La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant VIII

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 29-31).
Nous parcourions ainsi le marais de la mort… (P. 30)


CHANT HUITIÈME



J e dis, pour suivre mon récit, qu’avant d’arriver au pied de la tour, nos yeux avaient aperçu deux flammes qu’on avait placées sur ses créneaux : une autre tour plus éloignée avait répondu par un semblable signal que nous n’avions pu discerner qu’avec peine. Je me tournai vers mon maître, cette mer immense de tout savoir, et je lui dis : « Que signifie ce signal ? qui a été chargé de le faire ? à quoi répond cet autre feu ? » Mon guide me parla ainsi : « À travers ces eaux fangeuses, si le brouillard du gouffre éternel ne t’empêche pas de distinguer les objets, tu dois apercevoir ce qu’on attend ici. » Un arc ne lance pas la flèche dans l’air aussi promptement que s’avançait une petite barque montée d’un seul nocher qui criait : « Tu es donc arrivée, âme félone ? — Phlégias, Phlégias, cette fois tu cries en vain, lui dit mon guide, tu ne nous verras auprès de toi que le temps nécessaire pour traverser l’onde impure. » Semblable à celui qui. voyant qu’il a été cruellement trompé, se plaint amèrement, Phlégias gémit d’être forcé à contenir sa colère. Mon guide entra dans l’antique barque, et m’y fit descendre ; mais elle ne parut chargée que quand j’y fus entré avec lui, et elle sillonna l’onde plus profondément, lorsqu’elle m’eut reçu moi, et mon guide. Nous parcourions ainsi le marais de la mort, quand il se présenta devant nous une ombre couverte de fange, qui me dit : « Qui es-tu, toi qui viens ici avant l’heure ? » Je répondis : « Je passe, et je ne dois pas rester avec toi : mais toi qui es ainsi défiguré, qui es-tu toi-même ? » L’ombre reprit : « Tu vois bien que je suis un de ceux qui habitent l’empire des larmes. » Je continuai ainsi : « Ah ! esprit maudit de Dieu, séjourne éternellement au milieu des plaintes et des gémissements ! Je te connais, quoique tu sois tout sali de fange. » L’ombre alors saisit l’esquif de ses deux mains ; mais mon maître, qui s’en aperçut, la repoussa, en lui criant : « Fuis loin d’ici avec ces autres chiens. » En même temps il me serra dans ses bras, me baisa le visage, et me dit : « Ô noble mortel, qui éprouves une sainte colère, bénie soit la femme qui t’a enfanté ! Cette ombre fut, dans le monde, livrée à un fol orgueil ; aucune vertu n’a orné sa mémoire. Tu vois comme son âme est furieuse. Que de grands rois seront un jour engloutis dans ce cloaque, comme de vils pourceaux, ne laissant après eux que d’horribles mépris ! — Ô mon maître, dis-je alors, que je voudrais, avant de sortir de cette barque, voir ce coupable plongé dans ce vil bouillon ! » Virgile me répondit : « Tu seras satisfait avant d’avoir touché le rivage. » Je vis bientôt les autres âmes impures poursuivre cette ombre. J’en loue et j’en remercie encore le ciel. Toutes criaient : « À Philippe Argenti. » Et ce Florentin superbe, ne pouvant se venger, se déchirait de ses propres dents. Nous le laissâmes en butte à ses outrages : le dégoût m’empêche de prolonger ce récit. J’entendis alors de nouveaux gémissements, et je prêtai une oreille attentive. Mon maître me parla ainsi : « Mon fils, nous approchons de la ville qui s’appelle Dité. C’est le séjour le plus peuplé ; c’est là que tu verras des ombres qui ont commis de plus grands crimes. — En effet, répondis-je, j’aperçois déjà ses mosquées ; elles sont enflammées, comme si le feu les dévorait. — Oui, reprit-il, c’est le feu éternel, dont elles sont pénétrées, qui leur donne la couleur rougeâtre que tu remarques dans cette partie plus basse de l’Enfer. »

Nous approchâmes des hauts retranchements qui entourent cette terre de désolation dont les murs paraissaient de fer. Ce ne fut qu’après quelques détours que nous atteignîmes un point où le nocher nous cria d’une voix forte : « Sortez, voilà l’entrée. » Auprès des portes, plus de mille de ces rebelles, tombés en pluie, du ciel, disaient avec fureur : « Mais quel est donc celui qui, sans la mort, s’avance dans son empire ? » Mon guide les prévint, par un signe, qu’il voulait leur parler secrètement. Leur fureur effroyable se calma, et ils répondirent : « Toi, viens ici sans lui, et qu’il se retire, cet autre qui a été assez audacieux pour entrer dans ce royaume ! qu’il s’en retourne seul à travers les sentiers pénibles de ces régions ténébreuses ; qu’il essaye de retrouver la route, s’il le peut ! Tu resteras parmi nous, toi qui as eu l’imprudence de le guider dans ces contrées obscures. » Juge, ô lecteur ! si je ne dus pas perdre tout courage, en entendant ces paroles cruelles ! Je craignis de ne pouvoir jamais retourner sur la terre. Je dis alors : « Ô mon guide chéri, qui m’as rassuré tant de fois, toi qui m’as arraché au plus imminent danger, ne m’abandonne pas ; et s’il m’est défendu d’avancer encore, recherche rapidement avec moi les traces de nos pas.

« Ne crains, rien, me répondit-il, un être surnaturel nous a permis solennellement de parcourir ces enceintes. Aucune puissance n’a le droit de nous interdire le passage. Attends-moi ici, reprends courage, conçois une vive espérance. Je ne t’abandonnerai pas dans ce monde de larmes. »

À ces mots, ce généreux père me quitte en me laissant en proie au oui et au non qui se débattent dans ma tête. Je ne pus entendre ce que mon guide dit aux rebelles. Il resta peu de temps auprès d’eux ; bientôt nos ennemis rentrèrent dans leurs retranchements avec la plus grande vitesse, et refermèrent violemment les portes sur mon maître, qui revint à moi en marchant à pas lents ; il baissait à terre ses yeux qui n’annonçaient plus l’espérance, et, en soupirant, il disait : « Qui m’a donc refusé l’entrée de la vallée des douleurs ! Et toi, continua-t-il, rappelle ton courage ; que mon indignation n’abatte pas ton assurance ! je vaincrai leur présomption, quelle que soit la résistance qu’ils préparent : cette insolence n’est pas nouvelle. Ils ont déjà tenté un effort non moins outrageant, à cette porte où tu as lu l’inscription de mort, et qui, encore aujourd’hui, présente ses gonds fracassés. Mais déjà s’avance seul et sans guide, à travers les cercles, celui qui doit punir l’audace de ces démons, et nous ouvrir les portes de cet empire. »