La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XVI

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 194-197).

Je marchais à travers l’air obscurci et amer… (P. 195.)

CHANT SEIZIÈME


L e noir abîme de l’enfer et les nuages d’une nuit privée d’étoiles sous la partie du ciel qui en offre le moins, ne m’avaient pas présenté un voile aussi épais que la fumée qui nous couvrit, et n’avaient aussi cruellement offensé notre vue comme déchirée par un drap grossier. Il ne m’était pas possible de tenir les yeux ouverts. Mon guide sage et fidèle s’approcha de moi, et m’offrit son épaule pour appui, afin que je marchasse comme l’aveugle que l’on conduit pour qu’il ne s’égare pas, et qu’il ne heurte point en chemin un objet contre lequel il risque de se blesser ou de perdre la vie.

Je marchais à travers l’air obscurci et amer, en écoutant mon guide, qui me disait : « Prends garde de te séparer de moi. » J’entendais des voix, et il me semblait que chacune d’elles demandait paix et miséricorde à l’agneau de Dieu qui efface les péchés. Elles commençaient toujours par ces mots : Agneau de Dieu. Elles chantaient toutes à l’unisson les mêmes paroles avec les accents les plus tendres. « Ô maître, dis-je, ce sont des esprits que j’entends ? » Il me répondit : « Tu as raison, et ils se purifient du péché de colère. » Une voix dit alors : « Qui es-tu, toi qui fends ainsi notre fumée et qui parles de nous comme si tu partageais encore le temps en calendes. »

Mon maître ajouta : « Réponds et demande-leur si, par ce côté, on gravit la montagne. » Je continuai ainsi : « Ô créature qui te purifies pour retourner plus belle vers ton créateur, tu apprendras des merveilles, si tu t’approches de moi. » Elle reprit : « Je te suivrai autant qu’il me sera permis, et si la fumée nous empêche de nous voir, le son nous rapprochera l’un de l’autre. »

Alors je commençai en ces termes : « Je vais dans un séjour plus fortuné, avec cette enveloppe que la mort détruit, et je suis arrivé ici en traversant l’empire des pleurs. Si Dieu m’a tellement reçu dans sa grâce qu’il me permette, contre tout usage établi par ses lois, de voir sa sainte cour, ne me cache pas qui tu as été avant la mort. Dis-moi encore si je suis le chemin de la béatitude ; qu’enfin tes paroles me servent de guide. »

L’esprit répondit : « Je fus Lombard ; on m’appela Marc : j’eus des succès dans l’étude des affaires publiques. J’aimai cette sévère probité que tout le monde abandonne aujourd’hui. Tu es dans le chemin qui conduit au haut de la montagne. » Il ajouta ensuite : « Je te conjure de prier pour moi, quand tu seras là-haut. »

Je répliquai : « Je me lie par la foi du serment, et te promets de faire ce que tu demandes. Mais je m’embarrasse dans un doute, si je ne m’explique pas sur-le-champ. Mon doute était simple ; ce que tu m’as dit le rend plus fort, lorsque je réunis ensemble tes confidences et celles que j’ai entendues plus bas. Le monde a donc abandonné la vertu, ainsi que tu me le dis ; il n’engendre que malice : mais donne-m’en une raison si claire, que je la comprenne, et que je la fasse comprendre aux autres. Les uns placent la cause de ce mal dans le ciel, les autres la placent sur la terre. »

L’âme poussa d’abord un profond soupir de douleur, puis me dit : « Mon frère, le monde est aveugle, et tu démontres bien que tu en arrives. Vous qui habitez encore la terre, vous attribuez toutes les causes au ciel, comme s’il ordonnait tout nécessairement. S’il en était ainsi, le libre arbitre serait détruit en vous et il ne serait pas juste de récompenser le bien et de punir le mal.

« Le ciel donne le mouvement à vos impulsions : je ne dis pas à toutes : mais supposons que je le dise, vous avez la lumière de la raison pour distinguer le bien et le mal. Vous avez de plus le libre vouloir : si on l’emploie dans les premiers combats que livrent les influences célestes, il n’est pas détruit ; si on a recours à l’appui de la sagesse, il est vainqueur. Quoique libres, vous êtes soumis à une force supérieure et à une nature. plus élevée. Cette autre puissance crée enfin l’esprit que l’influence des astres ne domine pas. Si le monde actuel est coupable, la cause en est en vous ; c’est en vous qu’il faut la chercher, et pour toi je vais trahir ce secret.

« L’âme sort de la main de celui qui se plaît en elle avant qu’elle existe, simplette et naïvement ignorante comme un enfant qui se joue au milieu des pleurs et des ris : séparée de son créateur bienfaisant, elle retourne volontiers et par inclination à l’objet qui fait sa félicité ; elle s’attache d’abord à des biens périssables qui la trompent ; elle les suit avec ardeur, si un frein ou un guide ne dirige ailleurs son amour. Il fallut des lois pour modérer le feu des passions ; il fallut élire des rois qui sussent discerner, au moins, la Tour, de la ville véritable : les lois existent ; mais, qui se présente pour les mettre en pratique ? personne. Le pasteur qui précède le troupeau peut ruminer, mais il n’a pas les ongles fendus. Les brebis qui voient le berger se nourrir de l’herbe dont elles sont avides, s’en repaissent, et ne demandent aucune autre pâture. Tu vois donc qu’une mauvaise direction est ce qui rend le monde coupable, et que ce n’est pas la nature qui est corrompue chez les hommes.

« Rome, qui jeta la lumière dans l’univers, avait deux soleils destinés à éclairer le chemin qui conduit au monde et à Dieu. L’un des deux astres a obscurci l’autre : le glaive est dans la même main que le bâton pastoral. Tous deux doivent nécessairement peu s’accorder entre eux. Réunis, le premier ne craint pas le second. Si tu ne me crois pas, pense à l’épi : on connaît toutes les herbes à leur semence.

« Dans la contrée qu’arrosent le Pô et l’Adige, on admirait des prodiges de valeur et de courtoisie, avant les querelles suscitées à Frédéric. Or, quiconque par un mouvement de honte fuirait la société des hommes honnêtes, pourrait traverser ce pays sans crainte d’en rencontrer. Il y a bien encore trois vieillards par qui l’ancien âge réprimande le nouveau ; mais il leur tarde que Dieu les appelle à une meilleure vie. Ces vieillards sont Conrad da Palazzo, le bon Ghérardo, et Guido da Castel, que l’on nomme mieux en français Lombard le Simple. Dis donc aujourd’hui que l’Église de Rome, pour avoir confondu les deux pouvoirs, tombe dans la fange et se salit elle-même ainsi que la mule qui la porte. »

Je répondis : « Ô Marc, mon ami, tu as parlé raisonnablement : je comprends maintenant pourquoi les enfants de Lévi furent exclus de l’héritage. Mais quel est ce Ghérardo que tu dis être demeuré comme un échantillon des anciennes mœurs et un reproche vivant pour ce siècle sauvage ? »

L’esprit repartit : « Tu me trompes, ou tu veux savoir si je le connais bien : comment, en me parlant ainsi la langue toscane, n’as-tu aucune idée du bon Ghérardo ? Je ne lui connais pas d’autre surnom, à moins que je ne l’appelle le père de Gaja. Maintenant, que Dieu soit avec vous, je ne puis pas vous accompagner davantage. Vois l’aube qui lance ses rayons blanchissants à travers la fumée. L’ange est ici ; je dois vous quitter avant qu’il paraisse. »

Il parla en ces termes, et ne voulut plus m’écouter.