La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XVI

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 58-61).
… Lorsqu’elles furent arrivées près de nous, toutes trois tournèrent
en cercle (P. 59.)


CHANT SEIZIÈME




N ous entendions déjà résonner confusément le bruit de l’eau qui se précipite en cascades dans la huitième enceinte ; ce bruit était semblable au bourdonnement des abeilles autour de la ruche. Alors trois ombres quittèrent une foule qui passait sous la pluie de feu, et vinrent à nous, en criant : « Arrête, toi qui, à ton vêtement, parais être un des citoyens de notre coupable patrie. » Hélas ! que de plaies cicatrisées et récentes offraient leurs corps brûlés par les flammes ! le souvenir que j’en ai conservé excite encore ma compassion. Mon guide prêta l’oreille à leurs cris, se tourna vers moi, et me dit : « Suspends ta marche : il faut leur témoigner quelques égards ; d’ailleurs, si la violence des flammes ne ravageait pas ce lieu, la célérité te conviendrait plus à toi qu’à ces ombres. » Quand elles nous virent arrêtés, elles recommencèrent leurs premiers cris ; et lorsqu’elles furent arrivées vers nous, toutes trois tournèrent en cercle, sans prendre de repos.

Tels les gladiateurs nus et frottés d’huile, avant de commencer le combat, cherchent à découvrir leur avantage et le point par lequel ils commenceront l’attaque : telles les ombres, en tournant, tenaient sans cesse leurs yeux fixés sur moi, quoique le mouvement des pieds contrariât souvent cette attitude. L’une d’elles commença en ces termes : « Cette pluie de flammes et ce séjour ténébreux doivent nous vouer au mépris, et nous, et nos prières : qu’au moins le nom que nous avons laissé sur la terre te dispose à nous dire qui tu es, toi vivant, qui a obtenu de marcher ici d’un pas assuré.

Celui-ci, dont tu vois que je suis les traces, maintenant nu et dépouillé, eut un rang plus élevé que tu ne penses ; il fut le petit-fils de la vertueuse Gualdrada ; il s’appela Guido-Guerra, et, dans la vie, il se distingua par sa prudence et sa bravoure.

Cet autre, qui foule après moi ce sable enflammé, est Tegghiajo Aldobrandi, dont, là-haut, on devrait suivre les sages avis. Et moi qui partage leurs tourments, je fus Jacques Rusticucci : ma cruelle épouse fut la première cause de mes crimes. » Si je n’avais redouté les atteintes du feu, je me serais jeté dans le fleuve, auprès de ces ombres gémissantes, et je crois que mon guide l’eût permis ; mais la crainte de la flamme vengeresse désarma mon courage, et m’empêcha de m’abandonner au désir que j’éprouvais de les serrer dans mes bras. Je parlai ainsi : « Aussitôt que mon maître m’eut dit qu’il venait à nous des ombres telles que vous, votre sort malheureux excita en moi de la compassion, et non du mépris ; longtemps vos souffrances seront gravées dans ma mémoire : la même terre nous a vus naître ; j’ai toujours entendu parler de vous avec affection, et j’ai porté dans mon cœur vos nobles exemples et vos noms honorables. Je traverse ce lieu d’amertume, et je vais au jardin de la béatitude, cueillir les doux fruits qui me sont promis par mon guide sincère ; mais auparavant il faut que je visite le dernier réduit de cet empire. »

L’ombre qui avait déjà parlé répondit : « Puisses-tu parcourir une longue vie ! puisse ta renommée te survivre ! Mais, dis-nous, la courtoisie et la valeur habitent-elles notre ville comme autrefois, ou en sont-elles tout à fait bannies ? Guillaume Borsière, depuis peu de temps descendu parmi nous, et qui pleure plus loin, avec nos compagnons, nous afflige par ses récits douloureux. » Je criai alors, en élevant la tête : « Les nouvelles familles, les fortunes subites, ont engendré en toi, ô Florence, l’orgueil et tous les excès dont tu gémis chaque jour. » Les trois esprits qui entendirent cette réponse s’entre-regardaient, comme on se regarde l’un l’autre quand on entend une vérité qui frappe l’attention. Tous trois répondaient : « Que tu es heureux, si, lorsque tu veux satisfaire aux demandes des autres, tu peux toujours t’exprimer avec tant de liberté et de franchise, sans courir aucun danger ! Écoute notre prière : si tu revois la splendeur des étoiles, après être sorti de ce sombre empire, et si tu peux t’écrier, je l’ai parcouru, daigne rappeler notre nom sur la terre. » Les âmes alors, rompant leur ronde, fuirent comme emportées par des ailes rapides : et, en moins de temps qu’il n’en eût fallu pour dire un amen elles avaient disparu.

Mon maître recommençait à marcher. Je le suivais, et nous avions à peine fait quelques pas, que le bruit des eaux dont nous approchions nous empêcha de nous entendre.

Semblables à ce fleuve qui tombe de Monviso, à la gauche des Apennins, sur un lit qu’il s’est creusé lui-même, et qui, appelé Aquacheta, avant de pénétrer dans la vallée, perd ce nom près de Forli, et s’élance en une seule masse à San Benedetto, où il devrait trouver réunis plus de mille habitants, ces eaux rugissantes faisaient retentir une roche inaccessible, d’un fracas assourdissant.

Mes reins étaient ceints d’une corde, avec laquelle j’avais espéré pouvoir garrotter la panthère à la peau tachetée ; je me dépouillai de cette ceinture, et après l’avoir repliée sur elle-même, je la donnai à mon guide, qui me l’avait demandée. Il se tourna à droite, et la fit descendre dans le gouffre ténébreux.

Je disais en moi-même, en voyant mon maître suivre des yeux la corde qui se déroulait : « Nécessairement quelque événement nouveau va nous répondre. »

Que les hommes doivent être prudents auprès de ceux qui non-seulement voient leurs actions, mais qui pénètrent encore leurs pensées ? Mon guide me dit : « Au moment même, viendra ce que j’attends et ce que ta pensée voit comme en songe. »

Le mortel doit toujours, autant qu’il peut, refuser de répéter une vérité qui paraît une imposture, il s’expose à se couvrir de confusion, sans être cependant coupable. Mais ici, je ne puis me taire, lecteur ; je te jure par les vers de cette comédie, moi qui dois désirer qu’ils obtiennent quelque gloire, je vis s’avancer, à travers l’air épais et obscur, un monstre qui aurait porté l’effroi dans les cœurs les plus intrépides : il approchait semblable au matelot qui, pour arracher l’ancre enfoncée dans un écueil caché sous la mer, allonge ses bras péniblement tendus et se rattrape des pieds.