La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XII

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 43-46).
Sur le bord étroit de cette fosse, couraient des centaures
armés de flèches… (P. 44.)


CHANT DOUZIÈME



L e lieu où nous descendions était si sauvage que tout regard craindrait d’en contempler l’horreur. La pente rapide de ce rocher égalait en âpreté l’effondrement qui détourna les eaux de l’Adige près de Trente : funeste effet de l’ébranlement d’une cavité souterraine ou d’un tremblement de terre, qui rompit tout chemin entre la plaine et la montagne. Sur la cime du rocher, on voyait ce monstre, l’infamie de l’île de Crète, qui fut conçu dans le sein d’une génisse artificielle. Quand il nous aperçut, il se mordit lui-même, comme fait souvent celui que la colère enflamme. « Tu crois peut-être, lui cria le poète, que tu vois ce roi d’Athènes qui te donna la mort sur la terre. Fuis, bête ignoble : celui que je guide ne vient pas endoctriné par les conseils de ta sœur : il vient pour être témoin des souffrances que vous endurez. »

Le Minotaure s’agita, semblable au taureau dont le corps fléchit du côté où il a reçu le coup mortel, et qui chancelle sur ses pieds défaillants. Alors mon sage maître me dit précipitamment : « Cours à l’ouverture, descends pendant qu’il est en fureur. » Nous avançâmes donc à travers cet amas de rochers ruinés et de pierres que le poids de mon corps faisait glisser sous mes pieds.

Je marchais tout rêveur ; Virgile me parla ainsi :

« Tu penses peut-être à ce précipice gardé par cet animal furieux dont j’ai vaincu la colère. La dernière fois que je descendis dans cette partie basse de l’Enfer, le rocher ne s’était pas encore écroulé ; mais peu de temps avant la venue de celui qui enleva victorieusement à Dité cette glorieuse proie, si ma mémoire est fidèle, l’horrible vallée trembla dans toute sa profondeur. Je crus que l’univers venait de subir ces lois qui rappellent toutes les substances aux mêmes principes, et qui font imaginer que nous pouvons retomber dans le premier chaos : c’est alors que cet antique rocher se brisa et se renversa sur lui-même. Mais fixe les yeux sur la vallée dont nous approchons : vois cette rivière de sang dans laquelle est condamné à gémir celui qui s’est abandonné à la violence envers les autres. Ô passion aveugle ! ô colère insensée qui nous subjugues dans cette vie de si courte durée, et qui nous attire de si cruels châtiments dans la vie éternelle !… » Je distinguai alors une fosse énorme, arrondie en demi-cercle, telle que me l’avait dépeinte mon guide.

Sur le bord éteint de cette fosse, couraient des centaures armés de flèches, comme ils avaient coutume de l’être sur la terre, quand ils se livraient à l’exercice de la chasse. Ils s’arrêtèrent en nous voyant descendre : trois d’entre eux s’écartèrent de la troupe, nous menaçant de leurs arcs qu’ils avaient préparés à l’avance. Un des trois cria de loin : « À quels tourments venez-vous, vous qui descendez la côte ? dites-le, sans avancer davantage, ou je tire cet arc… Bientôt, reprit mon maître, nous ferons réponse à Chiron et non à toi, qui a toujours été, pour ton malheur, trop précipité dans tes désirs. »

En même temps, Virgile me toucha légèrement, et il ajouta : « Celui-là est Nessus, qui mourut pour la belle Déjanire, et se vengea lui-même après sa mort. Celui qui est au milieu, et dont tu peux remarquer la tête inclinée, est le grand Chiron qui nourrit Achille ; le dernier est Pholus, qui s’enflamma d’une si violente colère. Ces centaures, avec plus de mille autres, bordent la fosse et repoussent à coups de flèches les âmes plongées dans le sang, qui cherchent à en sortir plus que leur condamnation ne le permet. » Nous nous approchâmes de ces monstres agiles : alors Chiron, prenant un trait, releva sa barbe touffue avec la coche, et dit à ses compagnons : « Vous êtes-vous aperçus que celui qui est derrière l’autre donne le mouvement à ce qu’il touche ? les pieds des morts n’ont pas cette faculté. »

Mon guide, qui était déjà arrivé près de Chiron, à la hauteur de sa poitrine, où se réunissent les deux natures, lui répondit : « Oui, il est vivant ; j’ai été chargé seul de le guider dans le noir abîme. C’est la nécessité et non le plaisir qui le conduit ici. Une femme céleste a suspendu ses chants divins, pour me commettre cet office nouveau. Cet être n’est pas un brigand, et moi je n’ai jamais été une âme coupable : toi, au nom de cette vertu qui a dirigé mes pas dans ce chemin ténébreux, donne-nous un des tiens qui nous accompagne, qui nous montre un gué facile, et qui porte celui-ci sur ses épaules : mon compagnon n’est pas un esprit qui vole dans l’air. »

Chiron, se tournant à droite, dit à Nessus : « Toi, guide-les, et fais éloigner les autres centaures qui pourraient se trouver sur leur passage. » Avec cette escorte fidèle, nous nous mettons en marche le long du fleuve de sang bouillonnant où les damnés poussaient d’horribles cris. Plusieurs étaient plongés jusqu’aux cils des paupières.

Le centaure nous dit : « Ce sont les tyrans qui répandirent le sang et s’enrichirent de rapines ; ici ils expient leur insatiable cupidité. Là est Alexandre, ici le cruel Denis qui frappa la Sicile de tant d’années de douleurs. Cette tête couverte d’une chevelure noire est celle d’Ezzelino ; l’autre, couverte de cheveux blonds, est celle d’Obizzo d’Est : un fils parricide (c’est bien la vérité) a tranché la vie de ce dernier. » J’avais regardé le poète ; il me dit : « Écoute Nessus, il t’instruira le premier : je ne puis être maintenant que ton second interprète. » Peu après, le centaure s’arrêta devant une foule d’ombres qui avaient toute la tête hors du fleuve écumeux, et nous montra une âme placée à l’écart, en nous disant : « Celui-ci perça, en la présence de Dieu, le cœur que l’on honore sur les bords de la Tamise. » Je vis d’autres âmes qui tenaient hors du fleuve la tête et la moitié du corps ; il y en eut plusieurs dont je reconnus les traits. Peu à peu le sang diminuait au point qu’il ne recouvrait plus que les pieds de quelques ombres, et ce fut alors que nous passâmes le fleuve à gué.

Le centaure parla ainsi dans ce moment : « Puisque, de ce côté, tu vois que les eaux diminuent, tu comprends facilement que, de l’autre côté, elles sont plus profondes vers le point où il est ordonné que gémisse la tyrannie. C’est là que la justice divine a plongé Attila, fléau de la terre, Pyrrhus et Sextus ; là, René de Cornéto et René Pazzi, qui commirent tant de brigandages sur les voyageurs, versent des larmes que leur arrache le fleuve bouillant. »

À ces mots, le centaure nous quitta et repassa l’onde sanglante.