La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XXIV

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 89-92).
Lorsque nous arrivâmes au pont rompu, mon guide se tourna vers moi… (P. 90.)


CHANT VINGT-QUATRIÈME



D ans la partie de l’année encore jeune, où le soleil, sous le signe du Verseau, commence à réchauffer ses rayons, et les jours vont conquérir la longueur de temps que les nuits leur avaient enlevée ; lorsque le givre imite, au milieu de nos champs, dans sa durée incertaine, la couleur de la neige, sa blanche sœur, le villageois qui n’a pas de nourriture à donner à ses bestiaux, se lève, sort, trouve la campagne argentée par la gelée, et, se frappant lui-même, dans son dépit, retourne à sa maison, se livre à des plaintes douloureuses, comme l’infortuné qui ne sait pas ce qu’il faut faire ; puis il renaît bientôt à l’espérance, en voyant la face du monde ranimée en un instant ; enfin, il prend sa houlette, et chasse devant lui, au dehors, ses troupeaux affamés : ainsi je m’affligeai, quand je vis le front du maître se troubler ; mais je connus bientôt qu’un remède salutaire avait promptement guéri un mal passager.

Lorsque nous arrivâmes au pont rompu, mon guide se tourna vers moi, de cet air bienveillant avec lequel il m’avait souri au pied de la montagne. Il réfléchit un moment ; ensuite, après avoir bien considéré le monceau de ruines, il me prit dans ses bras : et, semblable à l’ouvrier qui, de ses mains achevant un ouvrage, en prépare un nouveau dans sa pensée, le poète, en m’élevant sur la cime d’un rocher, en cherchait des yeux un autre aussi favorable, et me disait : « Attache-toi fortement à ce débris, mais auparavant assure-toi de sa solidité. » Ce chemin n’était pas une route à suivre pour des hommes couverts de chapes de plomb, puisque Virgile, ombre légère, et moi qu’il soutenait, nous pouvions à peine gravir ces décombres ; et si de ce côté la voie n’eût été très-courte, je ne sais ce qu’aurait éprouvé mon guide, mais moi, assurément, j’eusse été vaincu par la fatigue. Comme Malébolge s’abaisse toujours en pente en se rapprochant du puits, on marche sans cesse, dans des vallées, entre les roches qui s’élèvent et les profondeurs de l’abîme. Nous atteignîmes le bord où se terminent les ruines. J’étais si hors d’haleine en arrivant, que je fus obligé de m’asseoir un moment. « Maintenant, dit mon maître, il faut que tu déparesses. Quand on reste couché sur la plume ou sur le duvet, on n’acquiert pas de renommée ; et, sans la renommée, la vie de l’homme laisse une trace semblable à celle de la fumée dans l’air et de l’écume sur l’onde. Lève-toi, repousse la fatigue à l’aide de ton esprit, qui triomphera toujours, s’il ne se laisse pas abrutir par la lourdeur du corps. Tu as une plus longue échelle à monter ; il ne suffit pas d’avoir vu cet empire : si tu m’entends, que ta destinée future te serve d’aiguillon. » Je me levai alors, en me montrant plus disposé à tout braver, que je ne l’étais en effet, et je répondis : « Va, je suis courageux et entreprenant ! » Nous avançâmes sur le pont qui était étroit, rude, difficile, plus rapide que celui qui précédait. Je parlais en marchant pour ne pas paraître pusillanime, lorsqu’une voix, qui partait de la septième vallée, articula des sons entrecoupés. Je ne pus entendre ce qu’elle disait, quoique je fusse sur la partie la plus élevée du pont qui conduit à cette enceinte. L’esprit dont la voix frappait mes oreilles semblait enflammé de colère. Je m’étais baissé en vain : mes yeux, qui n’étaient

Au milieu de cette confusion innombrable de reptiles, couraient des âmes nues et épouvantées…
(L’Enfer, chant xxiv, page 91.)


que ceux d’un homme vivant, ne pouvaient pénétrer à travers l’obscurité. Je dis à mon maître : « Allons à l’autre bord, et descendons le pont : d’ici j’entends et je ne comprends pas ; je vois et je ne distingue pas. — Pour toute réponse, reprit-il, je t’accorderai ce que tu désires. Il faut obéir en silence à une demande sage et discrète. »

Nous descendîmes le pont du côté où il va joindre la huitième vallée, et je vis son étendue tout entière. J’y aperçus une si grande quantité de serpents de toute espèce, que le souvenir de ce spectacle me glace d’épouvante.

Que la Libye et ses sables, que l’Éthiopie et les bords de la mer Rouge ne vantent plus leurs scorpions, leurs aspics, leurs cérastes, leurs hydres, leurs amphisbènes, ni toutes les pestilences qui y sont engendrées. Au milieu de cette confusion innombrable de reptiles, couraient des âmes nues et épouvantées, sans espérer un refuge ni le secours de l’héliotrope. Leurs mains étaient liées avec des serpents, qui, pour mieux les assujettir, enfonçaient leur queue et leur tête dans le flanc des coupables, et semblaient ne plus former qu’un corps avec eux. Tout à coup un de ces serpents piqua au cou un de ces infortunés, qui, en aussi peu de temps que la main figure un i ou un o, s’enflamma, se consuma et tomba réduit en cendres. Mais à peine fut-il consumé, que les cendres se rapprochèrent d’elles-mêmes sur le sol, et que le coupable redevint subitement ce qu’il était auparavant. C’est ainsi que de sages écrivains nous représentent mourant après cinq siècles, et renaissant de sa cendre, le phénix, qui ne s’est nourri ni d’herbes ni de plantes, mais de l’amomum et des pleurs de l’encens, et qui termine sa vie sur un lit embaumé de nard et de myrrhe odorante.

Le damné restait debout devant nous, tel que cet homme que l’on a vu succomber aux effets d’une constriction subite qui intercepte le cours des esprits vitaux, ou à la violence des démons dont la fureur l’entraîne, et qui s’est relevé ensuite de l’angoisse cruelle qu’il vient d’éprouver, jetant çà et là des regards hébétés, et poussant de profonds soupirs. Ô sévère justice de Dieu ! ta vengeance se signale donc par de tels coups ! Mon guide demanda au coupable qui il était. Il répondit : « Il y a peu de temps que je suis tombé, de Toscane, dans cette région d’effroi. Mulet obstiné que je fus, je préférai à la vie des hommes celle des brutes. Je suis Vanni Fucci, une bête. Pistoie me fut une digne tanière. — Prie-le, dis-je à mon maître, de s’arrêter ; demande-lui quelle est la faute qui l’a précipité dans cette vallée : je l’ai vu homme de colère et de sang. » Le pécheur, qui m’entendit, ne s’offensa pas ; mais il éleva vers moi son visage couvert de honte, et dit : « Je suis plus affligé de ce que tu me surprends dans cette misère, que je ne l’ai été en perdant la vie. Cependant je ne puis te refuser ce que tu me demandes. J’ai mérité d’être ici, parce que j’ai dérobé les vases sacrés dans l’église, et que j’ai fait soupçonner faussement un autre de ce crime. Pour que tu ne jouisses pas trop de m’avoir vu dans cet état déplorable, si jamais il t’est permis de sortir de ces ténèbres, écoute ma prédiction : Pistoie se purgera des citoyens du parti des Noirs ; ensuite Florence changera ses mœurs et son gouvernement : des vallées de la Magra, Mars soulève des vapeurs qui, formant des nuages épais et une tempête tumultueuse, livreront un affreux combat dans les champs de Picène, et là il écrasera le parti des Blancs, qui doit être anéanti. Je ne t’ai parlé ainsi que pour te contrister par une violente douleur. »