La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XV

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 55-57).
… Et nous rencontrâmes une foule d’âmes qui marchaient à nous… (P. 56.)


CHANT QUINZIÈME



N ous marchions le long de ce fleuve terrible sur ses bords construits en pierre. La vapeur qui s’en élevait garantissait l’eau et ses rives d’une trop forte action de la pluie de flammes. De même que les Flamands, entre Cadsandt et Bruges, craignant l’effort de la tempête, s’élèvent des digues qui repoussent l’Océan ; de même que les Padouans, sur les bords de la Brenta, avant le temps où Chiarentana ressent l’ardente influence du soleil, défendent leurs villes et leurs châteaux par des travaux hardis : de même l’architecte sublime de cette enceinte avait fait construire, dans les proportions convenables, par ceux à qui il avait daigné en commettre le soin, les digues sur le bord desquelles nous avancions.

Nous étions éloignés de la forêt, que je n’aurais pu revoir du point que j’occupais alors, à moins que je n’eusse regardé en arrière, et nous rencontrâmes une foule d’âmes qui marchaient à nous en côtoyant le fleuve : elles nous regardaient, ainsi qu’on regarde, le soir, les objets peu éclairés, baissant leurs paupières, comme fait un tailleur affaibli par les ans, pour enfiler son aiguille. Je fus reconnu par un de cette famille qui, saisissant le pan de ma robe, s’écria : « Quelle merveille ! » À peine m’eut-il tendu les bras que je fixai les yeux sur ses traits noircis ; et, malgré la difformité de son visage brûlé par les tourments, je le reconnus à mon tour. Je m’inclinai vers lui, et je dis : « Quoi ! vous êtes ici, Ser Brunetto ! » Il me répondit : « Ô mon fils ! permets que Brunetto Latini revienne sur ses pas un moment avec toi, et qu’il abandonne quelque temps les autres âmes. » Je repris ainsi : « Je vous en conjure moi-même, autant que je le puis, parlez avec moi ; voulez-vous que je m’asseye auprès de vous ? je le ferai, s’il plaît à celui-ci, car je vais avec lui. — Ô mon fils, repartit Brunetto, pour peu qu’une de ces âmes s’arrête un instant, elle est condamnée à rester, cent années, immobile sous cette pluie de flammes. Avance donc, je marcherai près de toi, et je rejoindrai ensuite ma bande qui, comme moi, pleure éternellement. » Je n’osais quitter le bord, pour m’avancer de front avec lui ; aussi je marchais dans l’attitude soumise du respect. Brunetto continua ainsi : « Quel sort ou quel destin te conduit en ces lieux avant l’heure marquée ? Quel est celui-ci qui te montre le chemin ? » Je répondis : « Là-haut, sur cette terre de sérénité, je me suis égaré dans une vallée, avant d’être parvenu au milieu du chemin de la vie. Hier matin, j’ai cherché à en sortir : celui que vous voyez près de moi m’est apparu, lorsque je faisais tous mes efforts pour retrouver le chemin, et il me ramène dans le monde par cette voie ténébreuse. » Brunetto reprit : « Si tu n’es pas abandonné par l’heureuse influence de son étoile, tu arriveras au port de tes espérances : tel est le sage calcul que j’ai fait là-haut, où l’on ne connaît pas les tourments qui ne doivent plus finir. Si je ne fusse pas mort pour l’éternité, moi qui ai vu le ciel si favorable à tes désirs, je t’aurais donné des encouragements. Ce peuple méchant et ingrat, qui est descendu autrefois de Fiésole, et qui conserve encore la dureté et de l’âpreté de ses montagnes, te déclarera une guerre cruelle, parce que tu seras vertueux. Il est juste que la figue savoureuse ne porte pas ses fruits parmi les épines sauvages. Une ancienne tradition dit que ce peuple est aveugle : c’est une race avare, envieuse et superbe. Évite de te salir de leurs impuretés. Ta fortune te réserve tant d’honneur, que les deux partis auront faim de ton retour ; mais cette faim appellera toujours en vain la pâture. Que ces bêtes de Fiésole se dévorent entre elles, et ne détruisent pas la plante, si quelqu’une peut croître innocemment au milieu de leur fumier empoisonné, surtout si, dans cette plante, on voit revivre l’antique semence de ces Romains qui ne s’éloignèrent pas, quand on éleva ce nid de malice et de perversité ! — Si Dieu exauçait mes prières, dis-je à Brunetto, vous ne seriez pas banni du séjour de la vie ; je garde un touchant souvenir de cette voix chère et paternelle qui m’enseignait comment l’homme s’immortalise (ce souvenir brise mon cœur en ce moment), et il faut que, pendant que je vis encore, on m’entende vanter vos bienfaits. Je me rappellerai ce que vous me dites de mes destinées ; et si j’arrive jusqu’à une femme céleste qui les connaît, je l’entretiendrai de votre prédiction et d’une autre que je viens d’entendre. Sachez en même temps que ma conscience ne me fait aucun reproche, et que je suis prêt à supporter tous les coups du sort. Cette prédiction n’est pas nouvelle pour moi : ainsi, que la fortune agite sa roue, et que le villageois remue sa bèche, comme il leur plaira ! »

Virgile alors, se tournant à droite, me dit : « Il a bien écouté celui qui prend note. » Je continuai de marcher près de Brunetto, et je lui demandai qui étaient ses compagnons les plus connus et les plus distingués ; il répondit : « Quelques-uns méritent d’être nommés ; il sera mieux de ne pas parler des autres ; je n’en aurais pas le temps. Tous ont été, ou des clercs, ou des littérateurs renommés, et d’un haut talent : ils se rendirent coupables d’un même vice. Priscien et François Accurse sont au nombre de cette foule infortunée, et si tu avais eu le désir de repaître tes yeux d’un si hideux spectacle, tu aurais pu voir celui que le serviteur des serviteurs de Dieu envoya des bords de l’Arno à ceux de Bacchiglione, où il laissa les nerfs qu’il avait perversement tendus. Je pourrais te montrer d’autres coupables, mais je ne dois ni te parler, ni te suivre davantage. Je vois déjà s’élever, dans les sables, une nouvelle vapeur. Voilà des âmes au milieu desquelles je ne puis me trouver ; je me borne à te recommander mon Trésor, je vis encore dans cet ouvrage. » Alors il se retourna, et courut avec la légèreté de ceux qui, dans la campagne à Vérone, se disputent le palio vert, et il paraissait bien le coureur qui gagne et non pas celui qui perd.