
  40. Les biens matériels.
  41. Que la violence les réunisse en une même main.
  42. Purgat., ch. XVI, terc. 28 et suiv.
  43. Autre personnage allégorique : la Prudence, ou la Philosophie morale.
  44. Purgat, ch. XIX, terc. 3-11.
  45. Purgat., ch XIX, terc. 43-45.
  46. Ibid., terc. 47 et 48.
  47. Purgat. ch. XX, terc. 15.
  48. Ibid., terc. 25.
  49. Purgat., ch. XX, terc. 32.
  50. Ibid., ch. XXII, terc. 44-46.
  51. Ibid., ch. XXIII, terc. 4-8.
  52. Purgat., ch. XXIV, terc. 21.
  53. Purgat., ch. XXIV, terc. 22-30.
  54. Purgat., ch. XVII, terc. 12.
  55. Ibid., terc. 17.
  56. Venite, benedicti Patris mei. — Matt, XXV, 34.
  57. Purgat., ch. XXVII, terc. 37-47.
  58. Purgat, ch. XXVIII, terc. 1-7.
  59. Ibid., terc. 14.
  60. Purgat., ch. XXVIII, terc. 47 et 48.
  61. Heureux ceux dont les péchés ont été couverts. — Ps. XXXI.
  62. Purgat., ch. XXIX, terc. 1-12.