La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XIII

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 182-185).

Ce cercle retient les coupables qui ont commis le péché d’envie… (P. 183)

CHANT TREIZIÈME


N ous étions arrivés au sommet du sentier qui conduit au second cercle de la montagne où l’on se purifie des péchés : là, un autre cercle l’entoure, comme plus bas ; seulement il est d’une circonférence moins grande. On n’y voit ni reliefs ni sculptures au trait ; les bords et la voie sont unis, et la pierre offre une couleur livide. Mon maître disait : « Si nous attendons quelqu’un ici pour demander notre chemin, crains que nous ne tardions trop à nous décider sur la route qu’il faut suivre. » Alors il regarda fixement le soleil en se tournant à droite, et en ajoutant : « Ô douce lumière que je prends pour guide en entrant dans cette nouvelle enceinte, tu nous conduis sans nous égarer, tu réchauffes le monde, tu lui dispenses l’éclat de ta splendeur : tes rayons doivent me maintenir dans le sentier véritable, si quelque raison n’y met obstacle. »

Nous avions parcouru l’espace d’un mille avec une grande légèreté, tant notre volonté avait de force. Nous entendîmes, sans les voir, voler vers nous quelques-uns de ces esprits qui sont appelés au banquet de charité et d’amour. La première voix qui passa en volant dit : Ils n’ont pas de vin, et elle répéta ces paroles, après s’être éloignée. On l’entendait encore, quand une autre voix survint et passa promptement en criant : Je suis Oreste. — « Ô mon père, dis-je, quelles sont ces voix ? » Comme je parlais ainsi, une troisième dit : Aimez ceux qui vous ont fait du mal.

Mon bon maître reprit : « Ce cercle retient les coupables qui ont commis le péché d’envie. La charité agite les cordes du fouet qui les châtie. Le frein qui les gourmande retentit d’un son tout contraire. Tu l’entendras, je crois, avant d’arriver au degré où ce crime se pardonne. Mais porte ici tes yeux, et tu verras des âmes assises devant nous le long du rocher. » J’obéis, et j’aperçus en effet des ombres couvertes de manteaux de la même couleur que la pierre. À peine fûmes-nous un peu plus avancés, que j’entendis crier : « Marie, prie pour nous ; Michel, Pierre, et tous les Saints, priez pour nous. »

Je ne crois pas qu’il y ait sur la terre un homme assez dur pour n’être pas ému de compassion au spectacle qui s’offrit à mes yeux. Quand je fus arrivé près de ces âmes, dont tous les mouvements ne m’étaient plus dérobés, mes yeux se baignèrent de larmes. Ces ombres me paraissaient couvertes d’un vil cilice ; chacune d’elles appuyait sa tête sur les épaules de l’ombre voisine, et toutes se soutenaient contre le rocher ; tels les aveugles qui demandent du pain sont placés à la porte des maisons de pardon, en appuyant la tête l’un sur l’autre. Pour exciter la compassion, je vais m’expliquer autrement que par des paroles : je veux offrir au sens de la vue, qui comprend plus facilement, ces infortunés tels qu’ils étaient devant moi.

De même que les aveugles sont privés de la lumière du soleil, de même ces ombres sont privées de la lumière du ciel. Toutes ont les yeux cousus avec un fil de fer semblable à celui qui ferme les yeux de l’épervier sauvage, pour qu’il demeure tranquille. Il me semblait que c’était commettre un outrage de voir ainsi sans être vu ; aussi me tournai-je vers mon sage conseiller. Il devinait ce que je voulais lui apprendre sans parler ; il n’attendit pas ma demande et me dit : « Parle, mais que tes paroles soient brèves et sensées. »

Virgile était placé du côté où l’on peut tomber dans l’abîme, parce qu’aucune barrière n’en garantit. De l’autre côté se trouvaient les ombres à qui l’horrible couture de leurs yeux faisait souffrir d’affreuses douleurs, et dont les traits étaient baignés de larmes. Je me tournai vers ces âmes, et je dis : « Ô vous, ombres qui êtes assurées de voir un jour la lumière du ciel à laquelle votre désir aspire avec tant d’ardeur, que la grâce purifie les impuretés de votre conscience, et que le fleuve de vos pensées coule avec la pureté du cristal ; dites-moi, et vous me charmerez, y a-t-il parmi vous un Italien ? Si je le connais, peut-être pourrai-je lui être favorable. — Ô mon frère, chacune de nous habite une seule et véritable cité ; tu veux dire sans doute une âme qui ait accompli son pèlerinage en Italie. »

Telles furent les paroles que j’entendis prononcer plus loin ; aussi je fis quelques pas en avant. Entre autres je vis une ombre qui avait l’air d’attendre une réponse. Si l’on me demande comment je m’en aperçus, je dirai qu’elle tenait la tête élevée comme un aveugle à qui l’on parle. « Esprit, dis-je, qui te purifies ici pour devenir digne du ciel, si c’est toi qui m’as répondu, donne-moi à connaître ton nom ou le lieu de ta naissance. »

L’ombre reprit ; « Je fus Siennoise ; j’expie avec ces coupables ma vie criminelle, en pleurant celui que je désire si vivement. Je ne pus pas être sage, quoiqu’on m’appelât Sapia, et je me réjouis plus du malheur des autres que de mon propre bonheur. Pour que tu ne croies pas que je t’en impose, écoute combien je fus insensée. Lorsque je penchais déjà vers le déclin de mes jours, mes concitoyens étaient près de Colle, en présence de leurs ennemis, et je priai Dieu de leur envoyer ce qu’il voulait lui-même. Ils furent battus et jetés dans les pas amers de la fuite ; et en apprenant leur déroute, j’en conçus une telle joie, qu’élevant vers Dieu ma face téméraire, je criai : « Maintenant je ne te redoute plus. » J’imitai le merle qui se fie au premier beau temps. Sur la fin de ma vie, je voulus me mettre en paix avec Dieu, et je n’aurais pas obtenu même une place dans ce séjour, si Pierre Pettinagno, qui se dévoua tendrement en ma faveur, n’eut intercédé pour mes fautes dans ses saintes oraisons. Mais toi, qui es-tu, toi qui vas demandant ce que nous sommes, et qui, à ce que je crois, as les yeux ouverts et parles en respirant ? »

Je répondis : « Mes yeux seront cousus aussi dans ce lieu, mais pour peu de temps, car j’ai peu commis le péché de l’envie. Mon âme est plus tourmentée du supplice du premier cercle, et il me semble déjà que je suis écrasé du poids des amertumes de là-bas. — Mais, reprit l’ombre, qui t’a conduit parmi nous, toi qui espères retourner parmi les hommes ? — C’est, dis-je, celui qui m’accompagne et qui se tait. Moi, je suis vivant : mais apprends-moi, ô esprit élu ! si tu veux que je porte aussi pour toi mes pas sur la terre. — Ta venue est un événement si miraculeux, repartit l’âme, qu’elle prouve combien Dieu te chérit ; aide-moi donc de tes prières. Je te demande encore, au nom de ce que tu désires le plus au monde, que si jamais tu foules le territoire de la Toscane, tu prennes soin de ma mémoire auprès de mes proches. Tu les trouveras au milieu de cette nation vaine qui espère tant de la possession de Talamone, et qui y perdra plus de temps et de vœux qu’à trouver la Diana : mais les amiraux y perdront bien davantage. »