La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant IX

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 32-35).
… J’y vis paraître trois furies infernales… (P. 33.)


CHANT NEUVIÈME



M on guide, voyant la pâleur de mes traits qu’altérait la peur, s’efforça de ramener le calme sur son visage ; tout à coup il s’arrête, attentif, comme un homme qui écoute, parce que l’œil ne pouvait pénétrer bien avant dans l’air obscurci par ces brouillards ; il commence ainsi : « Nous l’emporterons sur nos ennemis… Si nous n’étions pas vainqueurs !… Il s’est offert un tel appui !… qu’il me tarde que ce secours arrive ! » Je vis bien que mon guide cherchait à modifier ce qu’il avait dit d’abord. Ma peur augmenta, parce que j’interprétais peut-être mal ses premières paroles entrecoupées. Je lui adressai alors cette question : « Vit-on jamais descendre au fond de cette région impure quelques-uns des esprits qui sont condamnés seulement à vivre sans espérance ? » Il me répondit : « Il est rare qu’aucun de nous entreprenne le voyage dans lequel tu me vois engagé. Il est vrai que déjà une fois je pénétrai dans l’abîme des douleurs, par l’effet d’une conjuration magique de cette cruelle Éricto qui rendait les corps à la vie. Depuis peu de temps mon âme avait quitté son enveloppe mortelle, lorsque Éricto me fit entrer dans les murailles de la ville de Dité, pour ramener un esprit du cercle de Judas. Ce cercle est le plus profond, le plus sombre et le plus éloigné du ciel qui embrasse l’univers. Je sais le chemin, rassure-toi. Ce marais fétide entoure la cité de douleurs, dont nous voyons avec indignation qu’on nous interdise les approches. » Il ajouta d’autres paroles que je n’ai pas retrouvées dans ma mémoire. Mes yeux s’étaient tout à coup portés sur la haute tour couronnée de flammes ; j’y vis paraître trois furies infernales teintes de sang : elles avaient les formes et les traits d’une femme ; des hydres verdâtres ceignaient leurs flancs ; de petits serpents et des cérastes qui figuraient leurs cheveux tombaient sur leur front livide. Mon guide, qui reconnut les suivantes de la reine des pleurs éternels, me dit : « Regarde les féroces Érinnyes : à gauche est Mégère ; celle qui verse des larmes à droite est Alecto ; Tisiphone est au milieu. » À ces mots, il se tut. Elles se déchiraient le sein de leurs ongles sanglants, se frappaient à coups redoublés, et poussaient des cris si affreux que, dans ma frayeur, je me serrai contre le poète. Elles disaient en nous regardant : « Qu’on apporte la tête de Méduse, et nous le convertirons en pierre. Nous n’avons pas tiré une vengeance assez terrible de Thésée ! – Retourne-toi, dit mon maître, ferme les yeux, si l’on montre la tête de la sœur des Gorgones : à peine tu l’aurais aperçue, qu’il n’y aurait plus d’espoir, pour toi, de revoir la lumière. » En même temps il me fit tourner le visage en arrière ; et, ne se confiant pas assez à mes mains, il mit encore les siennes devant mes yeux. Ô vous qui avez l’entendement sain, découvrez la science qui se cache sous le voile de ces vers étranges !

Mais déjà, à travers la noire vallée des tempêtes, on entendait un bruit qui faisait trembler les deux rives. C’est ainsi qu’un vent impétueux, irrité par des chaleurs contraires, embrasse une forêt dans ses vastes tourbillons, ébranle les arbres, arrache les branches, les lance au loin avec fracas, et, précédé d’un nuage épais de poussière, s’avance, orgueilleux, en chassant devant lui les bergers et les animaux. Mon guide retirant ses mains qui couvraient mes yeux, me dit : « Promène ta vue sur cette écume antique, là où la fumée est plus acerbe. »

Telles les grenouilles poursuivies par la couleuvre ennemie s’enfoncent sous les eaux jusque dans l’asile le plus impénétrable, telles mille âmes coupables fuyaient devant celui qui traversait le Styx à pied sec, d’un pas lent, et qui de sa main gauche repoussait l’air empesté, ne paraissant être fatigué que de ce soin. Je devinai que c’était un envoyé du ciel, et je


« Démons chassés du ciel, race méprisée, s’écria-t-il… (P. 34.)


regardai mon maître, qui me fit signe de me taire et de m’incliner. Quel noble dédain se montrait sur le visage de l’ange ! Il arriva près de la porte, la frappa d’une baguette, et l’ouvrit sans effort. « Démons chassés du ciel, race méprisée, s’écria-t-il en se plaçant sur le seuil de la porte terrible, quelle est votre présomptueuse arrogance ? Pourquoi regimber contre cette volonté qui doit toujours atteindre son terme, et qui a tant de fois accru vos tourments ? Que vous sert de frapper de la corne contre les destins ? Votre Cerbère, s’il s’en souvient, porte encore à son cou et à son menton pelés les traces des liens qui ont enchaîné sa rage. » L’ange alors se retourna vers le marais fangeux sans nous parler, et nous parut un être mordu d’un intérêt bien autrement impérieux que celui de l’homme qu’il a devant les yeux.

Puis nous avançâmes, rassurés par les saintes paroles de l’envoyé céleste, et nous franchîmes la porte sans aucune résistance. J’avais le désir de connaître ce que ces retranchements pouvaient renfermer. J’envoyai partout mes regards curieux, et j’aperçus à droite et à gauche une immense campagne remplie de nouvelles douleurs et de nouveaux tourments.

De même que dans les campagnes d’Arles où le Rhône néglige le cours de ses eaux stagnantes, et à Pola, près du Quarnaro qui baigne les confins de l’Italie, on voit une quantité immense de sépulcres couvrir la terre de monticules inégaux, de même des tombeaux épars s’offraient à ma vue ; mais le spectacle qu’ils présentaient était plus pénible et plus amer. Ils étaient séparés par des flammes plus ardentes que le fer rougi sous la main du forgeron. Tous leurs couvercles étaient soulevés, et l’on entendait des lamentations qui paraissaient arrachées par de cruelles souffrances. « Maître, dis-je, quels sont ceux qui, ainsi renfermés dans les cachots brûlants, jettent des cris si douloureux ? – Ce sont, me répondit-il, les hérésiarques et ceux qui ont embrassé leur secte : ces tombes sont plus remplies que tu ne crois ; chacun est ici enfermé avec son semblable : les sépulcres sont plus ou moins environnés de flammes. »

Alors il marchait à droite, et nous passâmes entre les supplices et les hautes murailles de la cité.