La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XVII

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 62-65).
… Et aussitôt que je fus placé, il dit : « Géryon, tu peux partir »… (P. 64.)


CHANT DIX-SEPTIÈME



M on guide commençait à me parler ainsi : « Voilà le monstre à la queue acérée, qui perça les montagnes, qui rompt les murailles, et qui brise les armes les plus dures, voilà le monstre qui pourrit le monde entier. » En même temps il lui fit signe d’approcher des bords pierres de l’abîme. Alors cette image dégoûtante de la fraude avança la tête et le torse, en laissant sa queue en arrière. Sa figure était celle d’un homme juste ; la peau de son visage était douce ; le reste de son corps se terminait en serpent. Le monstre était armé de deux griffes velues ; des nœuds tachetés couvraient son dos, sa poitrine et ses flancs : la couleur de ces nœuds surpassait en éclat celle des ouvrages d’Arachné, et des étoffes séparées par les Turcs et les Tartares. De même qu’on voit sur le rivage un esquif à moitié baigné par les flots, là où le castor s’exerce à faire sa guerre accoutumée, le long des bords habités par les Germains gloutons, de même nous voyions la bête cruelle qui s’était abattue sur la rive de pierre dont est entouré le champ de l’arène brûlante.

La queue s’agitait dans l’air, en repliant la pointe fourchue qui, comme dans le hideux scorpion, en armait l’extrémité. Mon guide me dit : « Il faut que nous allions vers le point où cette bête maudite est venue se poser. »

Nous descendîmes donc à droite, en nous détournant de quelques pas, pour éviter le sable ardent ; et, quand nous fûmes arrivés au but marqué par mon maître, nous aperçûmes une grande quantité d’ombres sur le bord que nous venions d’atteindre. « Afin que tu connaissses exactement ce cercle, me dit mon guide, approche-toi d’elles, et vois quel est leur sort : mais que tes entretiens ne soient pas trop longs. Pendant que tu seras dans leur compagnie, je prierai ce monstre de nous recevoir sur ses fortes épaules. »

Je m’avançai dons sur le bord du septième cercle, où gisaient ces races dévorées par la douleur qui s’élançait de leurs yeux : elles cherchaient, avec le secours de leurs mains, à écarter les flammes ou les vapeurs. C’est ainsi que, dans les chaleurs de l’été, les chiens impatients se défendent, ou du pied ou du museau, contre les puces, les mouches et les taons qui les déchirent.

Je regardai plusieurs de ces ombres que le feu tourmente. Je ne reconnus pas leurs traits ; mais j’observai que plusieurs d’elles portaient suspendue au cou une bourse marquée de certaines couleurs, et dont il semblait que leur regard aimait à se repaître. En les considérant attentivement, je distinguai sur la poitrine de la première de ces ombres une bourse jaune, qui laissait apercevoir un lion d’azur.

Plus loin, je vis, sur une autre bourse d’une couleur pourprée, une oie plus blanche que le lait. Une âme qui présentait une grosse truie d’azur sur une bourse blanche, me dit : « Que fais-tu donc dans cette fosse ? Retire-toi, et puisque tu es encore vivant, rapporte sur la terre que Vitaliano, qui habite près de mon palais, doit s’asseoir ici à ma gauche : Padoue est ma patrie ; mais ces Florentins qui m’environnent, crient souvent : « Qu’il vienne donc ce Chevalier souverain qui apportera ici une bourse ornée de trois becs ! » En parlant ainsi, l’ombre tordit sa bouche, et elle avança la langue comme un bœuf qui lèche ses naseaux.

Craignant qu’un plus long retard ne déplût au Sage qui m’avait permis de le quitter, j’abandonnai ces âmes maudites. Mon guide, qui était déjà placé sur le dos du redoutable animal, me cria : « Il faut que tu montres de la force et de l’audace ; on ne descend ici que par de semblables escaliers. Monte devant moi, je veillerai à ce que la queue ne puisse te blesser. » En écoutant ces paroles, je devins tel que celui qui, attendant les accès de la fièvre, sent un froid mortel s’insinuer dans ses veines, et demeure tout tremblant à l’aspect même éloigné d’un lieu humide. Mais les menaces que je craignais d’entendre de la bouche de Virgile pénétrèrent mon âme de cette confusion que les reproches d’un bon maître font éprouver à un serviteur fidèle : je m’assis donc sur cette croupe effroyable. Je voulus dire : « Ô mon guide ! serre-moi dans tes bras ; » mais je ne pus articuler ces paroles. Celui qui m’avait déjà secouru si puissamment dans un péril imminent, me soutint d’un bras ferme et vigoureux ; et aussitôt que je me fus placé, il dit : « Géryon, tu peux partir ; fais un large circuit pour descendre ; pense au nouveau fardeau qui t’est confié. » Géryon recula, comme la barque peu à peu recule, et se dégage des bords, en voguant en arrière ; et, quand il se sentit libre, il se retourna, étendit sa queue, ainsi que l’anguille qui finit sous la main, et ramena vers lui l’air déplacé par ses griffes aiguës.

Lorsque je me vis ainsi suspendu, et que je n’eus plus sous les yeux d’autre objet que le monstre, je fus plus épouvanté que le téméraire Phaéton, quand, abandonnant les rênes du char céleste, il laissa dans le ciel les traces de destruction que nous y voyons encore ; ou plus effrayé que le malheureux Icare, lorsqu’il sentit la cire s’échauffer, ses flancs se déplumer, et que son père lui criait : « Tu prends le mauvais chemin ! »

Ma peur fut semblable quand je ne vis plus que l’air et la bête ; elle continuait de descendre lentement, lentement ; s’abaissait en tournant, sans que je m’aperçusse du trajet autrement que par le vent qui sifflait autour de moi et sur ma tête. À droite, les eaux se précipitaient dans le gouffre avec un bruit horrible.

J’osai un moment porter en bas mes regards ; mais le précipice me glaça d’effroi. Je vis bientôt de nouveaux feux et j’entendis d’autres plaintes ; je me ramassais, en tremblant sur moi-même : je connus alors que je m’étais rapproché d’un lieu où des tourments plus affreux commençaient à m’environner.

Un faucon qui, après s’être élancé avec légèreté, a longtemps parcouru les plaines de l’air, sans être rappelé et sans avoir vu aucune proie, fatigué de sa course pénible, et bientôt intimidé par le fauconnier sévère qui lui crie : « Comment, tu reviens ! » descend en tournoyant, et s’abat, plein de colère et de dépit, loin de son maître ; ainsi Géryon nous amena au pied de la roche ruinée, et, après nous avoir déposés à terre, s’éloigna comme la flèche que la corde vient de lancer.