La Douceur de vivre/12

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Calmann-Lévy, éditeur (p. 195-204).


XII


Isabelle à Marie.
5 avril.

Grande nouvelle, bonne nouvelle, ma chère Marie ! Frédéric part pour Chicago et il refuse de m’emmener avec lui. D’autre part, je refuse absolument de rester avec ma belle-mère… Les bons conseils de ma tante Wallers, mes efforts, ma patience, ont été bien inutiles… Madame Van Coppenolle ne se borne plus à critiquer mes toilettes et mes actions. Elle me fait espionner par les domestiques et je la soupçonne d’avoir organisé chez nous un cabinet noir… Parce qu’un ami de Frédéric, un jeune architecte français — et digne d’être Munichois ! — avait pris l’habitude de venir, à mon jour, causer, bien innocemment, d’art et de littérature, parce qu’il m’envoyait des revues, des livres, des fleurs, madame Van Coppenolle s’est hérissée ! Elle a prétendu que je flirtais avec ce M. André de Matys, que j’étais le déshonneur des Van Coppenolle et le scandale de Courtrai ! Frédéric n’est pas jaloux, tu le sais ! Ma paresse et ma froideur le rassurent, et, d’ailleurs, il est persuadé qu’un homme tel que lui ne peut être trompé ni en affaires ni en amour… Mais il approuve, en bloc, tout ce que dit, tout ce que fait sa mère, depuis les théories éducatives jusqu’à la façon de tourner la salade… Je t’épargne le détail de la scène conjugale qui suivit l’intervention de la douairière… Cette fois, je me révoltai. Je parlai de me réfugier à Pont-sur-Deule et d’y rester…

— J’irai vous chercher.

— Je refuserai de vous suivre.

— La loi est pour moi.

— Je me moque de la loi… Nous divorcerons. Je ne demande qu’à divorcer.

Ma belle-mère poussa des gémissements plaintifs.

— Jamais on n’a divorcé dans la famille Van Coppenolle…

— Tout arrive.

— Votre cousine Marie…

— Nous ne sommes pas faites du même bois… Et plût à Dieu que j’eusse épousé André Laubespin ! Je me fusse mieux accommodée de ses vices que de vos vertus… D’abord, si l’on me pousse à bout, je me passerai du divorce… Je me ferai enlever !… J’entrerai au théâtre !… On lira le nom de Van Coppenolle sur des affiches !…

Je parlais, je criais, je pleurais, et l’horrible salon bleu tremblait, des boiseries au lustre. Frédéric ferma les portes, baissa les stores… « Êtes-vous folle ! si l’on vous voyait !… » Il était blême et je crus qu’il allait me battre… Mais, hélas ! il se contint… Cependant, mon affreuse belle-mère prenait le parti de s’évanouir. Je la laissai aux soins de son fils et je montai dans ma chambre.

Le soir, mon mari se présenta, tranquille et dur. Il me déclara que sa mère refusait de me garder à Courtrai en son absence. Je répondis que j’étais chez moi et que je refusais, moi, de garder madame Van Coppenolle.

— Jamais ma mère ne quittera cette maison qu’elle gouverne pour le bien de tous, puisque vous êtes incapable de diriger votre ménage, d’élever vos enfants…

— Alors, je partirai… Je vous accompagnerai en Amérique. C’est mon droit. La loi que vous invoquez m’oblige à vous suivre et vous oblige à me recevoir !

Frédéric n’avait pas prévu cette proposition. Il sembla déconcerté, mais il se reprit tout de suite.

— Je ne ferai pas un voyage d’agrément, ma chère amie… (Il se radoucissait.) Vous vous ennuieriez et vous me gêneriez beaucoup… Pour tout concilier, ne seriez-vous pas heureuse de passer quelques semaines en Italie, auprès de votre oncle Wallers et de votre cousine ? Ils auraient soin de vous et vous n’en recevriez que de bons conseils et de bons exemples…

Je n’en croyais pas mes oreilles…

— C’est sérieux ?

— Très sérieux !…

Je perdis la tête !… Je battis des mains !… Je faillis danser de joie…

— Oh ! Didi ! que tu es gentil !

J’appelais Frédéric « Didi », comme aux premiers jours de notre mariage, et j’allais me jeter à son cou — fallait-il que je fusse folle ! — quand il déclara, sèchement :

— Je constate que vous quitterez votre famille sans regrets !… Mais ne me remerciez pas… Je vous envoie en Italie pour avoir la paix, pour n’être pas troublé par l’écho de vos querelles avec ma mère… Vous partirez dans quinze jours. Commandez vos toilettes. Bonsoir…

Il s’en alla et je me trouvai fort allégée de reconnaissance, mais si heureuse, si heureuse, que je ne pus dormir de la nuit…

Ô Marie ! j’aurai donc ma part de ce printemps napolitain qui embaume tes lettres à Claude, — car, méchante, tu ne m’écris guère et je n’ai de tes nouvelles que par notre ami d’Arras ! — Je verrai tous ces gens que tu dépeins si bien, le bon Salvatore, la « Junon polychrome », les savants allemands et le bel Angelo qui doit être un peu amoureux de toi, chère dévote, parce que tu es charmante, parce que tu es vertueuse, parce que tu ne l’aimes pas, parce que, peut-être, un autre… Mais non, ne rougis pas, ne t’offense pas, chérie ! Je respecte tes secrets… Je ne suppose rien… Claude, qui ne venait jamais à Courtrai, vient quelquefois, le dimanche, pour parler, pour m’entendre parler de toi. Il m’aime un peu, parce que je t’aime… Et il est triste, triste…

Je m’arrête… À bientôt, ma chère Manie, ma jolie sœur. Je passerai quelques jours à Paris pour préparer mon trousseau de voyageuse…

Tendres baisers.

ISABELLE.


Frédéric Van Coppenolle à Guillaume Wallers.
Courtrai, 3 avril.
Mon cher oncle,

Pouvez-vous recevoir ma femme, de la mi-avril jusque vers la fin de juin ? Vous rendriez un grand service à Isabelle, à ma mère et à moi-même. De graves intérêts m’appellent en Amérique. J’ai besoin de n’être pas troublé et tourmenté par de sottes querelles domestiques et familiales. Isabelle méconnaît les hautes vertus de ma mère qui est à bout de patience. Il m’est impossible de les laisser seules tête à tête pour deux mois, et, d’autre part, j’ai résolu que mes enfants resteraient avec leur aïeule. Vous approuverez certainement ma résolution.

Bien souvent, vous avez accueilli ma femme chez vous, contre mon gré. Vous ne refuserez pas de l’accueillir encore, avec mon assentiment. J’ai parfois regretté votre trop grande indulgence pour les caprices et les défauts de votre nièce, mais je reconnais que vous seul, et Marie, pouvez exercer une influence salutaire sur cette Parisienne écervelée. Même à Courtrai, dans notre sage petit monde flamand, elle affecte des allures de mondaine ; elle cherche à plaire ; elle oublie qu’une mère de famille ne doit plus compter parmi les femmes que l’on courtise… Ramenez-la, mon cher oncle, à une conception plus juste des devoirs féminins. Elle vous respecte et vous aime et elle est, au fond, plus légère que méchante, et plus bornée que véritablement immorale. Je ne lui reproche pas la médiocrité de ses goûts, car j’ai horreur des intellectuelles, mais les êtres inintelligents doivent, au moins, quelque docilité aux êtres qui leur sont supérieurs. La hiérarchie est nécessaire dans la famille, comme dans la société.

Recevez, mon cher oncle, l’assurance de ma gratitude et de mes sentiments dévoués.

FRÉDÉRIC VAN COPPENOLLE.


Claude à Marie.
Arras, 8 avril.

Marie aimée, la simplicité même de votre franchise rassure mon cœur ombrageux, un peu ému, cependant, par vos confidences… Je suis de votre avis, M. Angelo est un peu « jeune » — à moins qu’il ne soit très expérimenté et très malin. Vous ne l’avez pas encouragé ; vous le découragerez, s’il est nécessaire, par votre attitude ou même par l’expression très nette de votre mécontentement. S’il est fin, il sentira la partie perdue ; s’il persiste, vous le traiterez comme un sot ou comme un insolent. De toutes façons, vous devez en être débarrassée. Je ne crains pas ce rival un peu grotesque, malgré sa beauté. Cette espèce-là n’est pas dangereuse pour une femme de votre caractère, et je redouterais plutôt Salvatore, s’il n’était affreux, — car il est affreux, n’est-ce pas, il est horrible ? J’ai besoin de croire qu’il est horrible afin de ne pas le haïr éperdument !… — Vous déclarez que c’est une « âme noble » et un « grand artiste »… Tant mieux pour lui si ses mérites justifient votre admiration. Mais, Angelo !… C’est un fantoche, mon amie ! C’est un polichinelle, avec un profil grec et sans bosses. On n’est pas jaloux d’un pantin. L’histoire des lettres et de l’arrivée imprévue qui m’avait contrarié me semble tout à fait comique… Pourtant, vous n’auriez pas dû céder aux prières de cette famille accapareuse, et je m’explique mal la faiblesse qui vous a fait rester à Naples un jour de plus… Je m’étonne aussi que l’absence de confort, et la promiscuité forcée avec trop de personnes, ne vous aient pas dégoûtée encore de Pompéi. Le printemps, dites-vous, est plus chaud qu’un été de France, et les ruines, sous le soleil, ont une température de four… Ne restez pas plus longtemps dans cet endroit pittoresque, poétique et malsain. Madame di Toma vous a offert de passer quelques semaines dans la montagne, à Ravello, je crois ? N’hésitez pas. Partez pour Ravello. Le fantoche, retenu par votre père, vous laissera enfin tranquille, et je vous permets, à l’extrême rigueur, la compagnie de Salvatore… Vous voyez que je suis bien raisonnable et point jaloux. Êtes-vous contente ?…


Même jour.

… J’apprends à l’instant, mon amie, par un billet d’Isabelle, qu’elle sera bientôt près de vous !… Je ne puis me défendre d’un regret poignant, et il me faut toute ma raison, tout mon courage, pour ne pas sauter dans le train qui va passer ce soir… le même train qui vous emporta… Ah ! que je suis malheureux et que je me sens vous aimer, et que je vous sens lointaine, Marie, petite Marie !

Vous ne comprenez donc pas que je souffre de cette séparation voulue par vous, et par vous si allègrement supportée ! Vous ne comprenez donc pas que je m’affole à comprimer ma passion, à lui opposer je ne sais quels obstacles créés et maintenus par vos préjugés — je lâche le mot, tant pis ! — Si vous m’aimiez, comme ces préjugés tomberaient vite !… Mais vous ne m’aimez pas… Vous n’êtes pas une vraie femme, vous…

Pardon, Marie ! je viens d’écrire des phrases qui vous indigneront. Je ne veux pas les supprimer. Ce serait une sorte de mensonge… J’ai subi une crise douloureuse… Devinez, si vous pouvez, et pardonnez-moi…

Je vous adore, hélas ! et vous m’aimez bien. Chacun de nous donne à l’autre tout ce qu’il peut donner. La part n’est pas égale. Ce n’est pas votre faute…

Je prie votre cousine de s’arrêter ici entre deux trains. Je veux la saluer au passage… Nous sommes devenus très bons amis. Mais, que vous importe ?… Vous n’êtes pas jalouse, parce que vous êtes trop sûre de moi.

Je baise vos mains.

CLAUDE.