La Douceur de vivre/6

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeur (p. 85-101).


VI


Gare d’Arras, 10 décembre.

Marie bien-aimée, vous êtes partie ! Le train vous a emportée, et il me semble qu’il a passé sur ma poitrine. J’ai regardé la lanterne d’arrière s’évanouir dans la nuit, et je suis rentré au café de la gare où je vous écris sur ce mauvais papier. La plume tremble, et voilà que l’encre s’étale… Personne ne me regarde. J’ai mis ma main gauche sur mes yeux. Vous seule saurez que je pleure…

Je n’ai pas honte, Marie. Ma douleur est en moi, telle une compagne intérieure qui va vivre de ma vie et qui me parlera de vous. Je l’accueille courageusement, mais je ne suis pas encore accoutumé à elle… Demain, je souffrirai autant que ce soir, mais je ne pleurerai plus.

Ô Marie, Marie, qui êtes mienne et qui vous refuserez toujours, Marie lointaine, Marie trop prudente, souvenez-vous de Courtrai ! Jamais, depuis ce soir divin, vous n’avez consenti à répéter l’aveu que j’avais cueilli sur vos lèvres… Vous voulez que notre amour demeure enveloppé de silence, et votre âme scrupuleuse redoute les paroles comme si c’étaient des baisers. Mais, quand vous serez bien loin de moi, rassurée par la distance, devenez moins sévère ; faites-moi la charité d’un mot tendre. Je vivrai huit jours de ce mot-là.

Au revoir, Marie ! Puissiez-vous n’être pas trop fatiguée ! Vous trouverez à Naples cette lettre qui va vous suivre et qui vous dépassera, puisque vous perdrez une journée à Rome. Écrivez-moi. Racontez-moi tout. Faites-moi voir le pays, les choses, les gens. Aidez mon imagination amoureuse et inquiète à me représenter votre vie, là-bas… Et n’oubliez pas Courtrai !

Je baise vos chères mains.

CLAUDE.

Selon votre désir, je ferai porter des violettes sur la tombe de madame Vervins.

Naples, 16 décembre.
Mon cher Claude,

Je trouve, en arrivant, votre lettre d’Arras. Elle m’émeut infiniment et j’y veux répondre tout de suite, bien que les minutes me soient comptées. Je n’oublie rien ; je pense à vous ; et si mes pensées ne s’expriment pas toujours dans la forme que vous souhaiteriez, si je vous parais prudente, ou timide, ou froide, à votre tour, mon ami, souvenez-vous de Courtrai.

MARIE.

Par télégramme :

Reçu lettre. Vous supplie donner détails précis sur tout. Idées absurdes me tourmentent. Pourquoi rester à Naples ? Quand irez-vous à Pompéi ? Votre triste

CLAUDE.
Naples, 20 décembre.
Mon cher Claude,

Je reçois votre dépêche et je me demande si vous devenez fou ! Quelles sont ces idées absurdes qui vous tourmentent ? Vous désirez que je quitte Naples et que j’aille à Pompéi ? Hélas ! je ne saurais vous satisfaire. Il pleut à torrents depuis une semaine : il pleut comme il a plu à Sienne, à Pise, à Rome, comme il pleut sans doute en Flandre. Et papa, désolé, ne veut pas que Pompéi, enlaidie par les averses, le brouillard et la boue, me déçoive comme Naples m’a déçue…

Je n’ai pu vous écrire hier, car je n’ai pas eu un instant de solitude et de silence. Aujourd’hui, papa est allé chez la duchesse d’Andria qui est une femme exquise et un écrivain de talent. S’il s’arrête, au retour, chez Mathilde Serao, je ne le reverrai qu’à la nuit, car la romancière du Pays de cocagne l’intéresse passionnément. Je n’accompagne pas mon illustre père. La fatigue est un bon prétexte pour excuser ma sauvagerie.

Vous voulez des détails précis sur les gens et les choses… J’essaierai de vous contenter, parce que je vous aime beaucoup — et même beaucoup trop ! — quoique je ne sache pas vous le dire…

Prenez le plan de Naples, celui du Baedeker que nous avons acheté ensemble à la gare de Lille et que je vous ai laissé afin que vous puissiez me suivre, jour par jour, kilomètre par kilomètre. Cherchez le quai Caracciolo. J’habite là, tout près de ce grand jardin public qu’on appelle la Villa Nazionale. C’est le quartier des étrangers, vide le jour, sinistre le soir, animé vers cinq heures par le défilé des voitures qui font la promenade obligatoire sous les regards des jeunes snobs.

Donna Carmela di Toma, mon hôtesse, tient une pension modeste, inconfortable et peu achalandée. Le descendant des barons Atranelli ne nous avait pas révélé ce secret de famille.

Le soir de mon arrivée, j’ai traversé, en voiture, de grandes rues bien régulières, dallées de lave, sillonnées de tramways électriques, encombrées de charrettes et de petits fiacres malpropres. Les lampadaires électriques bleuissaient la nuit mouillée. Les boutiques, éblouissantes de clarté brutale, jetaient un dur reflet sur la foule hâve, nonchalante et guenilleuse. On devinait des coupures de ténèbres dans les blocs épais des maisons, des impasses, des ruelles grouillantes. Les coups de timbre, le grincement des trolleys, le bruit des roues, les cris des marchands, m’étourdissaient… Et j’étais écœurée par l’odeur d’huile chaude qu’exhalent les cuisines en plein vent.

Des femmes au chignon pointu, aux larges boucles d’oreilles, les épaules couvertes d’un petit châle, s’en allaient, traînant des pantoufles éculées dans la boue… Des gamins sans chemise, la culotte retenue par une ficelle, sales, sales, horriblement sales, couraient près de notre voiture, quémandant des sous et levant leurs pauvres petits visages d’enfants rachitiques, aux yeux insolents, câlins et tristes.

Et puis, dans le quartier commerçant de Toledo, devant les cafés, il y avait encore des femmes en châle et des enfants déguenillés, mais aussi de jeunes bourgeois de la ville, vêtus comme Angelo di Toma, avec ce même faux-col brillant, ces mêmes manchettes démesurées, ce même feutre gris clair enfoncé, un peu en arrière et de côté, sur les cheveux d’un noir terrible… Beaucoup de faces olivâtres, presque vertes, des types espagnols et sarrazins, et quelquefois un personnage au grand nez comique et spirituel, attestant la parenté de race avec Polichinelle.

Aux carrefours encombrés, la voiture avançait lentement ou s’arrêtait. Alors, les beaux messieurs nous regardaient fixement, papa et moi, sans gêne, et peut-être sans intention désobligeante. Mais tous ces regards noirs, directs, veloutés, m’horripilaient ainsi qu’un contact physique…

Angelo et Salvatore di Toma suivaient dans une autre voiture. Leur mère, très souffrante, avait dû se coucher et elle ne pouvait nous recevoir elle-même. Mais Angelo qui sait tout faire avait fait le maître de maison ; il nous avertit, avec candeur, qu’il avait choisi nos draps — des draps à dentelle ! — et commandé le dîner… car nous dînons à part, les autres pensionnaires n’étant pas dignes de nous être présentés.

Nous arrivâmes. Un garçon de seize ans, maigre comme un chat de campagne, saisit une des malles et l’emporta sur son dos. Je crus qu’il allait périr écrasé. Salvatore me rassura : « C’est un de mes modèles : un corps d’acier, tout en nerfs et en muscles… Il gagne quelques sous à porter des bagages… et, le reste du temps, il fait le voyou sur le port, parce que de travailler ça le fatigue !… Il a une force inouïe, mais elle est dans sa tête, vous comprenez, dans sa volonté… Alors, ça ne dure pas. Ça ne vaut que pour un effort… » Le garçon d’acier, ayant déposé la malle sur le palier du second étage, tendit la main. Papa donna une demi-lire. Aussitôt, le visage du garçon prit une expression tragique : la surprise, la colère, la douleur, l’effroi, se peignirent sur ce masque de voyou malicieux… Papa voulut ajouter un sou. Mais Angelo interpella le porteur mécontent qui retrouva instantanément son sourire, mordit la pièce pour l’éprouver, et s’en alla en sifflant…

Le vestibule de l’appartement était sombre, et une seule lampe brûlait devant un tableau représentant saint Antoine. Une grosse femme échevelée, au profit classique, ceinte d’un tablier bleu, s’élança sur moi, saisit mon sac et mon parapluie… Des sons rauques raclaient son gosier. C’était Nunziata, la cuisinière, qui annonçait un fâcheux événement. La femme de chambre, Carulina, qui aurait dû nous attendre, nous installer et nous servir, était partie… Oh ! pas pour bien longtemps !… une heure au plus… Mais on pensait que les Français s’attarderaient à la gare et Carulina n’avait pas cru mal faire en courant jusqu’à la place Barbaia, chez la sorcière… La pauvre se mourait de crainte, depuis qu’elle avait renversé le saladier, car le saladier contient la salade, la salle est imprégnée d’huile et tout le monde &ait que l’huile renversée porte malheur.

Angelo et Salvatore qui commençaient à se fâcher excusèrent Carulina. En effet, la chose était grave !… L’huile renversée !… On ne plaisante pas avec les présages… Au même moment, Carulina parut, non moins échevelée que la cuisinière, et non moins abondante en gestes et en discours. La fattuchiara l’avait rassurée par je ne sais quelle opération cabalistique… Et nous eûmes enfin le loisir de dîner.

La salle à manger des Toma n’a pas de cheminée, mais elle a un poêle. Ce poêle est mis pour la décoration. On ne l’allume jamais, parce que ce serait avouer qu’il fait froid à Naples et que ça discréditerait le pays devant les pensionnaires étrangers. On nous servit un potage aux moules, l’inévitable macaroni, des boulettes de viande hachée, une salade verte et dure, des oranges grosses comme des boulets et de petits pots d’une crème brune que Salvatore nous recommanda…

— C’est exquis… la friandise purement napolitaine… Sanguinaccio… Goûtez, madame, goûtez !

Il m’offrait la becquée avec une petite cuiller. Je m’informai prudemment.

— Qu’est-ce que c’est le sanguinaccio ?

— Une crème de chocolat, cannelle et sang de cochon.

Du boudin au chocolat ! Le cœur me lève… Je remercie le bon Salvatore qui continue de sourire, la cuiller à la main. Une orange me suffira.

Mais que vois-je ?… Papa, oui, papa, qui attaque le pot de sanguinaccio et qui goûte l’horrible mixture… Il ferme les yeux, réfléchit :

— Il ne faut pas avoir de sots préjugés quand on voyage, Marie ! Cette crème, eh bien, ce n’est pas mauvais du tout !

Papa, lui si gourmand, lui si difficile, lui qui fait trembler nos cuisinières, à Pont-sur-Deule !… Il a mangé des kilomètres de macaroni ; il a bu le vin épais qui violacé le fond des verres ; il absorbe maintenant le sanguinaccio !… Rien ne le rebute. Tout le divertit. Tout lui plaît. Il loue les talents et le profil de la cuisinière qui lui rappelle Déméter indignée.

— Eh bien, qu’as-tu ?… me dit-il. Pourquoi me regardes-tu d’un air consterné ?… Tu ne m’avais jamais vu en voyage ?… Je suis comme ça… En Italie surtout… Je serais honteux de manger à la française et de me loger à l’anglaise… En Italie, je deviens Italien…

Les deux frères di Toma s’exclament ! Vont-ils embrasser papa ?… Avec un bon sourire, mon père raconte des histoires de son premier séjour, — il y a trente-cinq ans ! Son regard va loin, loin, dans le passé… et il murmure :

— Le dialecte de Naples réveille un écho dans ma mémoire… Et c’est ma jeunesse qui répond.

Carulina, qui sert le café, est en extase. Ses yeux de chatte moqueuse s’attendrissent. Elle fait des petits signes d’approbation… Et, tout à coup, elle laisse tomber une assiette…

Angelo crie :

— C’est la troisième depuis hier…

Mais Carulina n’est pas émue. Elle ramasse les débris sans cesser de regarder papa…

… Et voilà ma première soirée à Naples, mon cher Claude.

Le lendemain, dès mon réveil, je courus à la fenêtre.

Carulina, qui avait ouvert les persiennes, m’invitait à contempler le panorama :

— Voyez, madame !… Cette colline, à droite, c’est Pausilippe… Et là, à gauche, cette tour dans la mer, c’est Castell’Ovo… Et, après, c’est le port et ce sont les villes vésuviennes… Portici, Résina, Torre del Greco, Torre-Annunziata… et la péninsule de Sorrente… Et le Vésuve, madame, le Vésuve !…

Je ne voyais rien qu’un large quai, noyé d’eau ; à droite une longue silhouette grise, couchée dans la mer, et, à gauche, un tas de maisons très laides, en paquet, les unes sur les autres, dégringolant jusqu’au Castell’Ovo qui est une bien petite Bastille. L’arête de rocher, qui coupe Naples en deux et descend de Pizzo-Falcone au quai de Santa-Lucia Nova, me cachait la plus grande partie de la ville et presque toute la concavité du port… Mais, à travers les gazes grises de la pluie, je devinais la faucille du golfe, dont la pointe extrême est Sorrente, des montagnes foncées et un tronc de cône bleu sombre, strié de brun, écrasé de nuages… Le Vésuve !

C’était le Vésuve ! C’était la baie de Naples ! le paysage célèbre, trop célèbre, trop vanté, trop chanté, trop photographié, trop peint ! le paysage que nous avons vu sur tant d’albums, sur tant d’affiches, dans les presse-papiers en cristal, dans les lentilles grossissantes des porte-plume, sur la couverture des romances, sur les abat-jour en lithophanie de nos grand’mères ?… Ce paysage, le bleu de la mer, le bleu du ciel, le grand pin parasol au premier plan, l’horizon qui file entre les branches, la ville étalée en bas, le Vésuve au fond, la fumée en panache… je me rappelais cette image, et des poèmes, et des chansons. C’était ça le « fortuné rivage » cher à Lamartine, c’était ça, dolce Napoli, suol ridente !

Il pleuvait ! la mer Tyrrhénienne blanchissait contre les récifs de Capri. Au bout de la Villa Nazionale, dans ce petit port de la Mergellina, les barques échouées ressemblaient à des coques de moules vides.

Découragée, je fermai la fenêtre et je pensai à vous, mon cher Claude, qui me croyez toute joyeuse et ivre de bleu, comme une alouette !

Je revis papa au déjeuner. Il était allé au musée et chez quatre ou cinq amis intimes dont j’entendais les noms pour la première fois. Il avait acheté un bouquet d’iris et de capillaires et deux douzaines de cartes postales. Il manqua se fâcher parce que je regardais son pardessus tout ruisselant. — La pluie des pays qu’on aime ne mouille pas ! — Et je commence à sentir que papa aime l’Italie d’un amour obstiné, partial, aveugle, pour des raisons qui ne sont pas toutes archéologiques ou esthétiques. Quels souvenirs a-t-il donc gardés de Naples, souvenirs tels que sa passion résiste aux averses et au ciel boudeur ?

Donna Carmela, notre hôtesse, allait un peu mieux. Elle voulut se lever et présider notre table. Quand elle parut, appuyée au bras d’Angelo, papa et moi nous fûmes stupéfaits par l’extraordinaire ressemblance de la mère et du fils. Donna Carmela est abîmée par l’âge et l’embonpoint, mais elle a les beaux traits d’Angelo avec un teint plus pâle, des cheveux plus sombres et la sévérité superbe d’une Livie. Le deuil qu’elle porte lui interdit toute fantaisie de toilette d’un goût par trop napolitain. De son esprit et de son caractère, je ne saurais rien vous dire : elle parle à peine le français. Pourtant, je la crois douce par indolence. Elle doit adorer ses fils, surtout le cadet, cet Angelo qui lui ressemble et qui règne en despote — en despote bon enfant — sur toute la famille.

Je ne sais s’il travaille beaucoup, M. Angelo ! Il se lève tard ; il flâne ; il fume des cigarettes et c’est dans l’après-midi seulement qu’il rejoint son frère à leur atelier commun du Pausilippe. Salvatore le gronde quelquefois, mais il est indulgent et tendre jusqu’à la faiblesse.

La nature, si clémente pour donna Carmela et pour Angelo, a été cruelle pour Salvatore. C’est un homme petit, large, un peu contrefait. Ses cheveux, rudes et bouclés, sont presque gris autour du front. Ses yeux ont l’éclat de l’émail dans une face écrasée et douloureuse ; et il me fait songer à un Othello très doux, un Othello sans amour ni jalousie.

Êtes-vous satisfait, Claude ? Vous connaissez maintenant « les gens et les choses » qui sont mêlés à ma vie. Mais vous ne connaissez pas mon cœur, puisque vous êtes inquiet — ce qui m’offense — et malheureux… ce qui m’attendrit…

Ayez confiance en moi. Votre

MARIE.


22 décembre.

Mon cher Claude, je suis seule chez madame di Toma. Mon père est parti, hier, pour Pompéi et je ne sais quand je pourrai l’y rejoindre… L’autre jour, au musée, dans les petites chambres où sont les vases et les bijoux pompéiens, il m’a déclaré :

— Le temps est abominable ; et ce qui est plus grave, l’auberge de la Lune, où nous devons loger, est pleine de monde… Je trouverai une chambre pour moi, mais, toi, ma pauvre enfant, tu ne peux vivre dans un taudis. Laisse-moi partir en avant et préparer notre gîte… D’ailleurs, je suis annoncé… On m’attend…

Je me suis résignée. Papa m’abandonnait. Il ne résistait plus à la séduction de cette Pompéi qui hante ses rêves, dont il parle comme il parlerait d’une femme aimée. Il m’a confiée aux bons soins de donna Carmela, d’Angelo et de Salvatore, et il est parti, pour la gare, en voiture découverte, rayonnant de joie, sous un parapluie considérable, un vrai parapluie de Sylvestre Bonnard que je lui ai acheté moi-même dans un magasin de la Chiaia… Et j’ai compris que vents et tonnerres ne sauraient effrayer un archéologue passionné, parce qu’un archéologue passionné voit surtout dans les paysages les murs croulants, les pots cassés et les vieux cailloux. Papa, vêtu d’un imperméable et coiffé d’une casquette de chauffeur, erre dans les ruelles de Pompéi, sous l’averse qu’il ne sent pas. Si Pompéi était submergée par la mer, il s’y promènerait en scaphandre.

Et me voilà seule, Claude, bien mélancolique, seule dans cette grande chambre d’une somptuosité misérable qui a un plafond peint à fresque, de colombes et d’amours. Je contemple avec horreur la pyrogravure de l’armoire viennoise, les coquilles d’or sur les panneaux en tôle du lit, les baldaquins en damas de coton rouge qui se tortillent, au-dessus des fenêtres, lourds de franges, de pompons et de glands… Tout mon mobilier est ainsi, moulures, ciselures, enluminures, festons et astragales, — et de la poussière dans les creux…

Il pleut toujours… Dehors, une carriole de maraîcher, traînée par un vif petit âne, fait retentir les dalles du quai. Des bersaglieri viennent de passer, musique en tête. Et, maintenant, un piano mécanique casse en petits éclats la chanson vulgaire et caressante :

Dors, Carmè ! le meilleur de la vie, c’est dormir !…

Et j’ai envie de suivre le conseil du poète napolitain. J’ai envie de fermer les persiennes, de me mettre au lit et de pleurer, sans raison, sans contrainte, comme une petite fille punie, de pleurer jusqu’à m’endormir…

Hélas ! je ne suis pas faite pour le voyage et le déracinement. Je suis une casanière, une maniaque, une jeune femme devenue une vieille fille, malgré le mariage néfaste, la maternité malheureuse, l’amour qui s’offre et que je ne puis accueillir… Mon âme est un rosier dont la fleur sèche avant d’éclore… Mon destin, c’est de vivre à Pont-sur-Deule et non pas à Naples ; de filer la laine de mes songes, dans l’ombre du foyer, au lieu de perdre des jours et des jours ici où tout me gêne et me repousse…

Au revoir, mon ami. Je dois écrire encore à maman et à notre Isabelle qui se plaint toujours et qui m’envie… Si elle me voyait !…

MARIE.