La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XXI

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Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 214-217).
Nous nous retournâmes sur-le-champ, et Virgile fit un geste de respect
et répondit… (P. 215.)

CHANT VINGT ET UNIÈME


C ette soif naturelle, qui n’est apaisée que par l’eau salutaire avec laquelle la femme de Samarie demanda la grâce divine, me tourmentait et m’excitait à fouler le sol sans retard à travers la voie couverte de ces âmes ; et je suivais mon guide tout en compatissant à la juste vengeance qu’elles éprouvaient. Mais, de même que, suivant la parole de Luc, Jésus, sorti de la fosse sépulcrale, apparut à deux voyageurs, voilà qu’il survint une ombre qui marchait derrière nous, en regardant à terre la foule d’âmes qui y étaient couchées.

Nous ne nous en étions pas d’abord aperçus ; mais elle parla la première : « Ô mes frères, dit-elle, que Dieu vous donne la paix ! » Nous nous retournâmes sur-le-champ, et Virgile fit un geste de respect, et répondit : « Que la Cour divine qui me relègue dans un exil éternel, te tienne aussi en paix dans l’assemblée céleste ! — Comment, dit l’esprit, continuez-vous de marcher si vite, si vous êtes des ombres que Dieu n’admet pas dans son empire ? Qui vous a conduits si avant sur les degrés par lesquels on peut y parvenir ? »

Mon maître reprit : « Si tu regardes les signes que porte celui-ci et que l’ange trace sur le front, tu conviendras qu’il a droit de vivre avec les bienheureux. Mais comme celle qui travaille la nuit et le jour n’a pas cessé de filer toute la quenouille qui lui est offerte par Clotho, l’âme de mon compagnon, qui est sœur de la tienne et de la mienne, en venant ici ne pouvait y arriver seule, parce qu’elle ne jouit pas des mêmes avantages que nous ; aussi j’ai été tiré des amples gouffres de l’Enfer pour le guider, et je le guiderai tant que mes facultés me le permettront. Dis-moi, si tu le sais, pourquoi la montagne a tremblé jusque dans ses fondements baignés par la mer, et pourquoi les âmes ont répondu à ce tremblement par un cri universel. »

Virgile, en faisant cette demande, rencontra justement mon désir ; et ma soif pleine d’espérance commençait à devenir moins avide.

L’esprit parla en ces termes : « La montagne sainte n’entend pas ce bruit sans l’ordre de la Divinité, et il n’est pas contraire à ses lois : ce lieu est exempt des altérations physiques qu’on peut craindre des éléments ; la cause de ce bruit ne peut provenir que de ce que le ciel a reçu en soi de la montagne ; car il ne tombe en ce lieu de la pluie, de la grêle, de la neige et du brouillard qu’au delà des trois degrés de la porte ; ici l’on ne voit ni nuées épaisses, ni vapeurs enflammées, ni éclairs, ni les vives couleurs de la fille de Thaumas, qui, pour vous, paraît à la fois dans plusieurs points du ciel : le vent ne s’élève aussi qu’au delà des trois degrés dont je t’ai parlé, là où est placé l’ange vicaire de Pierre. La partie inférieure ne peut éprouver des tremblements plus ou moins prolongés ; mais ici où tu te trouves, il n’y en a jamais eu qui aient été occasionnés par des translations d’air souterrain. La montagne ne tremble que quand une âme se sentant purifiée s’élève ou se met en mouvement pour monter plus haut, et un cri semblable à celui que tu as entendu, accompagne chaque fois ce tremblement.

« La volonté seule donne un indice certain de la purification. Cette volonté toute libre pousse l’âme à changer de séjour, et lui suffit pour obtenir cette faveur. D’abord l’âme est bien animée par ce désir, mais une inclination divine combat, dans le supplice, ce désir trop prompt, comme la céleste justice faisait combattre le péché par le remords. Moi qui suis resté étendu, et exposé à ces douleurs, pendant cinq siècles, je n’ai senti qu’à cet instant même une volonté efficace d’atteindre à un empire plus heureux. Tu as entendu un tremblement de terre, et les pieux esprits ont glorifié le Seigneur, pour qu’il les admît bientôt au sein de ses voluptés célestes. »

L’ombre cessa de parler. Comme on a d’autant plus de plaisir à se désaltérer, qu’on ressent davantage la soif, je ne saurais exprimer toute la satisfaction que me donna cette explication.

Mon sage guide prit alors la parole et dit : « Je vois quel est le filet qui vous enveloppe ici, et comment on le déroule, et pourquoi la montagne a éprouvé une secousse dont les autres se sont réjouis. Maintenant fais-moi connaître qui tu es, et pourquoi tu es resté ici pendant tant de siècles. »

L’ombre prit ainsi la parole : « Dans le temps où le bienfaisant Titus, avec l’aide du roi des rois, vengea la blessure dont sortit le sang vendu par Judas, je portais sur la terre ce titre qui dure et qui honore le plus. Je me voyais assez célèbre, mais je n’étais pas éclairé par la Foi. Mes accents furent si doux, que, de Toulouse, Rome m’attira dans son sein, où mon front fut orné de myrte. Les peuples m’appellent encore là du nom de Stace. Je chantai Thèbes et le grand Achille ; mais je tombai sur le chemin, avec le second fardeau. Mon ardeur s’embrasa à cette divine flamme où tant d’hommes illustres ont puisé leur génie. Je parle de l’Énéide qui fut ma mère et ma tendre nourrice en poésie. Je n’osai jamais faire un pas sans son appui, et j’achèterais une année de plus dans cet exil le bonheur d’avoir vécu dans le même temps que le chantre d’Énée. »

À ces mots, le sage Romain me regarda d’un air qui semblait me recommander le silence. Mais la puissance qui s’appelle volonté ne peut pas tout : le rire et les pleurs suivent de si près la passion à laquelle on est livré ! Ils se manifestent dans ceux qui ont un cœur franc et sincère. Je souris comme l’homme qui indique une chose sans parler ; alors l’ombre se tut et me regarda dans les yeux, que l’on dit être le miroir de la pensée. Elle dit : « Puisses-tu achever heureusement ta glorieuse entreprise ! Mais pourquoi ta bouche a-t-elle laissé échapper un léger sourire ? » Je me sentis, en ce moment, dans une pénible perplexité. L’un me recommandait le silence, l’autre me conjurait de parler. Alors je soupirai, et ma pensée fut devinée.

« Dis, reprit mon maître, et n’aie aucune crainte ; dis-lui ce qu’il demande avec tant d’instance. » Je parlai ainsi : « Antique esprit, peut-être que tu t’émerveilles de mon sourire ? Mais je veux que tu éprouves un bien plus grand étonnement. Celui qui me guide vers les régions bienheureuses est ce même Virgile qui anima ton courage à chanter les hommes et les dieux. Si tu as attribué mon sourire à d’autres motifs, détrompe-toi : les paroles que tu as dites sur lui en sont la véritable cause. »

Déjà Stace se baissait pour embrasser les genoux de mon maître, mais celui-ci lui adressa ces mots : « Frère, n’agis pas ainsi ; tu es une ombre, et tu ne vois qu’une ombre devant toi. » Stace, en se retournant, répondit : « Tu peux juger aisément de la tendre affection que je te porte, puisque j’oublie notre vanité, en traitant une ombre comme un corps réel et solide. »