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La Douceur de vivre/21

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeur (p. 311-328).


XXI


Marie s’éveille dans sa chambre de Pompéi. Après une longue conversation avec Isabelle, elle s’est endormie très tard, fiévreuse, suffoquée de larmes, et elle ne retrouve plus, dans sa mémoire engourdie de sommeil, le souvenir de la décision qu’elle a prise…

Elle sait qu’elle a reçu deux lettres à la fois ; celle d’André, si touchante, et qui paraît si sincère dans son humilité, — celle de Claude, impérative et douloureuse…

Marie allume la bougie dont la lueur jaune lutte avec la pâleur bleue du petit jour et elle relit les deux lettres. Le coude dans l’oreiller, les yeux vagues, elle songe aux conseils de Salvatore, aux conseils d’Isabelle, à cette complicité des gens et des choses, qui, depuis des mois, transforme sa vie intérieure. Elle n’est plus la froide jeune femme, résignée à la solitude des veuves ; elle n’est plus la Marie des madones et des anges, la recluse volontaire qui travaillait et priait si bien « à la hauteur des oiseaux et des cloches », et gardait secrète en son âme la petite lampe d’une tendresse très pure… Un vent joyeux a soufflé du midi. Il n’a pas éteint la lampe, mais il en a fait un brasier terrible dont l’ardeur éblouit Marie… Tout brûle, à ce grand feu, elle vieil idéal n’est plus que cendre…

Marie se construira un autre idéal, avec l’amour de Claude et la facile sagesse pratique que ses amis napolitains lui ont enseignée. Elle essaiera de croire à leur Dieu indulgent et elle sera très heureuse… Naples l’a guérie de la maladie de l’absolu, de la manie métaphysicienne. Demain, elle signifiera à M. Wallers sa volonté de divorcer, d’épouser Claude… Le père se révoltera d’abord, puis il cédera ; mais la pauvre maman, pieuse, sera épouvantée… Il y aura des scènes pénibles…

Et André ?… Marie lui pardonne de tout son cœur, mais elle le met hors de sa vie comme il la mit, naguère, hors de la sienne… Qu’il guérisse, qu’il retrouve sa maîtresse, qu’il l’épouse ou qu’il choisisse une autre femme, Marie se désintéresse de lui… Elle ne réussit même pas à fixer, par la pensée, les traits vagues et flottants de son visage.

Il faut être égoïste quand on veut être heureux.

Marie essaie, maladroitement, avec un reste de remords…

Elle ne pleure plus ; elle se persuade qu’elle est très contente ; mais elle ne peut dormir. Ses nerfs vibrent comme des cordes, son cœur bat d’un rythme irrégulier, et elle sent un poids au creux de sa poitrine… Les angoisses, les doutes vont-ils revenir ? Ah ! faible Marie qui se croyait si forte !… Saisie d’une peur enfantine, elle cherche un refuge, un secours… Elle appelle sa cousine endormie…

Isabelle ne répond pas… Alors, Marie se lève et ouvre la porte qui fait communiquer les deux chambres… Dans le crépuscule matinal, elle aperçoit le lit intact, avec l’oreiller gonflé et la couverture rabattue…

Elle comprend… Un éclair a traversé sa mémoire, et c’est dans tout son être, physique et moral, une étrange révolution… L’image du couple enlacé, la brutale réalité physiologique agit comme un moxa sur l’âme engourdie et enivrée d’amour… Marie se reconnaît instantanément, à la révolte de sa fierté, à cette honte qui lui fait cacher sa figure dans ses mains, comme si elle participait à la faute et à la souillure d’Isabelle… Angelo !… Ce fantoche !… ce bellâtre !… Il tient Isabelle, là, de l’autre côté de la cloison, il l’embrasse, il…

La porte voisine a craqué… On chuchote. Marie perçoit les adieux rieurs et languissants qui se prolongent au seuil de la chambre d’amour… Maintenant la clef tourne dans la serrure. Isabelle entre. Ses cheveux de soie rousse tombent jusqu’à ses reins, sur la dentelle du peignoir saccagé ; elle a les paupières gonflées, cernées de mauve, et sa bouche, dans sa figure pâle, conserve la forme du baiser. Son corps, nu sous la batiste, exhale une odeur fauve, odeur de femme en amour qui dégoûte l’autre femme. Marie regarde avec une répulsion presque haineuse cette nudité trahie par le peignoir, les jambes puissantes, le ventre large, les deux seins lourds et rigides, aux délicates veines bleues… Sa cousine l’effraie, comme une espèce de bête…

Alors, sans rien dire, dès que leurs yeux se sont rencontrés, et qu’Isabelle, blêmissante, s’est mise à trembler de tout son corps, Marie rentre dans sa chambre. Elle voudrait fuir vers la plage, se laver toute dans la mer, comme si elle participait à la souillure d’Isabelle. Et surtout, elle voudrait ne jamais revoir sa cousine, ne jamais revoir Angelo… Elle a subi la contagion de leur fièvre impure ; elle a failli devenir semblable à eux !… Elle a respiré, dans l’air qu’ils respiraient, ce poison du désir qui troubla ses nuits, qui lui fit évoquer parfois, en songe, un Claude trop hardi, trop proche… Ah ! les conseils d’Isabelle !… Son petit rire équivoque quand elle disait : « Après tout, si tu ne veux pas divorcer, ce ne sera pas une raison pour être malheureuse, pour martyriser Claude… »

Tous les préjugés de la dévote, tout le dégoût chrétien de la chair, et aussi le sentiment d’avoir été trompée, prise au piège, animent Marie Laubespin d’une colère angélique… Elle a la nostalgie de l’air, de l’eau, de tout ce qui est pur, calme et glacé… Et les roses mûres qui s’effeuillent sur la petite table lui répugnent soudain, avec leurs corolles lâches et lascives, leur pourpre flétrie, leur parfum qui se décompose…

— Marie !… écoute !…

Isabelle est là. Elle tend les mains vers sa cousine ; elle balbutie sa justification…

— Je ne sais pas comment c’est arrivé… J’ai perdu la tête… C’était la première fois, je te jure…

Elle ment très mal, et elle a moins de honte que d’inquiétude… Marie la repousse :

— Laisse-moi !… Je ne te demande aucune explication… C’est ignoble, ce que tu as fait… Ton mari t’avait confiée à nous… Et tu nous as trompés en le trahissant… Va-t’en ! Je ne t’estime plus. Je ne t’aime plus…

Isabelle est si bouleversée qu’elle ne trouve pas de réplique. Elle s’affaisse contre un fauteuil, sur le tapis, et son émotion dégénère en crise nerveuse. Elle soupire et pleure à gros sanglots comme une petite fille.

— Ô Marie, que tu es dure, que tu es impitoyable !… Je comprends ton indignation, et toi, tu ne comprends pas ma peine… Tu me regarderas toujours comme une vilaine femme, et tu ne penseras jamais que j’ai peut-être des excuses…

— Des excuses, toi ? Une chrétienne, une mère !…

Isabelle soulève sa tête et, toujours pleurante, écarte de ses joues ses cheveux mouillés. Elle murmure :

— Ne mêle pas les enfants à cette histoire… Je suis une mère, mais je suis aussi une femme, et ça n’a aucun rapport, l’amour maternel et l’autre amour… Tu sais très bien que j’étais malheureuse, entre mon mari et ma belle-mère, et que tout, dans ma maison, m’était devenu antipathique… Toi-même tu trouvais Frédéric vaniteux et sec… Et tu n’avais pas la naïveté de croire que je l’aimais ?

La colère, tout à coup, fouette son âme humiliée. Elle se redresse :

— Je déteste Frédéric, je le déteste ! Je suis là, comme une criminelle, à faire semblant de me repentir et je ne me repens pas du tout… Ce qui est arrivé devait arriver… Ah ! l’Italie est dangereuse pour les femmes du Nord qui ne sont pas des couveuses et des ménagères ! Il ne faut pas apporter à Naples une âme mécontente, un cœur vide, des sens inquiets… Ici, dès le premier soir, j’ai été comme une femme qui aurait bu de la tisane toute sa vie et qui boirait du vin, à pleins verres, par un jour chaud… La liberté, la joie, l’amour, tout à la fois, c’est une terrible ivresse, et de plus solides que moi ont chancelé… Elle est très commune, mon aventure, elle est même banale, mais elle se renouvellera toujours…

— Oui, dit Marie, c’est l’aventure de la princesse et du tzigane, de l’archiduchesse et du pianiste, de George Sand et de Pagello !… Tu as suivi d’illustres exemples !… Tu peux être fière !…

Isabelle s’était remise debout. La glace de la toilette refléta son visage meurtri par les larmes, décoloré par le reflet livide du matin et les lueurs jaunes de la bougie… Elle trempa une serviette dans l’eau et rafraîchit ses paupières ; puis elle ferma son peignoir et tordit ses cheveux. Un sourire insolent passa sur sa bouche…

— Et toi, Marie, ne peux-tu être moins fière ?… Tu te crois irréprochable, toi ! pétrie d’une chair céleste, incapable de prendre jamais un amant… Mais tout de même, tu as changé, depuis que tu as quitté la Flandre !… Tu as respiré l’air de Naples et tu commences à fondre, petit glaçon de vertu !… Oui, tu me l’as avoué, hier soir : l’amour est plus fort que tes préjugés de bigote, et Claude Delannoy fait une rude concurrence au bon Dieu !… Tu vas divorcer, Marie ! tu vas désespérer ta famille et scandaliser les pimbêches bien pensantes de Pont-sur-Deule ! Tu épouseras Claude, devant le maire, et tu penseras que tu restes la femme d’André devant Dieu… Au point de vue catholique, tu commettras l’adultère, et tu seras la maîtresse de Claude comme je suis la maîtresse d’Angelo… Sois donc plus indulgente, et ne me jette pas la pierre, parce que tu n’es pas sans péché…

Isabelle piquait ces petites phrases, comme des flèches, dans la conscience douloureuse de Marie, et elle voyait sa cousine tressaillir aux mots de « maîtresse » et d’ « adultère ».

Il y eut un silence de quelques secondes. Marie, les yeux fermés, semblait souffrir. Elle dit enfin, très doucement :

— Tu as raison. Je n’ai pas le droit de te juger… Moi aussi, j’ai connu la tentation… Moi aussi j’ai subi le mauvais enchantement de ce pays et j’étais prête à renier tout ce qui n’était pas mon amour… Il y a une heure à peine, j’étourdissais ma conscience avec un tas de sophismes hypocrites… Je ne distinguais plus mon devoir qui est pourtant bien simple et bien net… J’étais grisée, et la griserie durait depuis des mois… Mais c’est fini… Je crois que je retrouverai la force du sacrifice…

Isabelle regrettait déjà sa violence. Elle balbutia :

— J’ai parlé sans réfléchir, Marie. Ton mépris m’avait exaspérée… Pourquoi changer d’avis ?… Tu aimes Claude ; il t’aime ; je souhaite votre bonheur… Si tu ne veux plus me connaître, moi je n’oublierai jamais notre amitié, et, divorcée ou pas divorcée, tu me seras toujours chère…

Marie la prit dans ses bras :

— Ma pauvre Belle ! pourquoi ne te connaîtrais-je plus ?… Tu as commis une faute, mais je t’aiderai à la réparer… À deux, nous serons plus fortes pour les jours tristes qui vont venir… Donnons-nous du courage, l’une à l’autre… J’en aurai besoin, autant que toi… Veux-tu que nous retournions dans notre Flandre ? Tu reverras tes petits ; je reverrai ma vieille maman… Chacune fera son devoir, comme elle pourra, et, quand nous aurons du chagrin, nous pleurerons ensemble…

Isabelle ne répondait pas. Marie la pressa longtemps, avec les paroles les plus affectueuses, les plus émouvantes, sans obtenir aucune promesse. Madame Van Coppenolle détournait la tête, dérobait ses mains, balbutiait…

— Elle dit enfin :

— Non, Marie… Ne me demande pas ça… Je serais capable de te quitter en route et de revenir.

L’eau verte des larges yeux se troublait, pleine de souvenirs et d’images, comme ces flaques marines où des herbes dénouées et des bêtes grouillantes brisent, en remous, le reflet du ciel… Ils ne regardaient plus Marie, ces yeux nuancés et cernés par la nuit amoureuse. Invinciblement, ils regardaient vers le mur de gauche, et ils voyaient, réellement, une chambre obscure et petite, un jeune homme endormi…

— Je ne peux pas…

— Il faut pouvoir. Belle !

— Je ne veux pas… Je n’ai ni la force, ni le désir de renoncer au seul être qui m’aime.

Une colère passa dans sa voix.

— Tu me parles de m’en aller demain !… tu feins de croire que je regrette ma faute !… Ma pauvre Marie !… Si tu savais !…

Elle rejeta ses cheveux avec un grand geste d’orgueil et ses joues pâles s’enflammèrent.

— Tant pis ! je dirai la vérité brutalement. L’hypocrisie est inutile, puisque tu as surpris mon secret… Ma faute, c’est le seul bonheur que j’ai eu, c’est le fruit que j’ai volé, parce que je mourais de soif et de faim, et dont je garderai le goût délicieux jusqu’à l’heure de ma mort ! C’est ma revanche sur le mari qui m’a prise, presque enfant, comme une femelle, pour que je lui fasse des petits ; qui m’a gâté l’amour, gâté la maternité, gâté la famille, qui m’a dominée, humiliée, ennuyée effroyablement, et jamais, jamais aimée ! Non, non, je ne regrette pas ma faute ! Je ne regrette que ma lâcheté de tout à l’heure, mes larmes, la défaillance de mes nerfs… Rien ne m’empêche de dire que j’ai été heureuse et que cent mille ans de purgatoire ne paieraient pas les jours que j’ai vécus à Ravello !…

— Tai-toi ! C’est abominable ! Tu te glorifies de ton adultère !

— J’ai été aimée comme tu ne seras jamais aimée !

— Dieu me sauve de cet amour-là !

— La nuit, quand tu écrivais à Claude des lettres prudentes, toi qui n’as pas le courage de l’amour, je descendais au jardin, je passais sur un chemin de roses effeuillées ; et l’air était si tiède que je croyais être nue… Comme la porte était lumineuse, sous la guirlande !

— Je l’ai vue briller dans la nuit, cette porte ! et je n’ai pas deviné que tu allais vers elle, sournoisement, comme une voleuse.

— Notre petite chambre !… la fenêtre et le figuier !… le verre où nous buvions !… la lampe qui se pâmait avec nous… J’ai tout ça dans ma mémoire ; j’emporte ce trésor ; je le contemplerai tous les soirs de ma vie, et je ne pleurerai plus d’être née…

— Tu as perdu toute pudeur… Tu es digne de ton amant !

— Envie-moi, Marie ! Sois jalouse !

— À qui t’es-tu donnée !…

— Tu ne le connais pas…

— Ensemble, nous avons ri de lui… de son langage, de ses façons…

Les yeux d’Isabelle détestaient Marie.

— Je ne le connaissais pas…

— Tu l’aimes parce qu’il est beau, parce qu’il est flatteur et cynique, parce qu’il t’a dépravée.

— Non, tu ne sais pas pourquoi je l’aime.

— Il te perdra tout à fait ! Il ruinera ta vie ! Je veux te sauver, malgré toi… Tu te trompes, Belle ! tu n’aimes pas cet homme d’un amour profond ! Tu es dupe de ton imagination et de tes sens… L’Italie t’a ensorcelée… C’est l’Italie que tu aimes dans la personne de ce bellâtre… Si tu le revoyais ailleurs, ton Angelo, quelle désillusion !

La bougie, brûlée jusqu’à la bobèche, crépita et s’éteignit. Une blancheur dorée remplaçait la pâleur bleuâtre de la première aube. Derrière la mousseline paraissaient les silhouettes effilochées, les vertes feuilles pleurantes sur l’écorce rosâtre des eucalyptus. Dans la petite chambre au plafond peint d’hirondelles, les deux femmes, redevenues ennemies, se regardaient sans se reconnaître. Marie, si défaite qu’elle semblait amaigrie, s’adossait à la table et parlait d’une voix ferme et triste, Isabelle ne tenait plus en place. Elle tournait et piétinait dans l’espace étroit, entre la porte et le lit. La tension nerveuse raidissait son grand corps de bacchante, et sa chevelure détordue rougissait comme une torche sous le vent qui la couche et la paillette d’étincelles.

Par moments, elle riait d’un rire démoniaque :

— Tu l’as toujours exécré, Angelo ! parce qu’il est simple et qu’il suit l’impulsion de son cœur au lieu de disserter sur la philosophie de l’amour… Parbleu ! je sais bien qu’il n’est pas un grand homme ou un saint homme : mais tel qu’il est, avec ses défauts, il me plaît cent fois plus que les gens pratiques, les gens corrects, les gens lugubres, et tous les empaillés qui ont ton estime et ta sympathie.

— Le connais-tu ?… As-tu éprouvé son cœur, étudié son caractère ?

— Et toi ?

— Plus que tu ne penses.

— Vraiment ?

— Depuis sept mois, je l’ai vu presque tous les jours. Je l’ai observé…

— Avec toutes tes préventions de bourgeoise flamande !

— Il n’est pas méchant, mais il n’est pas sûr… Il est de ceux qui aiment la femme la plus proche, pourvu qu’elle soit crédule et complaisante, et qui se consolent des mépris de l’une par les faveurs de l’autre…

Isabelle s’arrêta de marcher :

— Quoi ?… Que veux-tu dire ?

— Il t’a prise. Il ne t’a pas choisie… Ah ! j’aurais dû le surveiller et comprendre ses manœuvres, et t’avertir… Mais j’avais confiance en toi ! Tes moqueries n’épargnaient pas ton futur amant et je ne le croyais pas dangereux…

— Tu veux m’humilier en le rabaissant !

— Je veux t’éclairer… Huit jours avant ton arrivée, Angelo pleurait d’amour aux pieds d’une autre femme…

Un frisson passa sur la figure d’Isabelle. Marie continua :

— Il a été ta revanche, mais toi aussi, pauvre folle Isabelle, tu as été sa revanche… Ton ennui, son dépit, les circonstances vous ont rapprochés… Et vous avez appelé ça : un amour !… Au fond, c’est une histoire très vulgaire et pas jolie du tout…

La jalousie, naguère éveillée par des imprudences d’Angelo, assoupie par ses serments et ses caresses, mordait Isabelle au vif de sa chair. Elle dissimula pourtant son trouble…

— Tu inventes ce que tu veux… Tu crois bien faire. Tous les moyens te semblent bons pour me dégoûter d’Angelo, mais je ne suis pas émue…

— Il te faut des preuves ?

Marie ouvrit l’armoire et prit sa boîte à couleurs… Parmi les tubes et les pinceaux, il y avait une demi-douzaine de lettres pliées dans leurs enveloppes.

— Voilà !… Dieu sait que je voulais détruire, sans les montrer à personne, ces élucubrations d’Angelo di Toma !… Elles sont assez innocentes en elles-mêmes, mais elles expliquent les événements moins innocents, qui suivirent…

Isabelle avait saisi le paquet : elle maniait les enveloppes d’où tombèrent quelques pétales de narcisses… Elle reconnut la manie d’Angelo qui collait toujours des fleurs aux angles de ses lettres ; elle reconnut la légère odeur d’ambre et de cigarette qu’elle avait respirée dans les billets de son amant, la même odeur qui imprégnait les mains brunes, la courte moustache frisée, les cheveux aux boucles rudes.

Cette sensation physique bouleversa l’amoureuse plus que tous les discours de Marie.

Elle lut… Ces épîtres n’exprimaient que des espérances, mais la profusion des épithètes et des adverbes, les apostrophes, les points d’exclamation, leur donnaient une force emphatique, une sorte d’éclat et de mouvement passionné… Fatalité, désespoir, mort, — ces mots revenaient comme un leitmotiv qu’Isabelle avait trop entendu ; et elle reconnaissait des phrases familières à Angelo, et qu’elle croyait toutes neuves et spontanées quand il les murmurait sur ses lèvres…

Elle se rappela la scène de Ravello, le verre brisé dans un accès de fureur, le serment exigé, le regard sombre d’Angelo quand il parlait de Marie.

Il avait menti dès le premier soir ! Il avait menti tout le temps !

L’orgueil d’Isabelle saignait. Elle relut deux fois les lettres, regarda les dates, et sentit encore le parfum de tabac et d’ambre qui l’empoisonna d’une atroce jalousie sensuelle… Elle était certaine qu’Angelo n’avait pas été l’amant de Marie, — mais il avait désiré l’être… Il parlait de la « beauté fine », du « chaste sourire de madone » ; il comparait madame Laubespin à la « neige vierge des cimes », et, pour mieux louer l’amante idéale, il témoignait de son dégoût pour les femmes « toutes de chair et de matérialité »… qui ne savent pas dire « non »…

Isabelle l’exécra tout à coup, et elle exécra Marie qui lui infligeait une leçon humiliante…

Elle replia les papiers et les rendit à sa cousine.

— Je te remercie… Tu es trop bonne… Mais tu aurais pu me mettre au courant… Somme toute, je t’ai débarrassée d’un flirt encombrant… Je t’ai rendu service… Maintenant, je sais ce que je dois faire…

— Belle !

— Ne t’occupe pas de moi, je te prie !… Toutes mes excuses pour le désagrément que je t’ai donné cette nuit… Si tu étais restée chez toi, nous aurions encore quelques illusions bien agréables l’une et l’autre. Adieu, ma chère ! Tu as bien gagné ton repos…

Elle entra dans sa chambre. Marie, stupéfaite, n’osa la suivre.

Il y eut un moment d’absolu silence. La jeune femme remit les lettres dans la boîte. Elle éprouvait une angoisse étrange comme un remords…

Et tout à coup, un sanglot étouffé, un gémissement sourd, le cri à dents, serrées, à lèvres closes, de la femme qui enfonce sa bouche dans l’oreiller, parvint jusqu’à elle…