La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XIV

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 186-189).

Je répondis : « Au milieu de la Toscane coule un petit fleuve… (P. 187)

CHANT QUATORZIÈME


Q ui est celui qui fait le tour de notre montagne, avant que la mort l’ait dégagé des liens terrestres, et qui ouvre et ferme les yeux à volonté ? Je ne sais pas qui il est ; mais il n’est pas seul : prie-le de s’approcher, et accueille-le d’une manière si gracieuse, qu’il consente à te parler. »

C’est ainsi que des esprits appuyés l’un sur l’autre discouraient ensemble à ma droite ; ensuite ils levèrent la tête pour m’interroger. L’un d’eux s’exprima ainsi : « Ô âme qui es renfermée dans un corps, et qui vas droit au ciel, par charité console-nous, et apprends-moi d’où tu viens, et qui tu es. Nous sommes émerveillés de l’insigne faveur que tu reçois et qui n’exista jamais. » Je répondis : « Au milieu de la Toscane coule un petit fleuve qui naît dans la montagne de Falterona, et qu’un cours de la longueur de cent milles ne peut rassasier. C’est près de ce fleuve que j’ai reçu mon enveloppe mortelle. Vous dire qui je suis serait parler en vain ; la renommée n’a pas encore beaucoup fait retentir mon nom. »

L’ombre qui m’avait interrogé la première reprit : « Mais si je te comprends bien, tu veux parler de l’Arno. » Et l’autre repartit : « Pourquoi a-t-il caché le nom de ce fleuve ? On n’en use ainsi qu’en rappelant des choses qui font horreur. — Je ne sais, dit ensuite sa compagne, mais le nom de la vallée où coule ce fleuve est bien digne de sortir de la mémoire des hommes ; car dès sa source, là où la montagne dont a été détaché Peloro déverse des eaux si abondantes, jusqu’au point où ce fleuve vient réparer la perte de celles que, sur la mer, le soleil réduit en vapeurs qui doivent à leur tour former de nouveau les rivières, les habitants de ses bords fuient la vertu comme un serpent ennemi, ou par l’effet d’une situation désavantageuse, ou par l’empire d’une funeste habitude. Ceux qui rampent dans cette vallée perverse ont tellement changé leur caractère, qu’il semble que Circé les repaisse de mets souillés par ses maléfices. D’abord ce fleuve creuse son lit maigre à travers les toits de pourceaux hideux plus faits pour dévorer des glands que pour se nourrir des aliments des hommes. En continuant sa route, il trouve des roquets criards, plus hargneux que ne le comporte leur force ; aussi, dans son dédain, il leur tourne le museau et poursuit son cours. Plus elle s’agrandit, plus cette fosse maudite et ingrate rencontre des chiens qui se font loups. Après être descendue à travers des gorges profondes, elle trouve des renards si frauduleux qu’aucune ruse ne peut les tromper. Je ne cesserai pas de parler, quoique d’autres puissent m’entendre, et il sera utile à celui qui se dit d’un pays voisin de l’Arno de connaître ce qu’un esprit prophétique me fait annoncer. Je vois ton fils qui chasse ces loups sur la rive du fieuve cruel, et qui les met en fuite. Il vend leur chair toute vivante, ensuite il les tue comme de vieilles bêtes ; il arrache ainsi à beaucoup d’entre eux la vie, et à lui, l’honneur. Il sort, teint de sang, de la triste forêt, et il la laisse telle que d’ici à mille ans elle ne pourra reverdir. »

Comme la figure de celui à qui l’on prédit des malheurs prochains exprime bientôt le trouble, de quelque côté qu’il soupçonne le danger, de même le visage de l’autre âme qui écoutait se plongea dans l’affliction, après qu’elle eut entendu ces paroles. Les prophéties de l’une et la tristesse de l’autre me firent désirer de connaître leur nom, et je les priai instamment de me le dire.

L’esprit qui m’avait entretenu le premier parla ainsi : « Tu veux que je t’accorde ce que tu ne veux pas m’accorder toi-même. Mais puisque Dieu permet que sa grâce brille en toi, je ne serai pas avare d’une réponse. Apprends que je suis Guido del Duca : mon sang fut tellement brûlé par l’envie, que si j’eusse su qu’un homme avait eu lieu de se réjouir, on m’eût vu devenir pâle et livide. Voilà le fruit du grain coupable que j’ai semé. Ô hommes ! pourquoi vous attachez-vous à des biens qui nécessitent un empêchement de bonne intelligence ? Celui-ci est Rinieri, l’honneur et la gloire de la maison de Calboli, où personne ne s’est fait héritier de ses vertus. Entre le Pô et la montagne, la mer et le Reno, ses descendants sont non seulement dépourvus de tout ce qui est utile pour bien penser et bien vouloir, mais dans l’intérieur même, ils n’offrent qu’un amas de rejetons vénéneux qu’on ne pourrait extirper qu’avec effort. Où sont le bon Licio et Arrigo Manardi, Pierre Traversaro et Fuido de Carpigna ? Ô habitants de la Romagne redevenus sauvages, quand un forgeron planté à Bologne commence à pousser de profondes racines, au rang des premiers seigneurs ; quand un Bernardin di Fosco devient, à Faenza, d’une faible graminée un arbre superbe ! Ne t’étonne pas que je verse des larmes, ô Toscan, quand je rappelle Guido da Prata, Ugolin d’Azzo, qui vécut avec nous, Frédéric Tignoso et les siens, la famille Traversara, les Anastagi : ces deux races ont perdu leur antique valeur. Je pleure quand je pense à nos dames et à nos chevaliers qui s’illustraient par de nobles fatigues et de si bienfaisants loisirs. L’amour et la courtoisie remplissaient leurs cœurs de vertus, là où il n’y a plus que des âmes si dépravées. Ô Brettinoro, que n’accompagnes-tu dans leur fuite ta propre famille et tant de personnages honnêtes qui n’ont pas consenti à être coupables ? Bagnacavallo mérite des éloges pour ne plus produire d’autres enfants. Il faut reprocher à Castrocaro de donner le jour à des comtes aussi corrompus. Conio est encore plus criminel. Quand leur démon aura disparu, les Pagani pourront se reproduire, mais pas tellement que leur réputation soit sans tache. Ô Ugolin de Fantoli, ton nom n’a rien à redouter, puisqu’on n’attend aucun rejeton qui puisse la déshonorer ! Mais poursuis ta route, ô Toscan ; la décadence de notre pays m’a plongé dans une si vive douleur, que j’aime mieux maintenant pleurer que parler. »

Nous savions que ces âmes chéries nous entendaient marcher ; aussi, même en se taisant, elles nous assuraient que nous ne pouvions nous égarer. Mais dès que nous fûmes seuls après avoir continué d’avancer, une voix, imitant le bruit d’un éclair qui fend la nue, vint nous frapper en disant : « Quiconque me trouvera, doit me tuer ; » et elle prit la fuite avec la vélocité de la foudre qui éclate, si la nuée vient à se rompre.

À peine ce bruit eut-il cessé, que nous en entendîmes un autre qui retentit avec tant de fracas, qu’on l’eût pris pour une suite de coups de tonnerre. La voix criait : « Je suis Aglaure, qui suis devenue roche. » Alors je reculai pour me serrer contre le poète.

Déjà l’air était calme, et Virgile me dit : « Voilà le dur caveçon qui devrait contenir l’homme dans le devoir ; mais vous, vous dévorez l’appât et tirez à vous l’hameçon que présente l’antique ennemi, et le frein et les sages leçons vous sont peu profitables. Le ciel vous appelle et tourne autour de vous en vous montrant ses beautés éternelles mais votre œil ne regarde que la terre ; aussi êtes-vous châtiés par celui à qui rien n’est caché. »