La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XXV

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 93-96).
Sur ses épaules était placé un dragon qui, les ailes étendues,
vomissait des flammes… (P. 94.)



CHANT VINGT-CINQUIÈME



L e voleur cessa de parler ; puis élevant les deux mains, et de chacune d’elles faisant la figue, il cria : « C’est à toi, Dieu… c’est toi que je brave ! » Mais alors un serpent (et depuis ce temps cette race m’est chère) s’attachait à son cou, en l’entrelaçant, comme s’il lui avait dit : « Je ne veux pas que tu parles davantage. » Un autre, étreignant les bras du coupable, l’enveloppa tellement dans ses anneaux repliés, qu’il ne pouvait exécuter aucun mouvement.

Pistoie, Pistoie, que ne te réduis-tu en cendres toi-même jusque dans tes fondations, puisque tes enfants apprennent chaque jour à devenir plus scélérats !

Dans tous les cercles obscurs de l’Enfer, je n’avais pas vu un esprit si orgueilleux ; pas même celui qui tomba sous les murs de Thèbes. Le coupable, ainsi assiégé par les serpents, ne put proférer une autre parole, et prit la fuite. Je vis alors un centaure accourir plein de rage en criant : « Où est-il, où est-il, cet obstiné ? » Les Maremmes ne sont pas habitées par autant de couleuvres que ce centaure en portait sur sa croupe, jusqu’à l’endroit où commence la nature humaine. Sur ses épaules était placé un dragon qui, les ailes étendues, vomissait des flammes contre quiconque l’approchait. Mon maître me dit : « Ce centaure est Cacus, qui souvent fit un lac de sang sous les rochers du mont Aventin. Cacus est séparé de ses frères, parce qu’il déroba frauduleusement le grand troupeau qui paissait près de sa caverne : il tomba sous la massue d’Hercule, qui mit un terme aux cruautés de ce monstre, et qui, dans sa vengeance, le frappa peut-être de cent coups dont il ne sentit que dix. »

Le maître parlait ainsi : mais le centaure avait disparu. À l’instant trois esprits s’approchèrent de nous ; nous ne les vîmes, mon guide et moi, que lorsqu’ils nous crièrent : « Qui êtes-vous ? » Cette question nous interrompit, et nous regardâmes ces ombres que je ne connaissais pas. Il arriva qu’une d’elles paraissant suivre son entretien, en nomma une autre, en disant : « Et Cianfa, qu’est-il devenu ? » Pour faire signe à mon guide de garder le silence, je mis le doigt sur la bouche. Maintenant, ô lecteur ! si tu as quelque répugnance à croire ce que je te dirai, comment en serais-je étonné ? je le crois à peine, moi qui l’ai vu de mes yeux. Je considérais les esprits : un serpent, dont trois pieds armaient chaque flanc, s’élance vers l’une des ombres et s’attache tout entier à son corps ; il lui serre la poitrine avec les pieds du milieu, saisit les bras, des pieds de devant, puis il lui fait une profonde morsure dans les deux joues ; ensuite il lui appuie les pieds de derrière sur les cuisses, et lui perce les côtes de sa queue qu’il ramène en replis tortueux sur les reins du damné. Jamais le lierre n’attacha aux branches de l’arbre ses filaments entortillés aussi étroitement que la bête immonde entrelaça ses membres autour de ceux du coupable. Les substances de l’homme et du serpent commencèrent à s’incorporer, à mêler leurs couleurs, et à se fondre l’une dans l’autre, comme si elles avaient été formées toutes deux d’une cire brûlante : l’homme ne se distinguait plus du serpent, de même que, devant un feu ardent, le papier reçoit une couleur rembrunie, qui n’est pas encore le noir, mais qui n’est plus la blancheur naturelle.

Les deux autres esprits regardaient, et chacun d’eux criait : « Ô Angelo, quel changement nous te voyons subir ! Tu n’es ni une seule substance ni deux substances distinctes. » Déjà les deux têtes n’en formaient plus qu’une ; deux faces s’y confondaient dans une seule où l’on entrevoyait les traces des deux figures ; les bras participaient encore des deux natures : les cuisses, les jambes, le ventre et le torse devinrent des membres hideux, que le regard des hommes n’a jamais observés. Alors toute forme primitive fut anéantie ; enfin cette image intervertie, qui ne composait aucun être, et qui en figurait deux, marchait devant nous d’un pas lent.

Comme le lézard, se glissant de buissons en buissons, dans les ardeurs de la canicule, traverse un chemin avec la rapidité de l’éclair, tel paraissait un petit serpent enflammé, livide et noir comme la semence du poivre, qui s’avançait vers les deux autres esprits. Le serpent piqua l’un d’eux à cette partie du corps qui nous transmet nos premiers aliments, ensuite tomba et resta étendu devant le coupable. L’ombre blessée ne se plaignit pas, et regarda le serpent sans rompre le silence : immobile, elle éprouvait des bâillements douloureux comme celui que la fièvre ou le sommeil accable. Le serpent et l’ombre continuèrent de se contempler réciproquement : la plaie de l’une et la bouche de l’autre exhalaient chacune une forte fumée, qui se rencontrait et se réunissait dans l’air.

Que Lucain taise le récit des souffrances de Sabellus et de Nasidius, et qu’il écoute ce que je vais décrire ! Qu’Ovide ne nous entretienne pas de Cadmus et d’Aréthuse ! je ne lui porte aucune envie, si, dans ses vers, ce poète change l’un en serpent et l’autre en fontaine. Jamais il ne fit voir deux natures métamorphosées en présence l’une de l’autre, tellement que leurs formes fussent prêtes incontinent à échanger mutuellement leur matière.

Par une funeste intelligence, l’homme et le serpent se répondirent ainsi : le serpent ouvrit sa queue en deux parties acérées ; le coupable blessé resserra ses pieds déjà fortement rapprochés l’un de l’autre. Les cuisses et les jambes de celui-ci se réunirent au point qu’elles ne formaient plus qu’une seule masse où l’on n’apercevait aucune jointure. Chez celui-là, la queue prenait la forme des pieds que l’homme voyait disparaître dans sa nature. La peau du premier s’amollissait, celle du second se couvrait d’écailles. Je vis les deux bras de l’homme rentrer dans les aisselles, et les deux pieds de devant du reptile, si courts qu’on les apercevait à peine, s’allonger à mesure que se raccourcissaient les bras du coupable. Les pieds de derrière du serpent, se tordant ensemble, devinrent cette partie que l’homme doit cacher, et que le damné voyait remplacer par deux pieds ramassés qui venaient d’y naître. La fumée que le serpent et l’homme exhalaient les couvrant alors d’une couleur naturelle et donnant à l’un une chevelure qu’elle enlevait à l’autre, le premier se dressa sur ses pieds, le second tomba pour ramper, et ils ne cessaient de fixer l’un sur l’autre leurs horribles regards. Le nouvel homme qui était debout ramena vers les tempes l’excédant de substance qui formait son visage, et de ses joues saillantes on vit sortir des oreilles. Ce qui ne prit pas en arrière un caractère déterminé vint figurer le nez, et donner aux lèvres la proportion convenable. Le nouveau serpent qui rampait, avançant sa hideuse figure, retira ses oreilles dans sa tête, comme les limaçons replient leurs cornes. La langue de celui-ci, qui lui permettait auparavant d’articuler des sons, se fendit en deux parties ; la langue de l’autre, entr’ouverte en fourches aiguës, se referma, et la fumée s’évanouit. L’âme devenue serpent prit la fuite dans la vallée en sifflant, l’autre articulant des paroles, et tournant son corps nouveau, cria, en crachant sur son compagnon : « Il faut bien que Buoso rampe autant de temps que moi dans l’abîme. »

C’est ainsi que je vis des âmes subir entre elles différentes métamorphoses dans le septième égout de Malébolge. Qu’on m’excuse en faveur de la nouveauté, si ma plume s’est quelque temps égarée. Quoique mes yeux fussent fatigués, et que mon esprit fût troublé, je pus reconnaître Puccio Sciancato, le seul des trois esprits venus les premiers, qui n’eût éprouvé aucun changement : l’autre était celui dont la mort, ô Gaville, te fit verser des larmes.