La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XX

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 210-213).

Nous nous avancions lentement, et je regardais attentivement les ombres… (P. 211.)

CHANT VINGTIÈME


U n désir plus prononcé surmonte toujours un désir moins pressant ; aussi, pour plaire à cet esprit, malgré moi je me retirai, sans avoir trempé l’éponge jusqu’au fond. Je me mis en mouvement, et mon guide reprit sa marche dans l’espace laissé libre le long des roches pour cette grande quantité d’âmes, en s’avançant comme on marche dans une voie resserrée par des créneaux ; car ces infortunés qui versent goutte à goutte tant de larmes pour expier le mal dont le monde est infesté, occupaient toute l’autre partie du chemin.

Puisses-tu être maudite, louve antique, dont la faim insatiable te fait engloutir plus de proies que n’en dévore aucune autre bête ! Ô ciel, aux influences duquel on attribue les révolutions de la terre, quand viendra celui qui détruira cette bête homicide ?

Nous nous avancions lentement, et je regardais attentivement les ombres que j’entendais pleurer et se plaindre. On cria par hasard devant moi, avec les accents de douleur d’une femme qui est dans le travail de l’enfantement : « Ô douce Marie ! » On ajouta : « Tu fus si pauvre, comme on l’a vu, quand tu déposas dans l’étable ton fardeau sacré ! » J’entendis ensuite ces paroles : « Bon Fabricius, tu aimas mieux la vertu avec la pauvreté, que de grandes richesses avec le vice ! »

Ces paroles m’avaient charmé tellement, que je m’écartais pour connaître l’âme qui les avait prononcées. Elle parlait encore de la libéralité de Nicolas, qui assura une dot à des vierges, pour conduire leur jeunesse à l’honneur. Je dis alors : « Ô âme qui parles si sagement, apprends-moi qui tu as été, et pourquoi tu es seule à renouveler de semblables louanges ! Tes paroles auront une récompense, si je retourne pour achever la courte carrière de cette vie qui vole à son terme. »

L’esprit répondit : « Je te parlerai, non pas que j’attende quelque récompense de là-bas, mais parce qu’une si éclatante faveur de Dieu brille en toi avant ta mort.

« Je fus la racine de cette plante coupable qui, par son ombre funeste, nuit à toute la terre chrétienne, tellement, qu’elle porte rarement de bons fruits. Si Douai, Gand, Lille et Bruges étaient armés d’un plus grand pouvoir, il en serait tiré une vengeance ; et je la demande au juge dont les volontés sont irrévocables. On m’appela Hugues Capet ; c’est de moi que sont nés les Philippe et les Louis qui gouvernent depuis peu la France : je fus fils d’un boucher de Paris.

« Quand les anciens rois furent tous éteints, excepté un prince qui était vêtu de l’habit religieux, mes mains dirigeaient le gouvernail de l’État, avec une autorité si étendue, et l’appui de tant d’amis, autour de moi, que la tête de mon fils reçut la couronne vacante ; et c’est de cette famille que sont provenus ceux que l’huile sainte a consacrés. Tant que la grande dot apportée par la Provence à mon sang ne lui ôta pas la honte, il valait peu ; mais il ne faisait pas de mal : là il commença à se livrer aux rapines, à la violence, au mensonge ; et ensuite, par expiation, il se saisit du Ponthieu, de la Normandie et de la Gascogne. Charles vint en Italie, et encore par expiation, il fit une victime de Conradin ; puis, toujours par expiation, il rejeta Thomas dans le ciel. Je lis dans l’avenir qu’avant peu on enverra hors de France un autre Charles, pour mieux le faire connaître lui et les siens. Il en sort sans armes, et seulement muni de la lance avec laquelle combattit Judas. Il frappe Florence qu’il déchire de ses coups : il n’en rapportera pas pour lui des domaines, mais de la honte et des remords d’autant plus accablants, qu’il attachera moins d’importance à ce crime. L’autre, qui est déjà sorti, je le vois prisonnier sur sa flotte, vendre sa fille et en faire l’objet d’un contrat, comme font les corsaires pour les autres esclaves.

« Ô avarice ! que peux-tu produire de plus coupable, puisque tu as réduit mon sang à ne pas respecter mes propres enfants ? Mais pour que le mal arrivé et le mal futur soient encore surpassés, je vois les lis entrer dans Anagni et le Christ prisonnier dans la personne de son vicaire ; je le vois une autre fois moqué ; je vois renouveler la scène du vinaigre et du fiel, et je vois qu’il meurt entre deux larrons vivants ; je vois un nouveau Pilate que ce supplice ne rassasie pas : il porte dans le Temple ses désirs cupides. Ô mon souverain maître ! quand serai-je assez heureux pour être témoin de la vengeance, qui, cachée dans tes vues secrètes, satisfait ta juste colère ?

« Ce que je rapportais de l’unique épouse de l’Esprit-Saint t’a fait tourner tes regards sur moi pour savoir ce que je voulais dire. Telles sont nos prières tant que dure le jour ; mais quand la nuit arrive, nous ne rappelons que des exemples contraires ; alors nous nous entretenons de Pygmalion, que sa passion avide pour l’or rendit traître, voleur et parricide ; nous retraçons la misère de l’avare Midas, qui vit exaucer sa folle demande dont rit la postérité. Chacun se souvient d’Acham, qui déroba les dépouilles de l’ennemi, et qui semble encore être poursuivi par la colère de Josué. Nous accusons Saphira et son époux, nous applaudissons à celui qui foula Héliodore sous les pieds de son coursier. Dans toute la montagne on voue à l’infamie Polymnestor meurtrier de Polydore ; enfin on nous dit : « Crassus, apprends-nous, puisque tu le sais, quelle est la saveur de l’or. » Quelquefois nous parlons, l’un à voix haute, l’autre à voix basse, suivant l’impression qui nous porte à citer des exemples plus ou moins terribles. Cependant je ne suis pas seul à rappeler ici les bons exemples dont on s’entretient pendant le jour ; mais quand tu as passé, aucun autre n’élevait la voix. »

Nous avions quitté cet esprit, et nous tâchions d’avancer aussi vite que nous pouvions, quand je sentis trembler la montagne comme si quelque masse se fut écroulée. Je fus glacé de terreur, ainsi que l’homme que l’on conduit à la mort. Certes, Délos n’était pas agitée de tremblements aussi épouvantables avant que Latone y eût préparé sa couche pour enfanter les deux yeux du ciel. Alors on entendit un cri tel que mon maître se tourna vers moi, en disant : « Ne crains rien tant que je suis ton guide. » Tous chantaient : « Gloire à Dieu dans le ciel, » autant que je pus le distinguer à la voix de ceux qui chantaient le plus près de moi.

Nous restâmes immobiles et en suspens comme les bergers la première fois qu’ils entendirent cet hymne, et bientôt le tremblement cessa de nous effrayer par ses oscillations.

Nous continuâmes notre voyage sacré, en regardant les ombres qui étaient étendues à terre, retournées sur le dos pour pleurer suivant l’ordre du ciel.

Si ma mémoire ne m’abuse pas, jamais je ne désirai si vivement de connaître la cause ignorée d’un événement. Je n’osais pas interroger mon guide qui marchait plus vite, et par moi-même je ne pouvais rien comprendre ; aussi continuai-je d’avancer, timide et pensif.