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La Douceur de vivre/13

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeur (p. 205-223).


XIII


Depuis son retour de Naples, Marie Laubespin délaissait Pompéi. On ne la rencontrait plus, blanche au soleil, dans les ruelles ; elle ne s’asseyait plus dans la bicoque où Gramegna modelait des temples romains. Elle ne cueillait plus, avec M. Spaniello, les violettes d’Holconius et les roses du Centenaire. M. Wallers, interrogé, répondait :

— Ma fille reconstitue une miniature de missel, c’est une tâche difficile ; Marie a besoin de solitude et d’assiduité… Mais, quand arrivera ma nièce Van Coppenolle, elle fermera sa boîte à couleurs, et Pompéi la reprendra toute…

À l’auberge, chacun respectait ce travail de Marie. M. Hoffbauer félicitait la jeune femme de sa piété archéologique et réclamait des indications précises sur l’origine, l’époque, l’état du missel flamand. L’abbé Masini demandait un calque, un petit dessin, avec la signature de la copiste. Seul, Angelo demeurait morne et courroucé. Il avait accablé Marie en assez de lettres qui étaient restées sans réponse et il comprenait bien que madame Laubespin évitait les explications. Après le déjeuner, elle affectait de prendre le bras de Wallers, pour une brève promenade sous les eucalyptus. Le soir, elle ne quittait pas l’exèdre où siégeait la petite Académie cosmopolite des savants. L’après-midi, elle s’enfermait, et le triste Angelo soupirait et jurait, seul, dans quelque jardin à statues et à rocailles.

Parfois, quelqu’un proposait une excursion intéressante ; Marie disait toujours : « Pas maintenant… Quand Isabelle viendra… » Et tous les petits plaisirs étaient ainsi reculés, subordonnés à cette venue prochaine de madame Van Coppenolle dont Marie vantait la beauté, l’aimable caractère, l’humeur enjouée. Elle prenait Angelo à témoin : « Vous connaissez ma cousine… N’est-elle pas une magnifique personne ?… Avouez que vous fûtes ébloui, en la voyant… » Angelo répondait tout haut : « Oui… oui… magnifique… élégante… sympathique… » Et, tout bas, il grognait : « Votre cousine peut venir… Je ne perdrais pas le sommeil pour elle, si je ne l’avais déjà perdu… »

Cependant M. Wallers et ses confrères eussent été bien étonnés en pénétrant par surprise dans la chambre de Marie. Sur la table ripolinée par Angelo, le feuillet du missel brillait comme un émail vert et rouge, et il y avait beaucoup de godets, de pinceaux, de palettes, de loupes, de vernis, de poudre d’or en flacons, étalés un peu partout. Mais le parchemin tendu sur un châssis ne portait que les faibles linéaments du décalque et quelques traces de couleur… Marie, la vaillante, la consciencieuse, ne faisait absolument rien.

Ses intentions étaient excellentes. Chaque jour, elle se disait : « Je suis honteuse de mon inertie. Je vais travailler, comme à Pont-sur-Deule… » Elle tirait le verrou de la porte, ôtait sa robe, mettait une blouse de toile et s’asseyait… Quand elle avait posé quelques touches, elle oubliait le pinceau dans l’eau trouble du verre ; le coude sur la table, le menton sur la main, elle rêvait, l’œil amusé par le vol immobile des hirondelles du plafond, par la chute effeuillée d’une rose, par la marche d’un rais lumineux sur le tapis. Une étoffe barrait horizontalement la fenêtre, mais les vitres supérieures découpaient le ciel d’un bleu épais où voguaient les galères argentées des nuages, et par l’autre fenêtre, large ouverte sous les rideaux, l’odeur des grands eucalyptus entrait, forte et salubre, sucrée par le parfum des jeunes fleurs d’orangers. Sur la maison, autour de la maison, tout était lumière, flamme et silence…

Marie bâillait, s’étirait, dans un voluptueux ennui. Le poids de ses cheveux l’irritait. Elle arrachait les épingles, laissait couler les longues tresses. Puis elle reprenait son pinceau, qu’elle replaçait dans le verre, et qu’elle oubliait encore. Elle finissait par s’étendre dans le fauteuil ou sur son lit.

« Je suis souffrante… J’ai trop chaud… Le climat de ce pays est éprouvant… »

Lassitude de l’effort avant l’effort ! N’est-ce pas tout simplement la paresse ? Ce vice était si peu familier à Marie Laubespin qu’elle le prenait pour une maladie !

« Qu’ai-je donc ? se disait-elle… Tout le monde me trouve changée, et je sens bien une espèce de déséquilibre… C’est la faute du pays, de la saison, de Claude qui m’écrit des lettres jalouses, et de tous ces gens qui me tourmentent avec leur manie d’amour… Je n’ose plus sortir avec Angelo, ni causer, ni rire avec lui. Je pense à ce qu’il doit penser et à ce que je penserais, moi, s’il était Claude, et non pas un fantoche napolitain… C’est une hantise gênante, malsaine… Dès qu’Isabelle arrivera, je préparerai notre exode à Ravello… Claude sera content… Angelo sera fâché… Qui sait ?… Il est peut-être moins amoureux qu’il ne croit… Oh ! que tout cela me fatigue !… »

Parfois elle s’imaginait, très sincèrement, qu’elle était malade, parce qu’elle avait perdu le goût du travail, parce qu’elle était curieuse de petites sensualités innocentes… La saveur des fraises, le parfum des roses, la caresse de l’air tiède sur ses bras nus éveillaient en elle une sensibilité nerveuse qu’elle ne connaissait pas… Ses nuits, éclairées et frissonnantes de songes, la laissaient sans énergie pour le lever matinal.

À cette heure blanche où le sommeil, amant aérien, s’attarde et palpite sur le corps qu’il possède, Marie se laissait engourdir par une langueur inconnue. Elle était comme abandonnée au courant d’un fleuve de lait, dans un brouillard blanc, dans un silence de limbes. Des formes confuses flottaient, images de ses désirs incertains, et se précisaient en figures délicieuses qui avaient beaucoup de Claude et un peu, très peu, d’Angelo… Et le passé, le mariage, la maternité, le demi-veuvage, la réclusion volontaire, s’anéantissaient dans la mémoire troublée de Marie… Éveillée tout à fait par la lumière, elle ouvrait sur le monde les yeux clairs d’une adolescente à qui l’avenir appartient…

Elle faisait sa prière, mais, au lieu de méditer sur ses fautes, elle remerciait Dieu de la beauté du jour ; elle l’abordait comme une enfant familière qui ne soupçonne pas le mal. Son mysticisme, ses peurs excessives, ses scrupules paralysants, son austérité gourmée, se transformaient en un sentiment de gratitude joyeuse. Marie ne croyait pas son âme en péril ; confiante en la promesse de madame Vervins, elle était sûre d’aimer Claude chastement, sous le regard des anges… Rien ne lui révélait la présence du démon, et si elle l’avait pu voir, de ses yeux, elle ne l’aurait pas reconnu, parce que le démon, à Pompéi, n’est qu’un petit faune…

Ainsi, le sourd travail de l’éclosion troublait la chrysalide féminine. La sève d’une seconde puberté gonflait les veines de Marie, la fatiguait parfois de ces migraines légères, de ces brusques palpitations qui marquent les jours orageux du printemps des jeunes filles…


Un jour, lasse de n’avoir point travaillé, elle éprouva la nostalgie de cette Pompéi voisine qu’elle fuyait pour n’y pas rencontrer Angelo. Elle s’avoua qu’il y avait, dans cette abstention, un peu de lâcheté et beaucoup d’enfantillage… Angelo pouvait croire que Marie le redoutait, par faiblesse ! « Tant pis ! je lui parlerai, s’il m’aborde, d’un ton aisé et naturel. S’il risque un aveu, je l’arrêterai tout court, et il ne recommencera plus. »


Elle alla d’abord chez M. Spaniello. Il était absent. Un gardien l’avertit que M. di Toma dessinait la basilique et que M. Wallers devait être sur la voie des Tombeaux, au delà de la porte d’Herculanum, Il fallait donc, pour le joindre, traverser Pompéi tout entière, du sud au nord, dans sa dimension la plus grande… Marie remonta la rue de Stabies, où circulaient quelques Anglais avec leur guides, prit à gauche la rue de Nola, et gagna la Voie Consulaire qui se prolonge hors de la ville et devient la Voie des Tombeaux.

Elle aimait ce coin de Pompéi, qui ressemble à la via Appia comme la mélancolie ressemble à la douleur, comme la plainte d’Horace à Postumus et son regret des années qui coulent, ressemblent aux grands vers désolés de Lucrèce. Point de sublime, mais de la gravité, une élégance austère et délicate, une composition riche en détails exquis et simplifiée par le plus grand des artistes : le temps. Le paysage funèbre tient tout entier dans l’axe de la porte triomphale : c’est une route droite, aux dalles houleuses, entre deux rangées de tombes qui la dominent… Ici un banc de marbre en hémicycle ; là-bas une exèdre couverte ; des cippes penchés, des colonnes rompues ; les fuseaux noirs des cyprès sur le bleu du ciel ; au fond la campagne violette qui couvre Herculanum ensevelie.

Le soleil déclinait ; les ombres plus longues annonçaient le soir ; le marbre pâle et le travertin gris des tombeaux s’ambraient doucement dans la lumière. Marie regardait, sur les tombes aux froides guirlandes, les noms féminins dont elle aimait la douceur liquide, la sonorité assourdie… Et elle saluait au passage les Pompéiennes mortes avant la catastrophe, celles qui avaient eu les honneurs funèbres, les flûtes tibicines, les chants des pleureuses, le bûcher rituel, les libations, celles dont la cendre toute pure emplissait les belles urnes d’albâtre oriental ou de verre bleu… Mamia, prêtresse publique, possédait, derrière un banc de marbre, une tombe offerte par les décurions… Nivoleia Tyché régnait sur un palais à plusieurs chambres. Son buste en demi-relief ornait toujours un côté du sarcophage dédié à ses affranchis. Mais, entre tous ces fantômes, Marie préférait Servilia, dont les mânes légers voltigent peut-être sur la tombe de l’époux qu’elle appelle tendrement « l’ami de son âme ».

Elle alla jusqu’à la maison de Diomède, Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/223 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/224 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/225 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/226 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/227 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/228 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/229 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/230 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/231 Page:Tinayre - La Douceur de vivre.djvu/232

— Je vous pardonne vos extravagances, et je vous garde mon amitié, à cause de votre mère et de votre frère… mais nous ne pouvons plus rester ensemble à Pompéi… J’irai à Ravello… Vous aurez le temps de réfléchir, de vous calmer… Nous ne reparlerons plus jamais de cette histoire… Allons venez !… on nous attend… Soyez raisonnable…

— Non, je n’irai pas avec vous… J’ai bien le droit d’être malheureux tout seul… Quand je pense à tout ce que j’ai fait pour vous !… des choses que vous ne savez pas… des choses inouïes, des crimes !…

— Des crimes ?

— Oui… j’irai peut-être en prison… Et vous, en France, vous vous moquerez de moi avec l’homme que vous aimez… Oh ! je vous déteste, méchante, méchante !…

La colère le reprenait. Marie déclara :

— Quand votre accès sera fini, vous retrouverez l’amie que j’étais, une amie sûre et indulgente… Jusque-là, bonsoir, monsieur Angelo !

Elle descendit l’escalier, et s’en alla vers la porte d’Herculanum, inquiète mais calme et digne, et sans hâte, avec cette assurance qu’on simule devant les animaux suspects et les fous.