La Douceur de vivre/9

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeur (p. 136-153).


IX


Marie et Wallers, Angelo et Spaniello, redescendirent ensemble la rue de Stabies. M. Wallers ne riait plus. Il s’était avisé que les aquarelles d’Angelo étaient à peine ébauchées, et l’artiste nonchalant prévoyait déjà la rude algarade et le blâme public infligés par le « second père ! »

Pour retarder le moment désagréable, Angelo pressait le pas, et prenait de l’avance, entraînant Marie Laubespin loin devant les archéologues. Et il se rappelait les beaux jours qu’il avait vécus, avec elle, à Naples, pendant que M. Wallers s’installait à Pompéi.

Salvatore était le patito de Marie, mais Angelo était un cavalier servant. Son âge et sa figure le prédestinaient à ce rôle aimable. Sa mère et son frère trouvaient tout simple qu’il accompagnât madame Laubespin, et quand il disait, par hasard : « Je resterai à la maison », ou : « J’irai à Pompéi. Il faut que je travaille… », on le regardait comme un héros. Pendant le mois de janvier, il avait organisé des excursions, des visites au musée, à San-Martino, aux Camaldules, des soirées musicales avec Santaspina et quelques violonistes amateurs. Il avait même donné des leçons d’italien à la dame de ses pensées, afin de lui enseigner les nuances exquises du langage, et pourquoi : « Je vous aime ! » n’est pas plus tendre que : « Je vous veux du bien ! » C’était une bien agréable existence, toute de galanterie, de courtoisie et de rien-faire, c’était la « vie noble », qui convient à un gentilhomme « des barons Atranelli »… Et « bonne nuit » pour l’archéologie et la peinture !

Cependant M. Wallers invitait son jeune collaborateur à le rejoindre, mais Angelo ne se souciait pas d’habiter l’auberge de la Lune, parmi les Scandinaves gigantesques, les Allemands informes et les peintresses anglaises aux chignons couleur de filasse. « Naples est si près, disait-il. Je viendrai tous les jours… » Et il n’était venu que tous les trois ou quatre jours, entre deux trains, et il avait conté quelques histoires de voleurs au second père… L’horaire était changé… le tramway de la gare avait eu des pannes… la montre d’Angelo était sujette à des syncopes… Donna Carmela était malade… Des cousins de Palerme arrivaient par le bateau…

À cette dernière nouvelle, M. Guillaume Wallers avait répondu simplement :

— Ne me parlez pas de bateau ! Cette ironie est déplacée… Maintenant, mon cher Angeîo, je vous donne vingt-quatre heures pour renvoyer vos cousins en Sicile et venir vous-même à Pompéi. Une chambre est disponible à l’auberge de la Lune. Ma fille y serait fort mal, mais vous y serez fort bien. Nous travaillerons ensemble et vous réglerez votre montre sur la mienne…

L’ukase de M. Wallers marqua la fin des temps heureux. Le descendant des barons Atranelli songea que la « vie noble » coûte cher et que sa bourse était plate. Le terne qu’il poursuivait, au lotto, depuis cinq ans, ne voulait pas sortir. La douloureuse obligation du travail s’imposait. Angelo fit bon visage à mauvaise fortune.

À ce moment, M. Wallers était dans la fièvre de ses noces avec Pompéi. Il redécouvrait la ville. Il la possédait par les yeux et par la pensée.

M. Weiss, de Munich, M. Hoffbauer, de Dusseldorff, M. Stremsoë, de Christiania, et ses quatre filles blondes, le vieux petit abbé Masini, de Turin, les frères Barrington, de Londres, enfin le colossal peintre russe dont personne ne pouvait prononcer le nom, — tous ces gens qui transformaient en Babel l’auberge de la Lune, qui vivaient à Pompéi, de Pompéi, et pour Pompéi, étaient devancés, le matin, par M. Guillaume Wallers, à l’ouverture de la porte Marine. Quelquefois, il traînait avec lui Angelo, réveillé bon gré mal gré.

Et l’étude commençait, méthodique et minutieuse. Les carnets de notes gonflaient les poches du savant. Il s’embusquait à tous les carrefours, avec son appareil photographique. L’architecture, d’abord, l’intéressait… Il lui accordait un mois ; puis deux mois pour la peinture et la sculpture ; deux autres mois pour les objets usuels, les bijoux, les inscriptions.

Le plan de l’ouvrage était fait, mais cet ouvrage comportait deux cent cinquante illustrations — dessins, gravures, aquarelles en couleurs — qui représentaient une année de travail pour Angelo. Et M. Wallers n’entendait pas qu’un dessinateur inexact compromît l’heureux achèvement, et la publication opportune du chef-d’œuvre.

Il lâchait Angelo vers onze heures et le retrouvait à une heure, pour la collation. Après le café, saint Janvier lui-même, escorté de toutes les âmes du purgatoire, n’eût pas décidé le peintre à reprendre ses pinceaux. Cigarette, bavardage, flânerie… M. Wallers accordait une heure à la paresse napolitaine ; mais, l’heure écoulée, il donnait le signal… Et l’on retournait aux ruines.

Quelquefois, en passant à la porte Stabienne, on appelait M. Spaniello qui habitait un villino blotti contre le rempart. Angelo s’en allait seul par les rues déjà tièdes. Il s’arrêtait devant toutes les maisons fameuses, devant tous les jardinets où M. Spaniello avait replanté, dans les trous authentiques, les oléandres et les violettes, le lierre et l’iris ; il causait avec tous les gardiens, et, quand des touristes passaient, les étrangères un peu jolies apprenaient ce qu’est l’œillade napolitaine, le regard de velours noir qui glisse de côté, entre les cils, et qui appuie, qui insiste, qui dit : « Je voudrais bien… » et quelquefois : « Voulez-vous ?… »

Il rêvait à des aventures… Souvent, il entrait dans la baraque où le placide Gramegna construisait des villas romaines, hautes de quinze centimètres, en cire, en plâtre, en bois, et si complètes que pas un chapiteau, pas une brique, pas une dalle, pas un morceau de mur en faux marbre — troisième style ! — du modèle original, ne manquait à la copie… Gramegna était ravi de voir Angelo, mais il n’avait rien à lui dire, excepté les accidents survenus à telle colonnade, fabriquée avec de petits morceaux d’os, à tel jardin, d’un décimètre carré, taillé dans du liège et peint en couleur de verdure et de rocaille. L’excellent Gramegna était comme l’excellent Spaniello, un maniaque, doucement envoûté par Pompéi. Ses ambitions, ses amours, toute son existence d’homme jeune, tenaient dans l’enceinte ruinée, entre la porte du Vésuve et la porte de Stabies, entre la porte d’Herculanum et la porte de Nola.

Angelo lui demanda un jour s’il était amoureux…

— J’ai une maîtresse, répondit Gramegna effrontément.

Et il ajouta, avec un bon rire :

— Tu la connais. Elle loge dans le petit musée, près de la porte Marine… On peut l’y voir, toute nue, comme Vénus. Et pas une Napolitaine n’a des reins plus élégants et des jambes plus fines.

Il parlait du célèbre moulage qui reproduit la forme d’un jeune corps féminin dissous dans la cendre durcie.

Angelo ricanait :

— Si ça te suffit !

Et il insinuait que Pompéi « manquait de femmes ».

— Allons donc ! À l’auberge de la Lune…

— Des Walkyries, énormes et blanches, de véritables icebergs… Elles me glacent le sang À force de les voir, je me sens devenir phoque… Non, Gramegna, celle que j’aimerais…

— Celle que tu aimerais, Ange, n’est pas pour toi !…

Gramegna recommençait à tailler son liège, à pétrir ses boulettes de cire, et Angelo s’en allait.

Il transportait son chevalet et son escabeau de la maison du Faune à la maison du Poète magique, des « Amours dorés » aux « Noces d’argent », des Thermes au Forum triangulaire… Et partout, il traînait un regret et un désir qui le faisaient jurer tout bas… Mais quand il s’était décidé à travailler, la beauté du lieu, le plaisir presque sensuel de tripoter la couleur, l’échauffaient d’une fièvre imprévue. Pompéi s’animait sous ses yeux, écartait ses voiles de cendre, offrait sa chair brune, son visage éclatant et fardé. Tous ces gris fins, ces roux dorés, ces jaunes somptueux, ces laques noires, tout ce cinabre chantant, toute cette polychromie des colonnes, des murs, des pavements, pénétrait Angelo, qui la reflétait en lui, comme un miroir, et devenait, suivant son expression même, « tout plein de couleur en dedans ». Il buvait la couleur ; il la goûtait ; il croyait l’entendre vibrer dans l’air limpide, vibrer dans son sang et dans ses nerfs… Alors, le travail redouté devenait une jouissance. Angelo lavait ses pochades avec une adresse et une célérité merveilleuses, car il savait tous les « trucs » du métier. Il avait du talent, mais il avait surtout ce que les peintres appellent de la « patte »… Puis cette ardeur tombait tout d’un coup. Angelo bâillait, allumait une cigarette et chantonnait « Capille nire » ou « Luna nova ». Son âme éteinte ne reflétait plus que l’ennui.

Les fins de journée surtout étaient lugubres. Quand les derniers visiteurs avaient franchi les tourniquets, Angelo n’était pas libre de partir en laissant ouverte, derrière lui, quelque maison précieuse. Il devait attendre le custode qui fermerait les portes et les grilles… Parfois, seul dans un petit jardin, il suivait sur les murailles peintes la remontée de la lumière, toujours plus oblique et plus rouge. Bientôt, les crêtes calcinées, les chapiteaux des colonnes, s’empourpraient sur le bleu verdissant du ciel. Les chambres, dont on avait refait la toiture, s’emplissaient d’une ombre inquiétante… Les nymphes des fresques mouraient dans cette ombre, et les amphores de terre cuite, dressées contre la paroi, devenaient de mystérieuses femmes aux longues jambes serrées… Ces amphores troublaient Angelo. Il se rappelait des histoires de goules et de stryges que sa nourrice calabraise lui avait contées dans sa petite enfance. Pompéi païenne est tout imprégnée de péché ; l’eau bénite n’a jamais touché ses dalles ; les démons de la luxure habitent ses réduits secrets où des courtisanes et des jeunes hommes mêlent leurs corps académiques !… Un bon chrétien ne se sent pas tranquille, le soir, dans ce lieu hanté par des âmes qui n’ont pas connu Jésus-Christ. Angelo ne faisait pas de bravade, puisqu’il était seul ; les vieilles Peurs superstitieuses lui passaient des doigts glacés dans le dos. Alors, simplement, il esquivait un signe de croix, baisait son pouce, et invoquait son patron, l’ange Michel…

Enfin, ne tenant plus en place, il sortait dans la rue, nerveux comme un chat, tout crispé d’horripilation, et il écoutait le silence. Son ouïe hallucinée croyait reconnaître un glissement de voiles, un rire fêlé… Rien… Le Vésuve, au bout de la rue, élevait sa croupe crevassée, qui semblait venir en avant. Une odeur de narcisse montait des jardins, odeur puissante et subtile où se mêlaient un parfum d’éther et un très léger relent de cadavre…

Le crépuscule versait sa cendre sur la cendre…

Et c’était l’heure où les boutiques de Toledo s’éclairent, où les dames, revenant de la Villa Nazionale, font arrêter leurs équipages devant les pâtissiers. Les petits « journalistes » crient à voix rauque les dernières nouvelles… Les vendeurs de citrons et de figues d’Inde allument leurs lanternes de papier… La galerie Umberto regorge de foule. Angelo se rappelait la table du glacier, les vitrines des photographes et des marchands de corail… Il avait eu des aventures, dans cette galerie… Ô Naples bruyante, fleurie, souillée, chère Naples, où es-tu ? Le triste Angelo revoit tes filles drues, chevelues et chaudes, et regardant Pompéi roulée au linceul du soir, il pense :

« Sainte Madone ! il me semble que je couche avec une morte. »

Un vrai Napolitain porte le dieu de la combinaison dans son âme ingénieuse. Angelo eut des conférences secrètes avec le garçon et la fille de chambre, à l’auberge de la Lune. Et le professeur allemand qui s’éternisait dans la plus belle chambre — dans la future chambre de Marie ! — trouva un scorpion dans sa cuvette. Le scorpion était mort et desséché depuis l’automne, mais le professeur faillit tomber en syncope, et sa fureur balbutiante fit craindre à MM. Weiss et Hoffbauer qu’il ne mourût entre leurs mains, de congestion. Malgré les efforts de ses compatriotes, il voulut quitter immédiatement l’hôtel et, le soir même, il prit le train pour Pœstum, Taormine et Syracuse.

Angelo donna une pièce au domestique, un baiser à la servante, et consola le patron en lui promettant le secret sur cette aventure.

La chambre au scorpion fut nettoyée et M. Wallers annonça la prochaine arrivée de sa fille. Alors, Angelo se multiplia. Il fit le peintre décorateur, l’ébéniste et le tapissier. Par ses soins, le plafond devint un ciel bleu où s’envolaient des hirondelles ; un vieux rideau se rajeunit en housse sur un fauteuil ; des mousselines orientales, un peu usées, un peu effrangées, cachèrent les portes, et, pour rendre une virginité à la table branlante, à la toilette boiteuse, on fit venir de Naples quatorze petits pots de ripolin.

M. Wallers, candide et sans aucun soupçon, admirait l’activité du jeune homme.

Il disait à M. Spaniello :

— J’ai calomnié le petit di Toma ! Je le croyais paresseux… Point du tout ! Il n’était que distrait et léger. Bien surveillé, il fera merveille… Et je me félicite de le tenir ici, sous ma main. Sans doute, à Naples, quelqu’un l’empêchait de travailler… ou quelqu’une…

Marie arriva enfin, conduite par Salvatore. Elle trouva sa chambre toute blanche, avec un plafond tout bleu, et partout des roses peintes en guirlandes, partout un parfum de térébenthine qui s’en irait vite dans les courants d’air… Une botte de jonquilles cachait la petite brèche du pot à eau et se reflétait dans la glace un peu fendue… Marie reconnut les soins d’Angelo. Elle en fut touchée :

— Grâce à vous, dit-elle, je me plairai ici… J’y serai tranquille et heureuse.

Et elle ne vit pas que Salvatore soupirait.

Guillaume Wallers, ce jour-là, oublia Pompéi pour sa fille… Il était content de la revoir. Sa tendresse paternelle déborda sur Angelo, et il fit mille compliments au jeune homme.

Mais, le lendemain même, il perdit quelque illusion sur la vaillance de son collaborateur.


Il se plaignait encore à M. Spaniello, tandis qu’Angelo et Marie marchaient devant eux, dans la rue étroite.

— Sacré Angelo ! avec sa guitare et son chevreau danseur !…

— Il est jeune, monsieur Wallers ! À sa place, moi-même…

— Vous ne feriez pas sauter des chevreaux dans le jardin des Vettii…

— Ça, non, jamais !…

— Vous êtes un homme sérieux…

— Je suis sérieux, mais je suis homme, répondit doucement M. Spaniello…

Il regardait les jeunes gens qui marchaient côte à côte, au même pas, et il songeait que l’aveuglement des pères égale celui des maris. Mais il n’osait expliquer sa pensée… Il dit seulement :

— Madame Laubespin a tout à fait l’air d’une jeune fille, et je ne puis croire qu’elle ait été mariée…

M. Wallers n’entendit pas cette réflexion de son collègue. Il admirait la porte Stabienne qui arrondit encore sa noble voûte dans l’épaisseur du rempart, et il considérait les derniers chantiers des fouilles qui marquent la limite de la Pompéi exhumée. De la porte Stabienne à la porte de Nola, la cendre et la pierraille volcanique couvrent encore une Pompéi dormante, et les cactus, les herbes grises, les pins chétifs croissent librement sur son linceul.

— Vous avez dit que Pompéi n’apparaîtrait pas tout entière avant un siècle ! s’écria Wallers, désolé. Ces paroles de mauvais augure me reviennent, chaque fois que je passe par ici… Dans un siècle, Spaniello, dans un siècle !… On trouvera des maisons charmantes, des peintures que l’air n’aura pas flétries, des bronzes grecs, des bijoux, des papyrus… Dans un siècle ! Et nous ne verrons pas ces merveilles ! Nous serons morts… Pourquoi toutes les nations civilisées ne se cotisent-elles pas afin d’envoyer ici des milliers d’hommes qui délivreraient Pompéi et la rendraient, complète, à nos yeux vivants ?

— L’argent nous manque, dit tristement M. Spaniello. La contribution de l’État est presque nulle, et ce sont les visiteurs qui assurent le budget de Pompéi… Mais consolez-vous, cher monsieur Wallers. Les quartiers ensevelis sont très probablement des quartiers pauvres…

— Hypothèse !

— … et, d’autre part, Pompéi délivrée perdra beaucoup de son charme avec son mystère. La femme nue plaît moins que la femme demi nue dont le voile incertain glisse, s’arrête, retenu par la hanche et le genou… À découvrir Pompéi, lentement, notre curiosité passionnée s’avive ; la moindre beauté aperçue nous donne l’ivresse de la conquête et de la possession…

— Elle nous donne aussi la fièvre de la jalousie. Dès que vous avez trouvé une fresque sur un pan de mur, vous la cachez pour en jouir tout seul, et c’est à regret que vous la livrez aux profanes… Ainsi dans cette nouvelle villa, qu’un fermier a découverte en creusant un puits, à Boscotrecase, près du Vésuve, il y a une fresque…

M. Spaniello s’agita nerveusement :

— Ne me parlez pas de cette fresque, monsieur Wallers !… Je serais heureux de vous faire plaisir, mais je ne puis vous introduire dans la villa, tant que le gouvernement n’aura pas acheté le terrain au propriétaire qui a fait les fouilles, pour son compte personnel.

— On dirait que je vais la voler, votre fresque !

— Oh ! monsieur Wallers, vous savez bien que la loi italienne réserve à l’État la priorité pour l’achat des œuvres d’art. Mais l’État n’est pas riche, et les propriétaires peuvent être tentés par l’argent américain…

Ils discutaient ainsi, arrêtés devant l’atelier des Foulons. Marie et Angelo étaient déjà tout près de la porte Stabienne. La jeune femme tourna la tête :

— Bon ! voilà papa et monsieur Spaniello qui se querellent. Ils oublient que je vais à Naples.

— Vous allez à Naples ! Et pourquoi ?… Pour acheter des blouses blanches ! Ma mère vous les enverra…

— Et mes miniatures que j’ai laissées dans l’atelier de votre frère ?

— Il vous les enverra, avec les blouses…

— Non, non ! je dois les apporter moi-même…

— Qu’en ferez-vous ?

— Je les achèverai. La lumière, dans ma chambre, est assez bonne…

Angelo éclata :

— Alors… alors, ce sera fini de nos promenades, de nos conversations… Je ne vous verrai plus ! Je passerai des journées sinistres, tout seul, comme un vrai hibou des ruines !…

— Mais, vous-même, vous devez travailler.

— Je le dois, oui… parce que je ne peux pas faire autrement… parce que monsieur Wallers me tient à la chaîne… Tandis que vous, une femme, une jeune femme !…

Il grommela quelques mots en italien.

— Que dites-vous ?

— Je me plains.

— Plaignez-vous en français.

— Je ne saurais pas… Vous me trouveriez ridicule… Les Françaises trouvent ridicules les sentiments profonds, les passions naïves qui s’expriment sincèrement…

Marie le regardait en souriant et reprenait involontairement la comparaison qu’elle faisait dix fois par jour, à propos de tout. Angelo, introduit par les circonstances dans l’intimité des Wallers, avait des libertés et des privilèges qui naguère appartenaient au seul Claude, mais sa présence, par un détour bizarre, ramenait toujours Marie vers l’absent.

« Ah ! pensait-elle, comme mon pauvre Claude a tort de craindre les réflexions que je puis faire !… Angelo est très beau, et je ne le trouve pas ridicule, mais il est fait pour être peint et sculpté, et non pas pour être aimé… du moins par une femme de ma race… Ces cheveux trop noirs, cette peau ambrée, cet excès de cils et de sourcils, lui donnent un air… l’air d’un homme pas assez lavé… Pourtant, il est soigné, Angelo ! Il n’est pas comme son ami Santaspina qui nous a révélé, un jour, qu’une brosse n’avait jamais déshonoré ses belles dents… C’est un enfant, un grand enfant, pas méchant et d’âme très simple, un enfant qui déteste le travail prolongé, l’ennui, la pluie, les gens qui parlent de la morale et les gens qui parlent de la mort… Il a l’ingénuité des enfants, leur despotisme câlin, leur rouerie… Près de lui, je me sens presque vieille ; et il me traite comme une grande sœur… Et parfois, au contraire, sa puérilité me rajeunit, et je redeviens petite fille… »

Cet enfantillage d’Angelo divertissait beaucoup Marie qui avait toujours vécu parmi des gens graves, ou tout au moins sérieux et pratiques. Elle aimait Angelo comme on aime les petites choses charmantes et inutiles, comme on aime les compagnons de voyage, rencontrés sur le pont d’un bateau. On dîne avec eux, on cause avec eux, on descend avec eux, aux ports d’escale ; on est, avec eux, plus familièrement qu’avec des amis, et, la croisière terminée, on les oublie…

Mais Claude était celui qu’on n’oublie pas, avec qui l’on voudrait aller, par la mer paisible et la mer tempétueuse, jusqu’au bout du voyage.