La Douceur de vivre/10

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 154-165).


X


Sonore et grise, entre deux files de platanes, la route de Salerne suit la voie ferrée, touche Pompéi à la porte Marine, redescend un peu vers la mer et longe, à quelque distance, le rempart antique, de la porte Stabienne à l’amphithéâtre.

Elle traverse la vallée du Sarno, les terres basses où fut l’ancien port de Pompéi. Des maraîchers cultivent leurs légumes — les artichauts surtout — sur ces terres fécondées par le volcan, et l’odeur des engrais naturels, dont ils abusent, dépoétise quelquefois le paysage…

L’auberge de la Lune est bâtie au bord de cette route, loin de la gare, loin des quatre ou cinq hôtels dont le groupement compose, avec le bureau de poste et deux ou trois maisons particulières, la moderne Pompéi. Ces hôtels privilégiés reçoivent le premier flot des caravanes et se partagent presque également les « Cooks ». Dans la saison chaude, quand le voyageur se fait rare, les pisteurs accueillent le moindre touriste par des cris de cannibales affamés. Ils l’enveloppent, le harcèlent, le rabattent jusqu’au restaurant où des garçons mélancoliques, en habit noir taché, balaient les mouches avec des balais de papier tricolore. Et quand le malheureux se hasarde hors du restaurant, un essaim de cochers l’assaille, claquant du fouet et vociférant les noms de Castellamare et de Sorrente. À peine sauvé des cochers, il tombe dans la horde des guides — soi-disant autorisés — qui bourdonnent à ses oreilles : « Cent sous… cent sous… cent sous… » Et, parvenu au guichet de la porte Marine, il demeure ahuri, assourdi, et tout étonné du silence.

Les peintres, les savants, dont la bourse est légère et qui se contentent d’un gîte simple et d’une chère modeste, se retrouvent en famille à l’auberge de la Lune. M. Wallers y était venu, autrefois. Il aimait cette bâtisse jaunâtre, irrégulière, sans style, sans façade, avec des escaliers extérieurs, des portes cintrées, des terrasses avançantes qu’abrite un auvent de roseaux. Il aimait la cour encombrée de cages à poules, de barriques, de jarres, d’ustensiles domestiques, et la salle à manger qui forme un pavillon détaché, vert de clématite grimpante ; et le jardin où de grands eucalyptus versent une ombre aromatique sur une exèdre de pierre.

Ce matin-là, quand Wallers, Angelo et Marie entrèrent dans la salle à manger, la plupart des pensionnaires attaquaient déjà la zuppa alle vongole qui est une agréable soupe aux coquillages.

La plus longue table était occupée par les barbares de l’extrême Nord, fils de Vikings, grands et forts comme des ours, et dont les cheveux et les barbes présentaient toutes les variétés du blond. Presque tous étaient peintres. Leurs femmes, hautes sur jambes, chair de lait, tresses de lin, marquaient un goût regrettable pour le costume-réforme, les brassières de bébé ; les robes sans ceinture et de couleur verte ou violette.

La seconde table, plus petite, était réservée aux archéologues. L’Allemagne et la France y fraternisaient, non sans quelque réserve. M. le docteur Hoffbauer, vaste personnage au teint de jambon, au nez trop petit, au rire énorme, chevelu d’un chaume raide et roussâtre, représentait la culture germanique. Excellent homme, malgré la pédanterie nationale, un peu gaffeur, très pacifique au fond, il portait sa moustache retroussée comme celle du kaiser, mais cette moustache de savant s’obstinait à retomber vers le menton bien nourri troué d’une fossette innocente.

Son collègue, M. Weiss, Allemand du Sud, plus vif et plus souple, enseignait l’histoire romaine aux étudiants de Munich, tandis que M. Hoffbauer était exclusivement un lecteur d’inscriptions, un déterreur de palais et de temples, qui avait fait campagne en Grèce et en Asie Mineure. Son érudition était immense, sa patience infinie, sa sensibilité presque nulle. M. Hoffbauer, bien différent de Guillaume Wallers, avait une éducation esthétique purement livresque. Ses yeux voyaient des chapiteaux, des frises, des métopes, des architraves, des statues, des fresques, des caractères gravés — et jamais M. Hoffbauer ne se fût trompé sur le style, l’origine, la date approximative, la signification et la destination de ces objets vénérables ! — mais leur beauté, M. Hoffbauer ne la voyait pas… Il la connaissait, il la concevait, intellectuellement ; il la démontrait comme un théorème ; il l’imposait comme un dogme ; il l’eût défendue contre les Philistins, à coups redoublés de sa lourde plume… Mais, pareil aux adorateurs d’Isis, il n’avait jamais vu la déesse. M. Hoffbauer était un grand cerveau aveugle. Indifférent au monde extérieur, il n’avait même pas cet amour de la nature qui est indépendant du sens esthétique, et qui est si commun chez les Germains. Quand M. Wallers décrivait le charme d’une peinture, quand M. Weiss racontait la merveille d’une aurore, vue de l’Etna, M. Hoffbauer disait bien : « Ach !… colossal… colossal… » mais il discutait aussitôt tel ou tel détail de la fresque, citait des opinions, réfutait des arguments, construisait une hypothèse. Et l’on sentait que le moindre caillou étrusque, mycénien ou crétois, l’intéressait plus que l’aurore.

L’abbé Masini, fureteur, imaginatif, spirituel, était d’une autre race et d’une autre école. Il se rapprochait de Wallers, car il cherchait la vie dans l’art, et les hommes dans leurs œuvres. Peut-être sa documentation était un peu mince, ses hypothèses trop hardies, ses jugements trop rapides. Il avait une disposition dangereuse à embellir les choses qu’il aimait, et ses ouvrages, abondants, éloquents, passionnés, révélaient un artiste presque trop sensible pour devenir jamais un grand savant.

Les frères Barrington, deux jumeaux à figures rasées, vêtus de kaki, chaussés de guêtres jaunes, se ressemblaient exactement. Ils n’étaient pas archéologues : ils se disaient « esthètes ». William était peintre ; Edward était architecte.

Il y avait encore une demi-douzaine de personnages qui ne parlaient pas français, et qui occupaient un bout de la troisième table, — celle des touristes passagers.


— Monsieur le professeur Wallers, où étiez-vous, ce matin ? dit M. Hoffbauer avec un dur accent et un sourire épanoui… Je suis allé à cette ferme près du Vésuve, où l’on a trouvé les restes d’une villa… Il y a de très belles peintures dans cette villa, monsieur Wallers. L’administration n’a pas d’argent pour les acheter, et la loi italienne interdit au propriétaire de les vendre, et même de les montrer, contre argent… Je suis allé chez le fermier pour le convaincre de me laisser prendre une petite photographie.

M. Wallers bondit.

— Et vous avez…

— Ach !… Je n’ai rien… Le fermier a peur du gouvernement… Peut-être il veut… comment dites-vous ?… que je chante… Et moi, je ne veux pas chanter… D’ailleurs, ce qui est défendu est défendu… J’ai dit seulement : « — Vous avez bien vu la fresque, mon ami ? — Sissignore… — Vous pouvez me la décrire, bien exactement ? — Sissignore… — Eh bien, décrivez, en détail, n’est-ce pas ? le fond, la bordure, le sujet, tout, et je vous donnerai vingt lires…

— Je veux bien, dit le fermier ; ça représente… »

M. Hoffbauer s’esclaffa, tapant sur la table :

— Il m’a dit la chose que ça représente… mais, moi, je ne pourrais vous l’expliquer qu’en latin, à cause des dames… Et encore ! pas en latin… à cause de l’abbé !

Marie demanda :

— Faut-il que je m’en aille ?

— Non, madame, répondit Hoffbauer. Monsieur votre papa ira voir le fermier. Moi je ne dirai rien de plus… par respect pour vos jolies oreilles, bien que ce soient des oreilles françaises…

— Comment, monsieur Hoffbauer, vous semblez croire que les Françaises écoutent facilement des inconvenances !…

— Mais puisque c’est l’habitude ! Allez, allez dans votre Paris, on sait bien que les dames du monde, quand elles vont à Montmartre… elles en entendent, hein ! des… comment dites-vous !… des gauloiseries…

— Ce sont les étrangères qui vont à Montmartre, déclara Wallers…

— Pardon !… répliqua Hoffbauer, à mon dernier voyage, je suis allé avec ma femme et ma belle-sœur dans une restauration nocturne, que mes cousins de Leipzig nous avaient indiquée. Un endroit tout à fait « chic parisien »… et il y avait là des Parisiennes, habillées comme des dames du vrai monde… et même comme de petits jeunes hommes du monde… Ach !

M. Weiss toussa…

— Il y avait aussi votre femme et votre belle-sœur, répondit sèchement M. Wallers. Mais il n’y avait pas ma femme à moi, ni ma fille. J’ajoute que moi-même, à mon âge, et avec mes occupations, je ne fréquente pas ces endroits qui sont de sales endroits, monsieur Hoffbauer, et que vous trouveriez à Berlin si vous les cherchiez…

M. Weiss, conciliateur, s’interposa :

— Je pense, dit-il, que monsieur le professeur Hoffbauer fait la distinction nécessaire entre des Parisiennes de music-hall et les autres… celles qui méritent tous les respects, comme madame Laubespin.

Hoffbauer appuya :

— Je distingue, certainement, je distingue…

Et désolé d’avoir contrarié Wallers, qu’il estimait beaucoup, il chercha quelque chose d’agréable à lui dire :

— Madame Laubespin a la grâce française qui nous charme tous, mais j’apprécie en elle des qualités plus solides, et j’ose dire surprenantes. Madame Laubespin ne dédaigne pas les soins de l’intérieur ; elle sait broder ; elle m’a donné une recette de pudding que j’ai traduite pour ma chère fille Pompeia. Madame Laubespin aime les enfants ; elle n’est pas coquette, pas frivole, et le sérieux de son esprit me fait dire : elle a quelque chose d’allemand.

— Non ! s’écria Angelo dit Toma. Gretchen et Charlotte sont des bourgeoises vulgaires auprès de madame Laubespin… Regardez-la… Tout en elle est sentiment, tout est poésie et mélodie… Quand elle marche entre les cyprès et les tombes antiques de la Voie des sépulcres, je crois voir descendre sur elle un nuage de fleurs semées par les anges… Et je salue la nouvelle Béatrice par qui je voudrais être un nouveau Dante… Disons la vérité ; il y a en madame Marie quelque chose d’italien.

— Il est vrai, dit l’abbé Masini, mais vous savez que Béatrice représentait la théologie. C’était une abstraction. Madame Laubespin, par sa modestie et sa piété, me fait songer à sainte Cecilia qui était artiste comme elle…

— Vous me comblez, messieurs, répondit la jeune femme en riant, mais je me connais : je suis une petite provinciale, un type féminin très commun en France, et j’accepte vos éloges pour en faire hommage à mes sœurs innombrables…

— Innombrables ?… Marie exagère un peu, dit Wallers avec tendresse… Même en France. elle est exceptionnelle, parce qu’elle est parfaite…

— C’est comme ma fille Pompeia, en Allemagne, fit M. Hoffbauer, dont les bons petits yeux s’attendrirent… J’aime beaucoup ma fille Mycenia, et ma fille Olympia, mais j’ai une prédilection pour ma fille Pompeia.

Ainsi l’amour paternel ramenait la paix dans les âmes des archéologues, et la France et l’Allemagne oubliaient leur rivalité.

Après le déjeuner, M. Hoffbauer remonta dans sa chambre, M. Weiss partit à pied pour Castellamare, et l’abbé Masini s’en fut chez M. Spaniello. Il voulait emmener Guillaume Wallers, mais celui-ci n’était pas en humeur de promenade. Il prit le courrier que la petite servante Luisella lui apportait sans façon, — et, sans plateau, et s’installa, pour lire, sous les eucalyptus du jardin. Les barbares blonds s’égayaient autour de l’auberge, chargés de chevalets, d’albums, de boîtes. Deux des Walkyries jouaient au volant.

— Tiens ! dit Wallers, une lettre de Van Coppenolle !

— Frédéric t’écrit, papa ? Il doit te proposer une affaire…

Wallers ouvrit l’enveloppe, parcourut la missive de M. Van Coppenolle, et se dérida un peu.

— Devine. Marie !… Devine ce que Frédéric a imaginé ?

— Il vend son hôtel pour en construire un autre plus moderne ?

— Il m’annonce son départ… Oui, notre cher cousin va représenter la grande industrie belge au Congrès commercial de Chicago. Il réalise le rêve de sa jeunesse : voir Chicago !… Mais ce n’est pas tout.

— Il emmène Isabelle ?

— Il réserve cette question… Autre chose l’intéresse. Cet ennemi de l’archéologie voudrait acheter, en bloc, tous les gravats et cendres de Pompéi.

— Pourquoi faire ?

— Pour faire du ciment. Il connaît un architecte bavarois qui est l’associé d’un entrepreneur italien, et tous trois rêvent de fonder une société et de bâtir, par toute la Péninsule, des maisons ouvrières, avec des logements salubres, à bon marché… Pompéi fournirait le ciment…

— C’est sérieux, papa ?

— Très sérieux. L’idée est peut-être bonne.

Marie se récria :

— Des corons à Naples, papa ! Quelle horreur ?

— Et l’horreur des rues actuelles, foyers de misère, de corruption et de maladies ?… Je ne veux pas vous offenser, mon cher Angelo, mais on est dégoûtant dans votre ville…

— Papa, s’écria Marie, tu redeviens Flamand parce que tu es fâché ! Allons, retrouve ce bel optimisme qui m’indignait, en décembre, quand je détestais Naples ! Oublie la fresque, oublie monsieur Hoffbauer… Vois comme la lumière est belle aujourd’hui ! Nos étés de France sont moins splendides que ce printemps. Monsieur Angelo, je vous confie mon père. Vous ferez l’impossible pour lui rendre sa bonne humeur…

— Madame, je vous obéirai exactement, et je ferai l’impossible…

Elle courut chercher son ombrelle et son petit sac. M. Wallers se déridait un peu.

— Comme ma chère fille est gaie ! dit-il… Elle était si grave à Pont-sur-Deule, si fermée, si froide, vieillie par le chagrin avant d’avoir vécu ! Elle s’est épanouie ici… la distraction, les visages nouveaux, l’air de Naples…

— L’air de Naples ? dit Angelo. Il a fait bien des miracles… Et madame Marie n’a pas fini de changer…