La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XIII

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 47-50).
C’est là que déposent leur nid ces difformes harpies… (P. 47.)


CHANT TREIZIÈME



N essus n’avait pas encore atteint l’autre bord, quand nous entrâmes dans un bois où l’on ne voyait les traces d’aucun sentier. Les feuilles n’avaient pas la couleur de la verdure ordinaire, mais une sorte de couleur noirâtre. Les rameaux étaient noueux et embarrassés, privés de fruits, souillés d’épines et de substances vénéneuses. Les animaux sauvages qui habitent entre Corneto et la Cécina, n’ont pas de retraites si horribles et si touffues. C’est là que déposent leur nid ces difformes harpies qui chassèrent des Strophades, les Troyens, en annonçant leurs futures infortunes : on reconnaît ces monstres à leurs ailes étendues, à leur col et à leur visage d’hommes, à leurs pieds armés de serres et à leur ventre énorme couvert de plumes. Perchées sur ces arbres hideux, elles y faisaient entendre des cris plaintifs. Mon bon maître me dit : « Apprends, avant d’entrer, que tu es dans la seconde enceinte : tu la parcourras jusqu’à ce que tu arrives à celle des sables qui te pénétrera d’horreur. Regarde si tu vois des choses qui te fassent prêter foi à mes chants. » J’entendais des cris de toutes parts, et je ne voyais pas d’âmes coupables. Je m’arrêtai tout épouvanté. Je crois que mon guide crut que je croyais que tant de voix étaient celles d’ombres qui étaient cachées pour nous : « Eh bien ! dit-il, si tu romps quelques branches de cette forêt, tu verras ton erreur se dissiper. »

J’avançai la main, et je rompis un rameau d’un grand arbre. Le tronc cria sur le champ : « Pourquoi me déchires-tu ? » En même temps un sang noir coula le long de l’écorce, et le tronc recommença ainsi : « Pourquoi me blesses-tu ? n’as-tu aucun sentiment de pitié ? Nous fûmes des hommes, nous sommes aujourd’hui des troncs animés. Ta main devrait encore nous respecter, quand même nos âmes eussent été celles de vils reptiles. » De même qu’un rameau vert présenté à la flamme fait entendre, par le côté opposé, le bruit de l’air qui s’en dégage, de même, de ce tronc sortaient à la fois du sang et des paroles, et, dans un mouvement de crainte, je laissai tomber la branche que j’avais rompue. Mon sage guide dit alors : « Ô âme justement offensée ! si celui-ci avait pu croire ce qu’il a cependant lu dans mes vers, il n’eût pas porté la main sur tes rameaux ; mais il n’aurait pas cru ce qu’il a vu, si je ne lui avais conseillé de fair ce que maintenant je me reproche à moi-même. Et toi, dis-lui qui tu es : pour te consoler, il parlera de toi dans le monde, où il lui est permis de retourner. » Le tronc répondit : « Tu m’interroges avec de si douces paroles, que je ne puis me taire ; et vous deux, daignez donc permettre que je m’entretienne quelque temps avec vous. Je suis celui qui posséda les deux clefs du cœur de Frédéric : je les tournai si doucement, en ouvrant et en fermant, que j’éloignai tous les hommes de ses secrets. Je fus fidèle dans mon glorieux emploi ; je lui consacrai ma foi et même mon existence. La vile courtisane, ce vice et cette peste ordinaire des cours, qui ne cessa de fixer ses yeux vindicatifs sur le palais de César, enflamma tous les esprits contre moi ; et leur colère alluma tellement celle d’Auguste, que des jours de gloire se changèrent bientôt en des jours de deuil. Mon esprit, qui avait

Le tronc souffla fortement, et son souffle produisit ces paroles…
(L’Enfer, chant xiii, page 49.)


toujours été irréprochable, me rendit injuste envers moi-même. Je crus, dans mes dédains, que la mort mettrait fin à mes disgrâces. Au nom des racines récentes de cet arbre, je vous jure que jamais je ne manquai de foi à mon maître, qui était un si vertueux souverain. Si l’un de vous retourne au monde, qu’il daigne donc rendre quelque honneur à ma mémoire, qui souffre encore des coups que lui a portés l’envie. »

Le poète attendit un moment pour savoir si le tronc parlerait encore, et me dit : « Ne perdons pas de temps ; interroge-le, si tu veux entendre de sa bouche quelque autre révélation. » Je répondis au poète : « Demande-lui toi-même ce qui peut m’intéresser. Je ne pourrais lui adresser de nouvelles questions, tant mon cœur est brisé par la pitié. »

Le Mantouan recommença en ces termes : « Que mon compagnon fasse avec empressement ce que tu désires, ombre emprisonnée sous ce tronc ! mais dis-nous comment l’âme entre dans ces nœuds ; et, s’il est possible, dis-nous également si jamais quelque esprit se dégage d’un semblable corps. » Le tronc souffla fortement, et son souffle produisit ces paroles : « En peu de temps vous aurez entendu ma réponse. Quand une âme féroce sort du corps dont elle se sépare volontairement, Minos la précipite au septième cercle ; elle tombe alors dans la forêt ; là où le sort la jette, elle germe comme une semence ; elle s’élève d’abord en plante, ensuite en arbre. Les harpies, se nourrissant de ses feuilles, excitent en elle une douleur aiguë, et provoquent des cris lamentables qui s’échappent par ses blessures. Comme les autres âmes, nous serons appelées pour recueillir nos dépouilles, mais sans obtenir de nous en revêtir une autre fois. Il n’est pas juste que l’homme reprenne ce qu’il s’est ravi à lui-même. Nous en traînerons ici les lambeaux ; et nos corps, exilés dans la forêt ténébreuse, retourneront se suspendre aux rameaux de l’arbre, demeure éternelle de notre âme tourmentée. »

Nous écoutions encore, croyant que le corps allait continuer de parler, lorsque nous fûmes distraits par un bruit semblable à celui qui attire l’attention du chasseur, quand, au milieu du frémissement de l’air et des feuilles, il entend venir à lui le sanglier et les chiens qui le poursuivent. Nous vîmes, sur la gauche, deux infortunés nus et déchirés, fuyant à travers la forêt dont ils rompaient tous les jeunes branchages. Celui qui était devant, criait : « Ô mort ! accours, accours à mon aide. » L’autre, qui gémissait de ne pas fuir assez vite, criait : « Ô Lano ! ta course n’était pas si légère au combat de la Pieve del Toppo. » Ensuite, sans doute hors d’haleine, et ne pouvant fuir davantage, il se retrancha dans un buisson épais. Derrière eux, la forêt se remplissait de chiennes affamées et lancées comme des lévriers qu’on a récemment déchaînés : elles s’acharnèrent sur le coupable qui s’était arrêté, le déchirèrent à pleines dents, ainsi que le buisson, et emportèrent dans le bois ses membres palpitants.

Mon guide me prit par la main : il me mena vers le buisson ensanglanté qui avait si mal protégé l’ombre criminelle, et qui poussait des cris, en faisant entendre ces mots : « Jacques de Saint-André, à quoi t’a-t-il servi de me demander un refuge ? moi, qu’ai-je de commun avec tes crimes ? » Mon maître s’arrêta près du buisson, et lui parla ainsi : « Qui étais-tu, toi qui, déchiré par tant de blessures, souffles avec des mots de sang ces paroles si douloureuses ? » Le buisson répondit : « Âmes qui êtes venues voir le ravage cruel de mes rameaux, rassemblez-les au pied de ce tronc malheureux. Je suis né dans cette ville qui rejeta son premier maître pour offrir son culte au Précurseur : aussi ce maître qu’elle a méprisé emploiera-t-il son arme terrible à la persécuter. Si un débris de la statue de ce protecteur ne reposait pas encore sur la rive de l’Arno, les citoyens qui relevèrent cette cité des ruines sous lesquelles Attila l’avait ensevelie, se seraient inutilement livrés à cette glorieuse entreprise. Je suis ici, parce que j’ai fait pour moi-même un gibet de ma propre maison. »