La Douceur de vivre/11

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 166-194).


XI


Marie trouva Salvatore à la gare. Elle revit avec amitié la figure laide et charmante, le masque d’Othello souffreteux, qu’éclairaient deux yeux limpides, brillants de joie. Quai Caracciolo, la maison était en fête. Carulina et Nunziata avaient nettoyé, paré, fleuri la chambre aux meubles viennois, aux damas de coton rouge, et, dans cette chambre, donna Carmela, attendait Marie.

— Chère madame Laubespin, chère fille ! Tous les jours, elle croît en beauté… Regarde, Tore ! C’est une fleur de lis, c’est un sucre !… Asseyez-vous, belle ! parlez-moi de votre illustre père, le professeur Wallers… et de mon pauvre fils Angelo ? Pourquoi n’est-il pas venu ?… Devait-il vous laisser aller seule dans ce train ?… Allons, parlez ?… Il n’est pas malade, mon Angiolino ?

Donna Carmela serrait le bras de Marie à lui faire mal… Sa belle figure blanche, sous les bandeaux de marbre noir, sa belle figure de Junon romaine prenait l’expression tragique de la Vierge des Douleurs. Et quand Marie eut apaisé l’angoisse maternelle, en disant qu’Angelo n’était pas libre, qu’il devait travailler, la mère et le frère se répandirent en paroles d’admiration… Cher Angelo ! pauvre Angiolino ! lui, si beau, si gracieux, si sympathique, il travaillait, par ce jour de printemps !

— Et vous, monsieur Salvatore ? Vous ne travaillez donc pas ?

— Je suis à l’atelier dès six heures du matin, madame…

— Eh bien ?

— Eh ! ce n’est pas la même chose…

Il est sérieux, Salvatore, et donna Carmela pensait aussi que le travail d’Angelo était plus précieux, plus attendrissant que le magnifique labeur de Salvatore. Et Marie, un peu indignée de cette injustice, comprit qu’il ne fallait pas insister… Donna Carmela, femme excellente, au cœur puéril et pur, chérissait son fils cadet en vraie Latine, amoureuse de l’homme et surtout de l’homme qu’elle a fait. La tendresse maternelle chez les femmes de cette race est très instinctive, très physique ; elle a la violence de l’amour… Donna Carmela était folle, depuis vingt-cinq ans, folle de passion pour ce fils qui était elle-même, recréée, élevée à la dignité masculine, rajeunie, embellie, adorée…

— Maintenant que je vous ai vue, dit Marie, je me sauve. Je vais visiter les magasins de Chiaia et, demain, la couturière viendra prendre mes mesures ici.

— Permettez que je vous accompagne ? demanda Salvalore timidement.

— Bien volontiers. Il me faut des gants, des chaussures…

— Eh ! n’allez pas à Chiaia ! Tous ces marchands sont des voleurs… ils dépouillent l’étranger. Je vous conduirai chez d’honnêtes gens, qui sont de mes amis, et qui vous vendront des choses splendides, pour rien, pour le plaisir… Ils m’aiment d’une amitié extraordinaire, ces hommes-là !

Marie, confiante, suivit Salvatore. Ils prirent un tramway jusqu’à San Ferdinando et remontèrent à pied vers la place Dante, par l’ancienne rue Toledo. Les promeneurs et les badauds foisonnaient devant les charcuteries, les boutiques de journaux, les salons de coiffure, les débits de tabac où l’on vend les billets de lotto.

— Votre sac ? disait Salvatore… Tenez-le bien… Cachez votre chaîne de montre…

— Il y a des voleurs ?

— Eh ! qui le sait ?… À Naples, il y en a toujours !…

Madame Laubespin voyait la rue s’allonger, interminable… Elle demanda si la boutique de l’honnête homme était proche… C’était tout près, à dix minutes !… Mais, à ce moment-là, Marie fut poussée hors du trottoir par un grand diable au profil de Polichinelle, aux moustaches de matamore… Salvatore se précipita.

— Il vous a touchée ?

— Non… à peine… laissez-le… Je n’ai aucun mal… Monsieur Salvatore !… Je vous en prie !…

Mais Salvatore, pâle de colère, ne voulait rien entendre.

— Madame, je connais mon devoir !

— Allons-nous en !

— Madame, je ne permettrai pas que cet imbécile…

L’imbécile se retourna.

— Imbécile toi-même !

— Ose approcher !… Avance !… fils de…

— Avorton de chauve-souris !

— Porc ! entremetteur !

— Puisses-tu mourir égorgé !

— Malheur aux âmes de tes morts !

— Que ta sœur…

Salvatore n’avait pas de sœur, mais, à l’accusation d’inceste, il répondit en vouant son adversaire aux derniers outrages du diable, et il acheva la série de ses imprécations par un vœu d’une barbarie raffinée :

— Puisses-tu avaler un parapluie fermé et le rendre ouvert !

Le matamore ne trouva pas de réplique… Les cochers, les badauds, les mendiants, un moine, très intéressés par la querelle, disaient chacun leur mot, un mot toujours drôle et souvent très vilain, car le dialecte brave l’honnêteté… Ils avaient reconnu le sculpteur et prenaient son parti… L’homme aux moustaches enfonça son chapeau, roula des yeux meurtriers, jeta un blasphème et s’en alla, bravement.

Marie n’avait rien compris aux invectives napolitaines, mais elle était toute tremblante. Elle supplia Salvatore d’être plus pacifique une autre fois. Mais il répondait obstinément :

— Madame, je connais mon devoir…

On arriva enfin chez le gantier qui était un tout petit gantier, dans une boutique noire, au bout d’une impasse. Salvatore leva les bras au ciel :

— Don Ciro Torelli, ami cher !… comment va la santé ?… et la signora Torelli, voire femme ?… et vos jolis enfants ?…

Le gantier se répandit en discours, anecdotes, proverbes, donna des recettes de remèdes et critiqua le gouvernement… Après une heure de palabres, il ouvrit ses boîtes de gants. Alors, plein d’un zèle amical, Salvatore défendit les intérêts de Marie, marchanda sou par sou, perdit une autre demi-heure en débats et fut tout glorieux d’obtenir une réduction de deux francs quarante centimes.

La même scène recommença Corso Umberto, chez le cordonnier, qui parla interminablement de tous les pieds de tous les di Toma qu’il avait chaussés dans sa vie déjà longue. Il voulut vendre à Marie des bottines de grande toilette, à tige haute, en cuir verni vert amande, ou rose, ou rouge cardinal : « Mais quelle belle chose ! voyez !… Est-ce élégant ? Est-ce tchic !… » Salvatore approuvait… Marie protesta… Enfin, après des essayages et de longs débats — avec intermèdes d’historiettes et de considérations politico-religioso-sociales — elle acheta deux paires de souliers et s’en alla fatiguée, étourdie, avec Salvatore, rayonnant. Il avait obtenu un rabais de trente-trois sous !

Le lendemain, à son réveil, Marie fut bien étonnée de recevoir une lettre d’Angelo. Le papier sentait fortement la cigarette et portait une fleur bleue collée à ses quatre coins, « hommage de la flore de Pompéi à la plus belle des Françaises ». L’écriture était ornée, le style galant, le sens très mystérieux. Angelo pensait que la « gentille et belle dame » serait heureuse d’avoir quelques nouvelles de son père bien-aimé, lequel était toujours mélancolique. Certes, Angelo faisait plus que l’impossible pour le consoler, et pourtant lui-même, infortuné, avait bien besoin de consolations…

Marie montra cette lettre à Salvatore.

— Moi aussi, dit le sculpteur, j’ai reçu une lettre d’Angelo. Il me prie d’aller voir aujourd’hui un de mes modèles, un certain Ciccio, bonne gouape de camorriste, qui loge chez sa mère, une honnête femme, très pauvre, quand il n’est pas en prison, et je dois, ce soir même, avertir Angelo si j’ai trouvé l’oiseau dans le nid… Mon frère a donc besoin d’un modèle, et de ce modèle ?

— Probablement… Voulez-vous m’emmener chez la mère de Ciccio ?

— Vous, madame Marie ?… C’est impossible.

— Il y a un danger ?

— Non, mais les vieilles rues de la vieille Naples !… Enfin, si vous le désirez, je veux bien vous conduire dans cette Naples qui est mienne, que je connais, pierre par pierre, et presque homme par homme… Prenez une robe courte et foncée, mettez du parfum à votre mouchoir et cachez vos bijoux…

Le temps avait bien changé depuis la veille. Le sirocco soufflait une haleine d’orage et le soleil luttait vainement contre les vapeurs épaissies. Salvatore et Marie allèrent en voiture jusqu’à San Lorenzo.

La mère de Ciccio devait habiter tout près de là, dans la rue San Gregorio Armeno, ou dans la rue San Biagio ai Librai, ou dans la rue dei Panettieri. L’adresse était vague, mais Salvatore savait que la bonne femme était brodeuse en ornements d’église et que son plus jeune fils travaillait chez un mouleur.

Or, la rue San Gregorio Armeno appartient aux artisans et aux industriels qui décorent les églises. Ils logent, côte à côte, dans les boutiques basses et sombres, au rez-de-chaussée de ces vieux palais qu’emplissent les familles ouvrières. Un chrétien très riche, très pressé, qui ne craindrait pas le goût napolitain, pourrait en moins d’une heure choisir tout le mobilier et toute la parure d’une cathédrale sans quitter la rue San Gregorio Armeno. Le ciseleur et monteur en bronze lui offrira un assortiment de candélabres, de tabernacles, de bouquets d’autel en simili or ou argent ; le mouleur proposera les christs et les madones, d’un blanc brutal, qui iront, chez son voisin, le peintre, recevoir les couleurs riantes de la vie, et que les brodeuses d’en face vêtiront de soie fleurie et dorée.

Salvatore s’arrêta chez les mouleurs qu’il connaissait particulièrement. Il affectait, par gentillesse, de les traiter en artistes, en confrères. Ces gens lui apprirent que le jeune Gennaro Cocumella avait délaissé le plâtre pour le commerce des ex-voto, — au bout de la rue, le cinquième magasin à gauche, chez don Pasquale di Rosa !

Salvatore et Marie continuèrent leur chemin, sous le feu croisé des regards qu’échangeaient les petites brodeuses, assises presque dans la rue, les teinturiers en fleurs accroupis sur le trottoir, lavant leurs mains violettes au ruisseau, les fleuristes qui assemblent ces fleurs teintes en bouquets et en couronnes. Le « magasin » de don Pasquale était un simple éventaire dans une sorte de renfoncement, près d’une imposante boutique où un homme hilare vendait des cercueils de toutes tailles, laqués de blanc, laqués de noir, dorés, argentés, avec de belles fleurs artificielles, des choux de tulle, des flots de rubans. De loin, à travers les vitres, on aurait dit des pianos et des petits meubles d’agrément chargés de corbeilles à l’occasion d’un mariage. Trois ou quatre de ces cercueils étaient posés dehors, dressés contre la muraille, pour engager la clientèle, et toute la population du quartier avait admiré la bière capitonnée en satin blanc, — un vrai nid de jeune mariée !… Seul, don Pasquale di Rosa était sincèrement attristé par ce mobilier funéraire qui faisait saillie sur le trottoir et dissimulait en partie son « magasin ». Les dévotes, en revenant de San Gregorio, dépassaient sans les apercevoir les chapelets en noyaux de dattes, les dizaines en mosaïque, les rosaires d’ambre et de corail teint, et la collection bien complète et vraiment élégante des ex-voto. Il y en avait pour tous les goûts, pour toutes les bourses, pour toutes les circonstances, en plâtre, en cire, en bois, en celluloïd, en métal argenté. Les dames stériles, qui avaient obtenu la fécondité, les mères, qui avaient voué un enfant malade à la Madone, pouvaient acquérir des poupons emmaillotés, sans bras, tout pareils à des larves de vers à soie, — ou à ces fromages de Caccio-Cavallo, d’un blanc jaune, étranglés par une ficelle qui leur fait une espèce de tête. Les infirmes, les malades guéris, trouvaient aisément la figuration en cire de l’organe préservé, grâce à l’intercession miraculeuse de la Madone du Carmel ou de la Madone du Rosaire, de sainte Agathe, de saint Cyr ou de saint Antoine. Et quel beau choix de nez, de bouches, d’oreilles détachées, de jambes avec ou sans cuisse, de seins jumeaux, bien ronds et bien bombés, aux pointes vermeilles, de dos creusés par un sillon ; de ventres douillets au nombril rose et creux, de séants mêmes ! si naïfs qu’ils n’étaient point obscènes. Enfin, aucune pièce ne manquait à la collection, si quelques-unes manquaient à l’étalage. Don Pasquale, dans sa sollicitude, n’avait pas oublié que la Vierge, dûment invoquée, peut épargner à ses dévots les suites d’une imprudence amoureuse et l’inimitié de Vénus.

Ce digne commerçant, jaune, mince et penchant comme un cierge de cinq sous, expliqua longuement à Salvatore que le jeune Gennaro était en course, que sa sœur Nannina faisait soigner à l’hospice sa joue coupée par le rasoir d’un amant, et que Giuseppina, leur mère, demeurait maintenant dans un vicolo du Carmine…

— Nous irons au Carmine.

— Je vous conduirai moi-même ! La portière gardera mon magasin… D’ailleurs, on ne fait plus d’affaires en ce moment… La foi se meurt… Naples n’est plus Naples… Tout l’argent va aux somnambules, aux devineresses, aux assistés… Qui pense encore aux saints ?… Antoine a des clients… François se maintient… mais les autres ?… Si sainte Anne n’était pas la patronne de la Camorra, vous ne verriez plus tant de gens habillés de vert… Allez, tout ça finira mal ! Dieu se lassera… Le Vésuve est tout près de Naples !

Et, reprenant un ton commercial :

— Si madame, qui est si jolie, veut acheter un petit souvenir ? Si madame a une dévotion particulière ?… Quoi ! pas un vœu, pas une grâce à demander ?… Madame ne souhaite pas un bel enfant, un amant fidèle ?… J’ai là des breloques contre le mauvais œil, des cornes, des mains, de petits balais, dernière nouveauté… Madame préfère un tableau ? Ces peintures, faites à la main, en couleurs fines, par un artiste célèbre, représentent les principaux accidents qui peuvent arriver au cours de la vie… Voilà la chute de cheval, l’écrasement sous l’automobile, l’attaque nocturne, l’empoisonnement par les champignons… Voilà la petite fille qui tombe dans le puits. Ses parents sont à genoux ; les pompiers lancent des cordes ; la Madone apparaît dans le ciel… Voilà…

— Madame ne comprend pas l’italien, dit Salvatore.

— Eh bien, dit l’homme triste, expliquez-lui l’affaire et je vous donnerai une commission sur la vente… J’ai d’autres images, plus curieuses, et…

— Vivez en santé, bonsoir !…

Le sculpteur entraîna Marie. Elle était un peu scandalisée par l’exhibition anatomique.

— Bah ! c’est l’usage… Personne n’y fait attention… Ce sont des choses naturelles… Savez-vous qu’on a trouvé les mêmes ex-voto, en terre cuite, à Pompéi, dans le temple de Vénus et dans le temple d’Isis ? Nos saints sont les génies antiques, les petits dieux familiers qui ont changé de noms. Notre Madone est une déesse… Elle a pris à l’Aphrodite Uranie sa robe bleue semée d’étoiles.

— Alors, Naples n’est pas chrétienne ?

— Elle ne l’a jamais été… Superstition, tradition, poésie, vieux mythes déformés, gestes rituels, paroles, formules, fétiches, voilà notre christianisme napolitain.

— Je vous avoue qu’il me fait horreur… Quelle morale peuvent avoir ces gens-là ?

— Ils n’en ont pas. Ils ont un certain instinct de fraternité, de charité, qui subsiste chez les plus misérables. Les œuvres d’assistance sont très anciennes et très nombreuses dans notre pays, et l’aide individuelle y est pratiquée, à tous les degrés, par tout le monde… Quand une mère nourrice tombe malade, les voisines allaitent son bébé ; les adoptions sont très fréquentes. On n’est pas méchant à Naples : on est ignorant, immoral et sale, mais pas méchant… Il y a bien des rixes, des duels à quatre, à six, à huit, où les témoins se battent entre eux pour l’honneur ; il y a bien des amants qui font des estafilades à la figure de leur maîtresse, comme à cette Nannina dont le marchand d’ex-voto nous parlait… Mais, tout de même, on n’est pas méchant… La rasulata, le sfregio, c’est un mouvement de passion que les femmes pardonnent toujours… Quelquefois, elles en sont fières…

— Cela ne vous choque pas, vous, monsieur Salvatore ?…

— Un peu… pas trop… Je comprends les impulsions inconscientes qui commandent aux gens de ma race…

— Ah ! que je suis loin de vous ! dit Marie… Aussi loin que si j’étais née en Amérique… Nous ne donnons pas le même sens aux mêmes mots ; nous ne concevons de la même manière ni la foi, ni la vertu, ni le bonheur, ni la dignité de la vie, ni l’amour…

— C’est vrai, dit tristement Salvatore… Notre sentimentalité — qui est réelle — ne ressemble en rien à la vôtre, et c’est peut-être dans l’amour qu’un homme du Midi et une femme du Nord se sentent étrangers… Pourtant — oserai-je le dire, madame Marie ? — vous avez subi l’influence de ce pays à votre insu… Mon frère, ma mère, nos amis qui vous ont vue, remarquent un changement en vous…

— Quel changement ?

— Vous êtes plus jolie, beaucoup plus jolie, et, plus… moins… enfin, plus femme…

Il regarda Marie qui fut surprise par le sombre éclat de ses yeux et la contraction légère de sa bouche… Mais tout de suite la bonne figure bronzée reprit sa douceur.

— Marchez près de moi, madame Marie, et n’ayez pas peur… Voici la rue que je cherche.

La rue ?… Même pas une ruelle, un passage, une fente, large de deux mètres à peine, dans un colossal pâté de vieux palais, si vieux qu’ils se souviennent de la reine Jeanne ! Ils montent comme des falaises, et le ciel, tout en haut, n’est qu’une bande d’un gris terne ou d’un bleu brutal, selon les jours, et le soleil n’est qu’un haillon d’or, jeté obliquement du toit aux derniers étages. Les murs décrépits, lézardés par les tremblements de terre, ressemblent à des figures sinistres qui auraient reçu le sfregio. Des poutres énormes servent d’étais et diminuent l’espace libre… Des cordes, tendues d’une fenêtre à l’autre, superposent l’ignoble pavoisement des chemises, des langes souillés, des camisoles rapiécées de cotonnades diverses. Plus bas, dans le clair-obscur éternel, bâillent des cavernes noires, des trous d’ombre, où les lampes rougeâtres agonisent devant l’image d’une Vierge ou d’un saint.

Marie, effarée, relevait sa robe et posait ses pieds hésitants sur le sol putride couvert d’une épaisse couche d’ordures. Elle évitait les femmes assises devant les bassi ténébreux où grouillaient des larves blêmes. Les ménagères au sein flasque, enceintes ou nourrices, faisaient cercle autour du fourneau familial. Elles épluchaient des légumes, vidaient des poissons, et laissaient choir entre leurs pieds nus les pelures et les entrailles sanglantes, qui allaient pourrir sur place. Une vieille à figure sibylline semblait prophétiser, avec des gestes de théâtre. Une adolescente anémique chantait, tandis que la coiffeuse épouillait gravement ses abonnées à un sou par semaine. Et quelquefois des gens passaient, béquillards ou manchots, rongés de maladies étranges, horribles avec leur face sans nez ou sans yeux.

Marie balbutia :

— C’est l’enfer !

— C’est l’envers du pays bleu… Voyez ce que la misère séculaire a fait de la belle race demi-grecque… Pourtant, ces malheureux ne sont pas hostiles ; ils ne sont pas envieux ; ils ne sont même pas tristes. Le goût de la joie est si fort dans ces âmes simples, dans ces corps qui devraient être usés et qui résistent… Oh ! prenez garde !… Allez tout droit et regardez devant vous !… — Il prit le bras de Marie et l’entraîna, pour dépasser une douzaine d’enfants installés le long des murs… — On dirait un club, tant ils sont sérieux !… Allez vite, madame !…

Le mouchoir parfumé n’était pas inutile… Plus loin, à l’angle d’une autre ruelle, un marchand disposait, sur une table dégoûtante, des fruits de rebut : cerises, citrons doux, mandarines, nèfles du Japon. Un autre faisait frire des beignets, et l’odeur de l’huile chaude se mêlait au souffle empesté des taudis et du ruisseau.

Salvatore interrogea le marchand.

— Donna Peppina Cocumella ? s’écria l’homme. Eh ! c’est elle-même qui parle au revendeur de ferraille… Je vais l’appeler… Oï !… oï !… donna Peppi !… Venez !… Son Excellence vous demande !…

Les gamins en chemise, les bébés tout nus, qui touchaient du doigt la robe de Marie et se sauvaient comme des rats, reprirent en chœur :

— Donna Peppi !… Donna Peppi !

Une grosse femme pâle, coiffée d’un fichu d’indienne, accourut. Elle brandissait une cafetière de cuivre sans fond.

— Excellence !… Quelle faveur !… Et votre jolie femme !… Vous êtes venus me chercher ici, moi, infortunée !… Arrière, enfants ! Puissiez-vous mourir assassinés !… N’approchez pas ! Nous sommes ici des gens convenables… Je ne savais pas que Son Excellence avait une si belle épouse…

— Madame est une amie, donna Peppi, et elle ne vous comprend pas. Elle est Française.

— De Paris !… Ô Madone !…

Les autres femmes du vicolo, attirées par le grand événement, répétaient :

— Paris !… Paris !…

Marie, affreusement gênée, se contraignait à sourire.

Cependant, donna Peppina Cocumella racontait abondamment l’histoire de sa fille, séduite par cette canaille de Rafaele, et blessée par lui… Elle n’avait rien dit au commissaire, Nannina ! C’était une fille de cœur, capable de tuer son homme, mais non pas de le livrer… Quant à Ciccio… il était quelque part, du côté des Granili, pour affaires… Mais demain, sûrement, Son Excellence le trouverait à l’osteria du Capucin…

— Merci à vous, donna Peppi !…

Le sculpteur mit une pièce dans la main de la bonne femme, tandis que la marmaille assemblée criait :

— Un sou, Excellence !… Un sou !… Je meurs de faim. Excellence !… Pour le macaroni, monsieur !… Vous êtes bon !… Vous avez une belle femme !… Un sou, don Tore !… Mon père est à l’hospice… Ma mère est morte en accouchant !…

— Au diable ! répondait Salvatore qui connaissait les litanies de sainte Mendicité…

Donna Peppina, à coups de cafetière, le délivra.

— Vous n’avez pas honte, bâtards, enfants de prêtre ?…

Salvatore et Marie, engagés dans le dédale infect des ruelles, aperçurent enfin le campanile sombre et baroque, la petite coupole en céramique jaune du Carmine.

Devant eux la place du Marché s’étendit, désolée, défoncée, souillée d’immondices, avec des pavés de lave grise en tas, des parapluies verts ou rouges fichés dans le sol, abritant quelques marchands de fruits, de chiffons ou de ferraille. Les deux obélisques commémoratifs de la grande peste piquaient ce long espace presque vide où tient toute la tragique histoire de Naples, entre des maisons lépreuses, une église et une prison. Là, Conradin fut décapité. Là, Masaniello souleva la plèbe en émeute.

Elle était sinistre, cette place, et laide sous le ciel où roulaient des volutes de vapeurs obscures et chaudes comme des exhalaisons d’un volcan. On sentait derrière ses maisons affreuses d’autres maisons plus affreuses, et d’autres encore, à peine séparées par les puits obscurs des vicoli, tout un entassement de pierres fétides et d’humanité animale. C’était vraiment un cercle de l’enfer, le royaume de la Misère, reine affamée, squelette en haillons, qui trône dans une âcre odeur de pourriture et d’ammoniaque…

L’envers de Naples, l’envers du pays bleu !

Mais les nuages pâlissent, et, dans la vapeur plombée devenue blanchâtre, un rayon glisse comme une épée qui agrandit le trou bleu… Le soleil s’efforce. Il triomphe. Un phare splendide s’allume au sommet du Carmine. Les vitres sales sont des brasiers ou des miroirs ; la poussière est un or vaporeux qui monte ; les ternes guenilles suspendues changent de couleur. Des blancs purs, des verts bizarres, des rouges magnifiques, des bleus fanés et doux palpitent, et, dans le plus infâme des vicoli, une voix de femme se met à chanter, joyeuse et rauque…


Le lendemain fut une journée à surprises. Marie reçut une nouvelle lettre d’Angelo. Des phrases italiennes, fleuries de superlatifs et de points d’exclamations, ornaient le texte français, comme des festons et des guirlandes. Et le sens de ces phrases était si transparent que Marie, stupéfaite, laissa tomber sur ses genoux la lettre et l’enveloppe toute pleine de narcisses effeuillés…

Mais non !… elle se trompait !… Elle voulait s’être trompée… Elle interprétait faussement ces expressions trop tendres où elle retrouvait l’habituelle emphase italienne… Un homme qu’une femme n’a jamais encouragé, d’aucune manière, qui n’a aucun espoir d’être accueilli ou même écouté, ne risque pas un refus, surtout quand cet homme est séduisant, qu’il a le goût, l’habitude et la faveur des femmes… Angelo ne manquait pas d’expérience. Il ne pouvait confondre la cordialité d’une amie avec le manège d’une coquette…

Mais il ne se rendait pas compte, très exactement, du sens qu’une étrangère peut donner à certaines attitudes et à certaines paroles. Il « mettait des dièzes » comme Santaspina. Lorsqu’il s’enhardissait trop et qu’un froid passait entre Marie et lui comme un petit souffle du nord, il esquivait la « gaffe » imminente… « Excusez, madame Marie ! j’ai dit quelque sottise ? C’est que je l’ai dite avec mon cœur, et mon cœur italien ne sait pas encore sentir à la française… Mes sentiments comme mes paroles ont l’accent de mon pays que vous trouvez encore un peu ridicule… Moi, je ne songe pas au ridicule ! Je ne suis pas un Français… » Le ton était si franc, le regard si candide, le geste de la main posée sur le cœur était si comique et si gentil, que Marie était désarmée…

Elle pensait aussi qu’Angelo n’était pas « du monde » quoiqu’il parlât beaucoup des barons Atranelli. Petit bourgeois de Naples, un peu bohème, un peu rapin, et, à vrai dire, point du tout « élevé », il confondait la galanterie et la politesse… Tant de Français, surtout dans le Midi, font la même confusion ! À toute femme, il eût servi le même régal de douceurs. Il disait : « Vous êtes belle… Vous êtes divine… Je rêve de vous nuit et jour !… » comme il eût dit : « Charmé de vous connaître, madame !… » Et ses regards brûlants, ses soupirs, ses allusions à une tristesse qui l’accablait, à un secret enfermé dans son âme, à la mort qu’il eût volontiers soufferte pour assurer la félicité de certaine personne véritablement angélique, tout ce galimatias, toute cette camelote sentimentale, ce n’était pas le désir, ce n’était pas l’amour !… C’était une mode locale, un « produit du pays », comme les chansons, le sanguinaccio, le corail teint et la lave travaillée !…

Pourtant, s’il se croyait épris, quelle complication et quel embarras ! Marie imagina les manœuvres séductrices, l’aveu à grand fracas, et elle résolut d’empêcher à tout prix des scènes délicates et pénibles. L’essentiel, c’est que l’homme n’ait pas prononcé les mots décisifs. Quand il s’en est tenu aux allusions, il peut supposer que la femme n’a pas compris, et l’amour-propre est sauf, — l’ombrageux amour-propre masculin, plus sensible et vivace que l’amour même.

« Au besoin, pensa Marie, je ferai intervenir Salvatore, discrètement… »

L’après-midi, elle prit le tramway du Pausilippe pour se rendre à l’atelier. Trois ou quatre fois, elle avait travaillé chez Salvatore, et elle lui avait laissé quelques-unes de ses miniatures ébauchées, et tout son petit matériel de peintre… Dans le tramway presque vide, un monsieur aux sourcils charbonneux, au teint de caroube, la regarda comme pour l’hypnotiser… Gênée, elle ouvrit le Mattino. Alors, le monsieur vint s’asseoir près d’elle… Il lui demanda :

— Madame est Française ?…

Marie ne répondit pas.

— Américaine ?… Oui, Américaine !… Ces cheveux blonds, quelle belle chose !… J’aime toutes les blondes… Et madame est mariée ?… Non ? Oui… Toute seule à Naples ?… Elle habite loin d’ici ?…

Marie s’obstinait dans son silence… Deux petits soldats, un prêtre crasseux et une blanchisseuse suivaient avec un vif intérêt le manège du monsieur, et le contrôleur, bon enfant, s’efforçait de ne pas gêner ces manœuvres d’approche.

Le monsieur se présenta : Antonio Pellegrino, avocat… âme tendre et passionnée… seul dans la vie…

Marie se leva.

Le monsieur se leva aussi.

« Permettez que je vous aide à descendre… »

Déjà, elle avait sauté sur la route, et elle était dans le jardin de Salvatore. L’avocat trop galant l’avait suivie. Il lui envoya des baisers, à travers la grille, puis il se mit à courir pour rattraper le tramway.

Marie crut divertir Salvatore en lui racontant cette aventure, mais il entra dans une grande colère… Il parlait de rejoindre le tramway, de descendre l’individu, de le gifler, de le bâtonner, de le provoquer. Il criait : « Porco ! vigliacco !… » Puis sa fureur changea d’objet… Il fit mille reproches à Marie. Pourquoi s’en allait-elle, seule, dans Naples, au lieu de se faire accompagner par un ami sûr et dévoué ? Et, tout à coup, il commença une série de réflexions vagues et générales sur le danger d’être jolie et jeune, et seule dans un pays où les hommes ne pensent qu’à l’amour — même les vieillards, même les disgraciés, même ceux qui font profession de philosophie et de renoncement !… Et il en vint à plaindre les malheureux qui adoraient Marie, sans aucune chance de réciprocité…

— Quels malheureux ?

— Vous le savez bien… Tant de passions que vos yeux ont faites… en France… et même à Naples !…

Elle riait, mais il ajouta tristement :

— On ne peut vous connaître sans vous aimer… mais on peut être assez humble ou assez fier pour ne rien dire… Il y a peut-être un homme qui vous aime, qui vous porte « écrite et scellée » dans son cœur et qui se donnerait à vous tout entier sans demander même l’ongle de votre petit doigt pour le baiser… Et il y en a un autre, peut-être, plus séduisant et plus heureux…

Il s’interrompit :

— Eh ! qui frappe encore ?…

En maugréant, il ouvrit. C’était Angelo !…

C’était Angelo, vêtu de gris clair, coiffé d’un simili panama tout neuf, l’œillet à la boutonnière, les joues bien rasées ! Il embrassa, son frère et se jeta presque aux pieds de Marie… Il délirait de bonheur… Libre !… pour deux jours, il était libre !… M. Wallers lui avait octroyé un congé !

— Papa vous a laissé partir? Quelle histoire lui avez-vous contée ?

— Je n’ai pas conté d’histoires à monsieur Wallers… Je lui ai dit la vérité… Je dis toujours la vérité… C’est pour une affaire grave… une affaire de famille… monsieur Wallers, qui est si bon, qui m’aime comme son enfant, m’a dit : « Prenez deux jours. Vous reviendrez avec ma fille… » Et me voilà !

Marie flaira le mensonge joyeux, la combinaison galante… Elle répondit un peu sèchement qu’elle avait résolu de rentrer à Pompéi le soir même…

Angelo devint tout à fait extravagant… Il déclara que madame Marie offensait tous les di Toma en refusant leur modeste hospitalité, qu’elle hésiterait avant de percer trois cœurs nobles, trois cœurs dévoués, qui battaient pour elle !… Donna Carmela serait malade de chagrin, pauvre femme !… Et Salvatore, lui aussi, s’abîmerait dans sa douleur… Quant à Angelo, il ne pourrait supporter le mépris d’une personne si chère à tant de titres…

— N’est-ce pas, Tore ?… Parle, Tore, dis quelque chose !

Le sculpteur considérait son frère et Marie d’un air étrange.

Marie, agacée par l’insistance et l’emphase d’Angelo, prit son carton et sa boîte à couleurs et répéta qu’elle était obligée de partir.

Angelo regarda son frère et Salvatore comprit que les phrases et les grands gestes étaient l’expression caricaturale d’un vrai chagrin, d’un gros chagrin… Alors, il pria Marie à son tour,

— Puisque votre père ne vous attend pas, restez deux jours encore… ou même un seul jour… Faites cette grâce à ma mère et non pas à nous…

Et comme il la sentait ébranlée, il ajouta :

— Nous serons très occupés, tous deux. Maman surtout profitera de votre présence.

— Soit ! Je partirai demain à quatre heures, dit Marie.

Elle regretta aussitôt sa faiblesse.

— Faites-moi chercher une voiture, voulez-vous ? Je désire rentrer à Naples et je redoute le tramway… La galanterie napolitaine est un peu gênante et il me déplaît fort, je vous assure, qu’on me fasse la cour malgré moi.


Angelo avait-il compris la leçon ? Il fut extrêmement cérémonieux pendant le dîner et s’éclipsa bien avant le dessert avec Salvatore… Donna Carmela essaya vainement de les retenir.

— Mais où vont-ils ?… Que font-ils ?… Mon Angiolino a une figure triste comme un vendredi saint !… Peut-être qu’il souffre à cause d’une femme, mon cher fils, mon cœur !…

Une anxiété touchante crispait son beau visage de Junon polychrome — marbre blanc pour la figure, marbre noir pour les cheveux — et elle semblait attendre de Marie une indication ou une confidence…

— C’est une âme, mon Angiolino, c’est un feu !… Il n’avait pas sept ans, il faisait « à l’amour » avec sa cousine Grazia qui était déjà grande… Il disait : « Je suis le mari de Grazia… Je veux coucher dans son lit… » Et, une nuit, il est allé dans le lit de Grazia… Quelle scène pour l’en sortir !… Nous avons tant ri !… Madone !… Et son pauvre père disait : « Il aimera les femmes, mais elles lui rendront amour pour amour. » C’était le plus magnifique enfant de Naples !…

Marie répondit à cette explosion d’orgueil maternel en vantant le génie de Salvatore.

Donna Carmela leva ses belles mains vers le ciel.

— Jésus, son Seigneur et son patron, le bénisse, pauvre malheureux !… Il aurait dû ressembler à son père… car il a tant de cœur, mon Tore, un cœur si clair, un cœur si doux, qu’il mériterait la plus parfaite des femmes. Hélas ! il est infirme, pour mes péchés !… Il a honte de sa personne, lui, un artiste, créateur de corps sans défauts…

— Je ne trouve pas Salvatore déplaisant, dit Marie. Pourquoi ne serait-il pas aimé ?

— Merci à vous, belle chère fille, pour ces paroles… Mon Tore ! S’il vous entendait !… Il vous veut tant de bien ! Vous êtes « le noir de ses yeux… » Et qui ne vous aimerait, petite tête d’or, petit ange ?

Marie songeait :

« Cette famille di Toma est singulière !… Ils ne pensent qu’à l’amour, et voilà donna Carmela, une honnête créature, pieuse et même dévote, qui semble m'offrir un de ses fils, au choix… »