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La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XVII

La bibliothèque libre.
Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 198-201).

Aussitôt… je fus trappé par l’éclat d’une lumière surnaturelle… (P. 199.)

CHANT DIX-SEPTIÈME


O lecteur, si jamais, dans les Alpes, tu as été surpris par un brouillard à travers lequel on ne pût pas distinguer les objets, plus que les taupes ne peuvent les reconnaître à travers la peau qui recouvre leurs yeux, rappelle-toi comment le rayon du soleil pénètre peu à peu les humides et noires vapeurs, quand elles commencent à se dissiper, et tu auras une faible idée de l’aspect que m’offrit cet astre qui allait disparaître.

C’est ainsi que, continuant de marcher sur la même ligne que mon fidèle guide, je sortis de cette fumée épaisse et retrouvai le soleil qui avait déjà disparu pour la partie inférieure de la montagne. Ô puissance de l’imagination, toi qui nous dépouilles de l’usage des sens, tellement, que souvent nous ne nous apercevons pas qu’on fait retentir autour de nous le bruit de mille trompettes, quelle force te représente l’objet que tu contemples, quand les sens ne t’en offrent pas l’image ! tu es l’effet d’une lumière qui se forme dans le ciel, ou naturellement, ou par la volonté de la divine providence, dont nous recevons cette faculté.

Je vis devant moi la femme que son impiété cruelle fit métamorphoser en cet oiseau qui se plaît le plus à faire entendre ses chants. Alors mon esprit fut tellement renfermé dans ce spectacle, qu’aucun objet ne put l’en distraire.

Ensuite s’offrit à mon imagination détachée des sens, le supplice de cet homme fier et dédaigneux qui mourut sur la croix : près de lui on voyait Assuérus, Esther son épouse, et le juste Mardochée, dont les paroles et les actions furent si magnanimes.

Quand cette image se fut dissipée, comme la bulle légère qui est privée de l’eau, son aliment, j’aperçus dans ma vision une jeune fille qui versait un torrent de larmes en disant : « Ô reine ! pourquoi, dans ta colère, t’es-tu donné la mort ? Tu t’es détruite pour ne pas perdre Lavinie : cependant tu m’as perdue. Je pleure, ô ma mère ! la mort qui doit en précéder une autre. »

De même que lorsqu’une lueur subite frappe les paupières fermées, le sommeil se brise, et glisse, et serpente avant de s’éteindre, de même le spectacle que je me figurais, se rompit, et se débattant s’évanouit, aussitôt que je fus frappé par l’éclat d’une lumière surnaturelle. Je me retournais pour voir où je me trouvais, quand une voix, qui fit cesser en moi toute pensée, me dit : « On monte par ici. » J’eus un si vif désir de voir celui qui parlait, que, si je ne l’eusse rencontré des yeux, ce désir n’aurait pas cessé de me tourmenter : mais ici mes facultés manquèrent de puissance, de même que les yeux ne peuvent soutenir les rayons du soleil qui blesse notre vue, et qui se voile de son propre éclat.

Mon maître parla ainsi : « Ce ministre est un esprit divin ; sans que nous lui ayons adressé aucune prière, il nous indique le chemin qui conduit en haut, et il se dérobe lui-même sous ses propres rayons. Il agit avec nous, comme tout homme agit avec lui-même. Quiconque, voyant le besoin, attendrait une prière, se disposerait malignement à refuser tout secours. Marchons pour répondre à cette invitation glorieuse, tâchons de monter avant que la nuit arrive ; nous ne pourrions plus continuer notre chemin qu’avec le retour de la lumière. »

Alors je suivis mon maître, et nous arrivâmes aux degrés. Aussitôt que je fus sur la première marche, j’entendis comme un mouvement d’ailes qui rafraîchit ma figure ; on disait en même temps : Heureux les pacifiques exempts de colère criminelle. Déjà l’on n’apercevait plus dans l’air que ces derniers rayons qui sont immédiatement suivis de ténèbres, et les étoiles se développaient de toutes parts. Je disais en moi-même : Ô mon courage, pourquoi commences-tu à t’abattre ? Je sentais mes genoux défaillir et demander grâce.

Nous avions atteint le point où se terminent les degrés, et nous étions arrêtés comme la nef amarrée à la plage. Je tâchai d’écouter si je n’entendais pas quelque bruit dans ce nouveau séjour ; ensuite je me retournai vers mon maître et je dis : « Ô mon père bienfaisant, quelle est la faute que l’on purifie dans ce cercle ? Si nos pieds se reposent, que ton entretien ne prenne pas de trêve ! »

Mon maître répondit : « Ici on punit la paresse qui a négligé ses devoirs ; ici l’on châtie le rameur qui a été trop lent. Si tu veux me mieux comprendre, écoute-moi, tu retireras quelque avantage de notre retard. Ni créateur, ni créature, tu le sais, ô mon fils, n’ont existé sans amour. Cet amour est ou un amour naturel, ou un amour qui naît de leur choix. L’amour naturel est toujours exempt d’erreur ; mais l’autre peut errer en choisissant un objet indigne, ou en aimant trop un bien périssable, ou en n’aimant pas assez un bien infini : tant que cet amour est sagement dirigé vers les biens principaux, et garde une juste mesure dans son affection pour les biens inférieurs, il n’en peut naître alors aucun plaisir coupable ; mais aussi quand la créature s’attache avec moins de zèle aux biens célestes, ou avec trop de passion à ceux qui méritent moins d’estime, alors elle agit contre son propre créateur.

« Tu dois comprendre qu’en vous l’amour est la source ou de vertus, ou d’opérations qui méritent châtiment. L’amour incline toujours au bien de celui en qui il réside, parce que tout être répugne à se haïr ; et comme aucun être créé ne peut subsister par lui-même, et indépendant de l’existence qu’il a reçue du créateur, de même il ne peut aussi parvenir à haïr ce créateur : il en résulte, si cette division est juste, que le mal qu’on aime est celui de son prochain, et cet amour naît, dans votre limon, de trois manières.

« L’un espère de l’élévation, parce que son voisin est abattu, et seulement pour cela il désire le voir déchu de sa grandeur. Celui-ci craint de perdre et de voir son rival acquérir la considération, la faveur, l’honneur et la réputation, et il lui souhaite toutes sortes de maux. Un autre se livre aux tourments de la colère pour une injure, il appelle avec fureur la vengeance, et ne veut que la ruine de l’offenseur. Ces trois sortes de mauvais amour se punissent dans les cercles que tu as parcourus.

« Je vais te parler de l’autre amour qui court vers la félicité sans aucune mesure. Chacun désire confusément un bien qui fait l’objet constant de ses vœux, et chacun s’efforce d’atteindre à ce but. Si vous n’êtes poussés à connaître ce bien, ou à l’acquérir après l’avoir connu, que par un amour attiédi, vous en êtes punis dans ce cercle après un juste repentir.

« Il est un autre bien qui ne rend pas l’homme heureux. Il n’est pas la vraie félicité ; il n’est pas l’essence du bonheur, la source de toute grâce, la récompense de toute vertu. L’amour qui poursuit trop ce bien étranger à Dieu est puni dans les trois cercles supérieurs. Mais je ne te dirai pas comment sont réparties les trois familles de coupables, afin que tu en cherches l’explication toi-même. »