La Duchesse de Bourgogne et l’Alliance savoyarde/06

La bibliothèque libre.
La Duchesse de Bourgogne et l’Alliance savoyarde
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 761-779).
◄  V
VII  ►
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE
ET
L’ALLIANCE SAVOYARDE

LES DERNIERS JOURS ET LA MORT[1]

Au mois de septembre 1711, la Cour était encore à Fontainebleau, dont le séjour, depuis la suppression des comédies et des fêtes, ne laissait pas d’être assez morose. Certain soir, le Roi, la Duchesse de Bourgogne, les princesses et leurs dames étaient réunis dans le cabinet du Roi, après souper. La conversation était languissante. Le Roi était triste. Les nouvelles de l’armée et des négociations continuaient à être mauvaises. La Duchesse de Bourgogne s’efforçait de le distraire et de le divertir. « Elle avoit, dit Saint-Simon, baragouiné toutes sortes de langues et fait cent enfances pour l’amuser. » Dans un coin du cabinet, l’air hostile et dédaigneux, se tenaient la princesse de Conti et la duchesse de Bourbon, les deux rivales, on pourrait dire les deux ennemies de la Duchesse de Bourgogne. Leur attitude n’avait pas échappé à la princesse. Le Roi étant passé dans un arrière-cabinet pour donner à manger à ses chiens, elle prit d’une main la duchesse de Saint-Simon, de l’autre la marquise de Levis, deux de ses dames favorites, et elle leur dit : « Avez-vous vu ? Avez-vous vu ? Je sais comme elles qu’à tout ce que j’ai fait et dit il n’y a pas le sens commun et que cela est misérable, mais il lui faut du bruit et ces choses-là le divertissent ; » et s’appuyant sur le bras de ses dames, elle se mit à sauter et à danser, en disant presque à haute voix : « Hé ! je m’en ris ! Hé ! je me moque d’elles ! Je serai leur reine, et je n’ai que faire d’elles ni à cette heure, ni jamais, et elles auront à compter avec moi, et je serai leur reine. » Vainement, en femmes bien élevées, Mme de Saint-Simon et Mme de Levis, s’efforçaient-elles de la faire taire, lui représentant que tout le monde la voyait, et allant jusqu’à lui dire qu’elle était folle, car de ces deux dames elle prenait tout bien. C’était peine perdue, et jusqu’à la rentrée du Roi, la Duchesse de Bourgogne continua, sautant et chantonnant : « Hé ! je me moque d’elles ! Je n’ai que faire d’elles ! Je serai leur reine[2]. »

« Hélas ! Elle le croyoit, la charmante princesse, continue Saint-Simon, et qui ne l’eût cru avec elle ? » Elle le croyait, si bien, qu’à quelques mois de là, causant à Versailles, dans sa chambre, avec Mme de Saint-Simon et Mme de Lauzun, elle se mit, avec une nuance de mélancolie, à parler de toutes les personnes qu’elle avait connues depuis son arrivée à la Cour et qui étaient mortes successivement, puis de ce qu’elle ferait, elle-même, quand elle serait vieille, de la vie qu’elle mènerait, disant qu’il n’y aurait plus guère alors que Mme de Saint-Simon et Mme de Lauzun de son jeune temps, et qu’elles s’entretiendraient ensemble de ce qu’elles auraient vu et fait. C’était le 2 février 1712, jour de la Chandeleur, avant de se rendre au sermon, qu’elle tenait cette conversation. Dix jours après, elle n’était plus. Nous sommes arrivés en moment du drame. Il nous reste à le raconter[3].


I

Le 5 et le 6 février, la Duchesse de Bourgogne, eut la fièvre. On ne s’en inquiéta pas, d’abord parce qu’à la fièvre tout le monde était alors plus ou moins sujet, et ensuite parce qu’on attribua cette indisposition à une indigestion causée par quelques ragoûts à l’italienne qu’elle avait mangés les jours précédens. Elle était fort sujette aux indigestions sans qu’il y eût lieu, disait Mme de Maintenon, « d’accuser son estomac. »

La fièvre grossit dans la nuit du 6 au 7. La princesse se leva cependant pour aller à la messe, car le 7 était un dimanche ; mais, à six heures du soir, elle fut prise d’une douleur violente au-dessous de la tempe dont elle souffrit si cruellement que, le Roi étant venu pour la voir avant d’aller souper, elle le fit prier de ne point entrer. Cette douleur aiguë dura toute la nuit, et toute la journée du lundi 8. On eut recours aux calmans qui étaient alors en usage. On lui fit respirer de la fumée de tabac ; on lui en fit mâcher ; on lui fit absorber de l’opium. La douleur persistant, on eut recours au remède habituel, dont les médecins ne s’étaient pas déshabitués depuis Molière : Maréchal, le chirurgien ordinaire de Louis XIV, qui était devenu son phlébotomiste, depuis que Dionys le jeune avait eu le malheur de la manquer, la saigna deux fois au bras. Les douleurs diminuèrent, et la princesse se sentant soulagée dit que, de sa vie, elle n’avait autant souffert, même pour accoucher. Mais la fièvre revint plus forte qu’auparavant et dura toute la nuit du lundi au mardi. De nouveau on la saigna, mais cette fois au pied ; elle passa toute la journée du mardi 9 dans un état d’assoupissement qui fit renaître l’inquiétude, car la quantité d’opium qu’on lui avait fait absorber ne suffisait pas à expliquer cet état. Quand elle sortait de cet assoupissement, c’était pour donner quelques marques de délire. A plusieurs reprises, le Roi vint la voir sans qu’elle parût s’en apercevoir. Le Duc de Bourgogne ne bougeait d’auprès d’elle. Sur la fin de la journée, Boudin, son premier médecin, diagnostiqua la rougeole. Ce diagnostic paraissait d’autant plus vraisemblable qu’une forte épidémie de rougeole régnait alors non seulement à Paris, mais à Versailles et dans le palais même. Quelques plaques rouges apparaissaient sur le corps. On espéra que la rougeole, sortant avec abondance, dégagerait la tête. Il n’en fut rien. La nuit du mardi au mercredi fut mauvaise. Les rougeurs disparurent et les médecins cessèrent de croire à la rougeole ; mais la tête ne se dégageait point. On saigna de nouveau la princesse au pied, mais sans qu’aucune amélioration se produisît dans son état. L’inquiétude allait croissant. Le soir il y eut un redoublement de fièvre. Le mercredi 10, on lui donna une forte dose d’émétique dont l’action se fit violemment sentir « par en haut et par en bas, » dit Sourches, mais sans amener de soulagement. Le Roi, qui était venu la voir dès le matin, força le Duc de Bourgogne, qui n’avait point quitté la chambre de la princesse, à faire une promenade dans les jardins ; mais on ne put l’empêcher d’abréger cette promenade et de revenir auprès d’elle. Lui-même ne se sentait pas bien et avait la fièvre. On attribua cette fièvre à la fatigue d’avoir veillé auprès du lit de la princesse trois nuits de suite et l’on ne s’en inquiéta point.

La nuit du mercredi au jeudi fut plus mauvaise encore que les précédentes. La Duchesse de Bourgogne était dévorée d’une fièvre ardente. Elle passait de la prostration au délire, avec des intervalles de lucidité. Le péril parut si grand que ceux qui l’entouraient sentirent la nécessité de la préparer à la mort. Mme de Maintenon, qui ne la quittait pas depuis le début de la maladie, se chargea de cette douloureuse mission. La pauvre jeune princesse eut un instant de surprise. Dès le premier jour, elle s’était cependant sentie gravement atteinte. « J’ai dans l’idée que la paix se fera, et que je ne la verrai pas[4], » avait-elle dit. Mais elle ne se croyait pas si mal. Elle répliqua qu’elle allait se disposer, mais n’en parla plus. Comme on craignait que la tête ne se reprît, le Père de La Rue, son confesseur ordinaire, qu’elle avait paru toujours fort aimer, s’approcha de son lit et l’exhorta à ne pas différer sa confession. « Elle le regarda, dit Saint-Simon, répondit qu’elle l’entendoit bien, et en demeura là. En homme d’esprit, il sentit ce que c’étoit, et en homme de bien, il tourna court à l’instant. Il lui dit qu’elle avoit peut-être quelque répugnance à se confesser à lui, qu’il la conjuroit de ne pas s’en contraindre, surtout de ne pas craindre quoi que ce soit là-dessus, qu’il répondoit de tout prendre sur lui, qu’il la prioit seulement de lui dire qui elle vouloit, et que lui-même l’iroit chercher et le lui amèneroit[5]. » La Duchesse de Bourgogne témoigna alors le désir de se confesser à M. Bailly, prêtre de la mission de la paroisse de Versailles. Ce prêtre, qui passait pour sévère et même pour un peu janséniste, confessait les personnes de la Cour les plus régulières dans leur conduite, entre autres Mmes du Châtelet et de Nogaret, dames de la princesse. Le Père de La Rue partit immédiatement à la recherche de M. Bailly, mais il ne le trouva point. Il revint le dire à la princesse, qui en parut peinée, et témoigna d’abord le désir d’attendre le retour du confesseur qu’elle avait choisi. Le Père de La Rue ayant insisté pour qu’elle ne retardât pas sa confession, elle témoigna le désir de se confesser à un récollet qu’elle désigna, le Père Noël. Le Père de La Rue l’alla chercher à l’instant et l’amena lui-même.

Pendant ce temps, la Duchesse de Bourgogne se préparait à sa confession. Elle pria Mme de Maintenon de l’y aider, car elle se sentait très accablée. Le Père Noël étant arrivé, on les laissa seuls. Le Roi et les médecins profilèrent de ce moment pour forcer le Duc de Bourgogne à se retirer dans sa chambre. Il était dévoré d’une fièvre ardente, premier symptôme du mal auquel il allait bientôt lui-même succomber, et il se laissa faire. D’instans en instans il envoyait demander des nouvelles de la princesse, et on ne put le retenir loin d’elle qu’en lui dissimulant les rapides progrès du mal.

La confession, qui fut longue, étant terminée, et Mme de Maintenon étant rentrée dans la chambre, la princesse fut prise d’un scrupule : « N’ai-je pas mal fait, ma tante, dit-elle à Mme de Maintenon, d’avoir pris un autre confesseur que le mien ? — Non, répondit Mme de Maintenon. Cela est très permis. Il faut une grande liberté de conscience. » Cependant, on avait envoyé chercher à l’église de Versailles ce qui était nécessaire pour lui administrer l’Extrême-onction et la Communion. Le Roi vint recevoir le Saint-Sacrement au bas du grand escalier et le conduisit jusqu’à la porte de l’appartement de la princesse, en donnant de grandes marques de douleur. Il le reconduisit ensuite jusqu’à la chapelle où il entendit la messe, car il était neuf heures du matin, « sans musique et sans drap de pied, » fait observer Sourches. La princesse reçut l’Extrême-onction et la Communion avec une grande piété ; après quoi, elle dit à Mme de Maintenon : « Ma tante, je me sens tout autre, il me semble que je suis toute changée. — C’est, lui répondit Mme de Maintenon, que vous vous êtes approchée de Dieu, et qu’il vous console présentement. — Je n’ai de douleur, dit la princesse, que d’avoir offensé Dieu. — Cette douleur, reprit Mme de Maintenon, suffit pour obtenir le pardon de vos péchés pourvu que vous y joigniez une ferme résolution de ne plus les commettre, si Dieu vous rend la santé. — Oui, dit la princesse, mais je crains de ne pas faire assez pénitence, si j’en reviens. »

Elle demanda qu’on récitât les prières des agonisans. On lui dit qu’elle n’était pas assez mal pour cela, et qu’elle ferait mieux de tâcher de se rendormir. Mais elle n’y put parvenir. Une chose la tourmentait, et ce fut encore Mme de Maintenon qu’elle prit pour confidente : « Ma tante, lui dit-elle, je n’ai qu’une inquiétude ; c’est sur mes dettes. — Vous avez eu jusqu’ici tant de confiance en moi, répondit Mme de Maintenon ; n’aurez-vous pas celle de me les confier ? — Monsieur le Dauphin les sait, reprit-elle : je voudrais le voir. — Cela n’est pas possible, dit Mme de Maintenon, parce que vous avez la rougeole, mais dites-les-moi. Je vous promets, si vous guérissez, qu’il n’en sera jamais question. » « Alors, continue Mlle d’Aumale[6], Madame la Dauphine fit apporter sa cassette qu’elle ouvrit elle-même et toucha quelques papiers pour chercher ceux qui regardoient ses dettes ; mais les forces lui manquant, elle la referma aussitôt et la fit mettre au pied de son lit. Elle demanda encore à voir Monsieur le Dauphin, disant qu’il savoit ses dettes, mais comme le Roi avoit expressément défendu à ce prince d’entrer dans sa chambre, de peur du mauvais air, Mme de Maintenon chercha à détourner Madame la Dauphine du désir qu’elle avoit de le voir, et elle lui dit : « Si monsieur le Dauphin sait vos dettes, madame, vous devez être tranquille et bien persuadée que son amitié pour vous l’engagera à les acquitter au plus tôt, » ce qui parut calmer la princesse. »

A partir de ce moment, elle ne pensa plus qu’à la mort. A plusieurs reprises elle fit appeler le Père Noël, afin qu’il lui pariât de Dieu ; elle demandait qu’on priât pour elle et qu’on récompensât ses domestiques qui l’avaient si bien servie. Mme de Maintenon se tenait dans la ruelle du lit ; elle pleurait beaucoup. « Oh ! ma tante, vous m’attendrissez, » lui dit la princesse. Elle tenait en effet à conserver tout son courage. Au Roi qui entrait à chaque heure dans sa chambre, on lui fit remarquer qu’elle ne disait rien. « C’est, répondit-elle, que je crains de m’attendrir. » Avec ses dames, elle s’abandonnait davantage. Elle demanda celles qu’elle aimait le mieux pour leur dire adieu. Lorsque la duchesse de Guiche, une de ses préférées, s’approcha : « Ma belle duchesse, lui dit-elle, je vas mourir, » et comme celle-ci lui répondait en pleurant : « Non ! non ! Dieu vous rendra aux prières de Monsieur le Dauphin. — Eh ! moi, répliqua la princesse, je pense le contraire, et que, parce qu’il est agréable à Dieu, il lui enverra cette affliction. » Elle dit ensuite aux personnes qui se tenaient à l’entour de son lit, ces paroles, les dernières qu’en pleine connaissance elle ait prononcées et qui, dans une si jeune bouche, ne sont pas sans quelque grandeur et beauté : « Aujourd’hui princesse, demain rien, et dans deux jours oubliée. »

Cependant, le Roi et le Duc de Bourgogne qui, de son côté, était en proie à la fièvre et que les ordres formels du Roi retenaient toujours dans sa chambre, ne voulaient pas perdre tout espoir. Ils provoquèrent ce qui était, ce qui est encore l’usage dans les cas désespérés, une consultation de médecins. On en rassembla jusqu’à sept : Fagon, premier médecin du Roi, Dodard, premier médecin du Dauphin, Boudin, premier médecin de la Dauphine, La Carlière, premier médecin du Duc de Berry, enfin Desmoulins et Chirac, le premier, médecin du Roi, le second, médecin du duc d’Orléans. Ces deux derniers étaient venus à Versailles pour voir d’autres malades, et ils s’en étaient retournés à Paris. Le Duc de Bourgogne avait fait envoyer à leur recherche deux chaises qui les rejoignirent sur la route et les ramenèrent. La consultation eut lieu en présence du Roi et de la reine d’Angleterre, qui était accourue de Saint-Germain, dans le salon même de la Duchesse de Bourgogne. Ils opinèrent pour une nouvelle saignée (c’était la quatrième), à la réserve cependant de Dodard et surtout de Desmoulins, qui se prononça nettement contre, disant « que la saignée pouvoit être bonne dans un autre temps, mais que, dans ce temps-là, elle étoit dangereuse[7]. » On la saigna au pied sur les sept heures du soir. Elle eut une faiblesse au moment de la saignée ; d’elle-même cependant elle se remit sur son séant et parut un instant soulagée. La fièvre n’en redoubla pas moins dans la nuit du jeudi 11 au vendredi 12, ainsi que cela avait eu lieu toutes les nuits. Au matin, l’état parut désespéré. On lui donna de nouveau trois verres d’émétique, dont l’effet fut violent, mais ne lui rendit pas la connaissance qu’elle perdait peu à peu. Les forces s’en allaient, et, vers les six heures du soir, elle entra en agonie.

Mme de Maintenon, voyant qu’elle ne reconnaissait plus personne, se retira dans la chapelle pour prier. Le Roi, au contraire, demeura auprès d’elle. Malgré sa présence, on laissa qui voulut entrer dans la chambre, car la tête avait tourné à ceux-là mêmes qui, en toute circonstance, avaient charge de maintenir l’étiquette. « Au milieu de ce désordre, raconte Mlle d’Aumale[8], un seigneur de la Cour apporta une poudre qu’on disoit être admirable. Comme tout étoit désespéré, les médecins dirent qu’on pouvoit risquer de la lui faire prendre. Effectivement, cette poudre la ranima et lui rendit la connoissance. Elle en eut assez pour dire : « Ah ! que cela est amer ! » Mme de Maintenon, à qui on avoit été dire que la connoissance étoit revenue, arriva à l’instant. On dit à la princesse : « Voilà Mme de Maintenon ; la reconnoissez-vous ? — Oui, » répondit-elle. Mme de Maintenon lui dit : « Madame, vous allez à Dieu. » La princesse répondit : « Oui, ma tante. » Elle retomba dans un état d’insensibilité complète. A huit heures, le Roi monta en carrosse au pied du grand escalier, avec Mme de Maintenon et Mme de Caylus, et il partit pour Marly, laissant auprès de la princesse le cardinal de Noailles. Au moment de partir, il donna ordre à Tessé, le fidèle écuyer de la Duchesse de Bourgogne, de lui envoyer un exprès aussitôt, dit Sourches, « que ce seroit chose faite. » A la grille du château, il trouva quelques dames et la Duchesse de Bourbon, qui vint au-devant de lui et lui baisa la main en pleurant. L’exprès venait d’arriver, et le Roi apprit que, quelques instans après son départ, à huit heures un quart, la princesse avait rendu le dernier soupir.


II

Par qui la mort de la princesse fut-elle annoncée au Duc de Bourgogne ? Nous l’ignorons. Nous savons seulement par Proyart[9] comment il l’accueillit : « Ah ! Seigneur, s’écria-t-il, conservez le Roi, » « comme si, continue Proyart, il eût pressenti en ce moment qu’il ne devoit pas lui-même régner sur la France[10]. » Puis il s’enferma dans son oratoire où il demeura deux heures en prières. Ce soir-là, il ne vit que le Duc de Berry et le duc de Beauvilliers qui, malade, sortit de son lit pour venir passer quelques instans avec lui. « Ce fut, dit Saint-Simon, la dernière fois, sans s’en douter, qu’ils se virent en ce monde[11]. » Le lendemain, qui était un samedi, il se confessa et témoigna le désir de communier le dimanche. Son confesseur le Père Martineau l’en détourna, alléguant qu’on s’en prendrait à lui, s’il en résultait quelque inconvénient. « Vous êtes le maître, répondit le Duc de Bourgogne, et je serois fâché de vous exposer à aucun reproche par trop d’attache à une pratique qui, toute sainte qu’elle est, peut se différer par de justes raisons ; mais j’espère que je trouverai dans l’obéissance tout le fruit et tout le juste mérite de la bonne œuvre que je diffère par votre avis[12]. » Il se résolut alors à partir pour Marly. A sept heures du matin, il se fit porter en chaise à son carrosse sans pouvoir échapper à quelques courtisans qui tinrent à se trouver sur son "passage et qu’il reçut avec politesse. Le Roi n’étant pas encore réveillé, il se fit descendre à la chapelle où il entendit la messe. De là il se rendit à son appartement. Une des premières personnes qu’il vit fut Mme de Maintenon. Leur émotion à tous deux était si grande qu’ils abrégèrent l’entrevue. Mais il lui fallut essuyer la visite des princes et des princesses ainsi que des personnes qui leur étaient attachées et celle de ses menins. On commença de discuter devant lui la façon dont la princesse avait été soignée, et l’on s’en prit de sa mort aux médecins. « Soit que les médecins l’aient tuée, soit que Dieu l’ait rappelée, répondit-il avec douceur, il nous faut également adorer ce qu’il permet, et ce qu’il ordonne. » À ce moment, Saint-Simon entra dans la chambre ; il fut épouvanté du regard contraint du prince, avec quelque chose de farouche, du changement de son visage et des marques livides et rougeâtres qu’il y remarqua. Le Duc de Bourgogne était debout, et les larmes qu’il retenait lui roulaient dans les yeux. À ce moment, on vint lui dire que le Roi était réveillé. Ses menins lui proposèrent une fois ou deux d’aller chez le Roi. Il ne remua ni ne répondit. Saint-Simon s’approcha, et, à voix basse, le pressa également. Voyant que le prince ne répondait point, il insista, lui représentant que, tôt ou tard, il faudrait bien qu’il vît le Roi et qu’il y aurait plus de grâce à ne pas différer. Il le prit même par le bras et le poussa doucement. « Il me jeta, continue Saint-Simon, un regard à percer l’âme, et partit. Je ne l’ai pas vu depuis. Plaise à la miséricorde de Dieu que je le voie éternellement où sa bonté sans doute l’a mis. »

Cependant, le Roi étant réveillé, tous ceux auxquels leur charge en donnait le droit étaient entrés peu à peu dans sa chambre. Elle était déjà pleine quand le Duc de Bourgogne pénétra par les derrières. Le Roi l’embrassa longuement, tendrement et à plusieurs reprises. Les paroles qu’ils échangeaient étaient entrecoupées de larmes et de sanglots. Cependant, le Roi, regardant le Duc de Bourgogne, fut effrayé de sa mauvaise mine. Il ordonna aux médecins présens de lui tâter le pouls. Ils le trouvèrent fort mauvais, et lui conseillèrent d’aller prendre le lit. Docilement il rentra dans son appartement, et ne reçut ce jour-là que son confesseur, ses menins et Chevreuse. Le reste de sa journée se passa en prières et en pieuses lectures. Il eut une forte fièvre pendant la nuit. Le lendemain, il s’efforça, à l’exemple du Roi, de reprendre sa vie régulière. Le Roi, en effet, avait donné des ordres pour aller tirer l’après-dînée ; mais, se sentant mal à la tête, il décommanda les voitures. Il n’en tint pas moins conseil, et, après le conseil, Torcy passa chez le Duc de Bourgogne, qui travailla trois heures avec lui, quoiqu’il fût dans un grand état d’accablement.

Cependant, on commençait à Versailles les préparatifs du service funèbre de la princesse. Le samedi matin, on la peigna et coiffa, en linge uni avec des rubans noirs et blancs, et ainsi ajustée, elle fut exposée en public toute la journée, le visage découvert, les mains hors du lit. « Il y eut, rapporte le Mercure, un concours prodigieux de personnes pour venir la voir. » Le soir, les médecins procédèrent à l’autopsie en présence de la duchesse du Lude, sa dame d’honneur, et de la marquise de Mailly, sa dame d’atour, auxquelles leur charge faisait un devoir d’assister à ce pénible spectacle. « On l’ouvrit, dit Sourches, et on ne trouva aucunes marques de rougeole, ni de petite vérole, ni de pourpre sur son corps ; son cerveau et toutes ses parties nobles parurent sans aucune altération. On dit seulement qu’elle avait le sang tout brûlé[13]. » L’autopsie révéla également qu’elle était enceinte depuis peu de temps. Le soir, elle fut mise au cercueil par la duchesse du Lude et la marquise de Mailly, l’une tenant la tête, et l’autre les pieds. Le cercueil fut ensuite déposé sur une estrade de trois marches, sans autre appareil que six cierges, et on l’y laissa toute la journée du dimanche 14, tandis qu’on préparait dans le salon le lit de parade où elle devait, suivant l’étiquette, être exposée pendant plusieurs jours. On l’y transporta le lundi 15, à midi. Deux autels furent dressés dans la chambre et, tous les jours qui suivirent, des messes y furent célébrées d’heure en heure, de six heures du matin à midi.

À trois heures, on commença de garder le corps en cérémonie. Quatre évêques, en rochet et camail, et six dames devaient le garder, en se relayant. Immédiatement surgirent des querelles d’étiquette, dont Saint-Simon ne manque pas de raconter le détail. Le principe était qu’en présence d’un membre de la famille royale défunt, on n’avait point droit à d’autres honneurs que ceux auxquels on aurait droit en sa présence, de son vivant. Devant un membre de la famille royale vivant, personne n’était assis à l’église que sur un ployant (nous disons aujourd’hui pliant), et personne n’avait de carreau pour s’agenouiller que les princes, les ducs et duchesses, ou bien ceux et celles qui avaient le rang de prince étranger ou bien encore le tabouret de grâce. Le même cérémonial devait être observé devant son cercueil. Les hérauts d’armes, qui se tenaient en cottes d’armes et en caducées au coin du cercueil, devaient présenter à ceux et à celles qui y avaient droit un carreau, sur lequel ils s’agenouillaient pour faire une courte prière. Ils leur tendaient ensuite le goupillon. Les autres personnes n’avaient point de carreaux et prenaient elles-mêmes le goupillon dans le bénitier. Il n’y avait point de raison pour qu’un cérémonial différent fût observé devant le cercueil de la Duchesse de Bourgogne. Néanmoins, les évêques prétendirent avoir des chaises à dos, ainsi que des carreaux, et qu’on leur tendît le goupillon, au moment de leur arrivée. Chaises à des et carreaux leur furent refusés ; mais « ils crièrent tant, dit Saint-Simon, qu’ils attrapèrent le goupillon. »

Quant aux dames, l’étiquette voulait qu’il y eût parmi elles deux duchesses. Le Roi, qui, en toute circonstance, pensait toujours à tout et qui était toujours attentif à ménager les princes étrangers sans leur donner cependant le pas sur les ducs et duchesses, désigna lui-même pour la première garde les duchesses d’Elbeuf et de Sully. La duchesse d’Elbeuf était une princesse lorraine ; mais elle était aussi la plus ancienne duchesse présente à la Cour. Ainsi ni princes lorrains ni ducs ne pouvaient se plaindre ou se prévaloir de cette désignation, les premiers pouvant prétendre que la duchesse d’Elbeuf avait été désignée comme princesse lorraine, et les seconds qu’elle l’avait été comme duchesse.

Les choses étant ainsi réglées, le défilé commença. Toutes les pièces qui composaient l’appartement de la Duchesse de Bourgogne étaient tendues de noir. Les dames en mantes, les messieurs en grand manteau, se succédèrent toute l’après-midi du mardi 16 et du mercredi 17. Madame, la Princesse de Conti, le Duc d’Orléans, le Comte de Toulouse se présentèrent chacun à leur tour, reçus par la dame d’honneur de la princesse défunte, à la porte de la dernière pièce tendue de noir et reconduits de même. A la différence des évêques, les hérauts d’armes leur présentaient le goupillon. Le populaire, qui avait été admis à contempler la Duchesse de Bourgogne morte dans son lit, fut au contraire exclu de cet hommage solennel rendu à sa dépouille. Aussi les choses se passèrent-elles en grande pompe et avec beaucoup d’ordre.


III

Pendant ce temps, à Marly, l’état du Duc de Bourgogne s’aggravait. Le lundi, il avait semblé mieux. Le Père Martineau, qui résidait habituellement à Paris, à la maison professe des jésuites, pensait s’en retourner. « Je pris néanmoins, dit-il, et sans hésiter un seul moment, le parti de rester auprès de lui, lorsqu’il me demanda si je songeois à me rendre à la Maison. Je crus qu’étant aussi attentif qu’il étoit à ne demander rien d’une manière qui pût gêner, il vouloit faire entendre par ces paroles que je lui ferois plaisir de rester à Marly[14]. » Le Duc de Bourgogne était en proie en effet à de sombres pressentimens. Le mardi matin, il dit à plusieurs reprises au Père Martineau : « Mon père, je ne sortirai point d’ici. » Le Père Martineau répondit que tous ceux qui savaient sa maladie étaient en prières pour sa guérison, et le pressa « de joindre ses prières aux leurs, afin de l’obtenir, car elle étoit nécessaire au bien de l’Etat dont les intérêts lui avoient toujours été si chers. » « N’y auroit-il point pour moi de vanité, répliqua le prince, de demander à Dieu ma guérison, comme nécessaire au bien de l’Etat ? » Et le Père Martineau l’ayant rassuré sur ce point : « Eh bien, reprit-il, Dieu, qui sait les desseins qu’il a sur moi, est le maître ; je ne veux que ce qu’il veut, soit la vie, soit la mort ; qu’il décide, j’y consens. Fiat, fiat, » et, les jours qui suivirent, on l’entendit répéter souvent ces deux mots.

Dans l’après-midi du mardi, des plaques rouges apparurent en divers endroits du corps. Il eut de nouveau la fièvre. Dodard, son médecin ordinaire, s’effraya. « Il demanda du secours, » dit Sourches. Fagon, qu’on regardait de mauvais œil depuis la mort de la princesse, refusa de s’en mêler. Desmoulins, second médecin du Roi, fut appelé, mais se trouvant en présence des mêmes symptômes que lors de la maladie de la Duchesse de Bourgogne et paralysés sans doute par le souvenir du mauvais succès des remèdes essayés par eux, les deux médecins réunis n’osèrent rien ordonner. La nuit du mardi au mercredi fut mauvaise, ainsi que la journée de mercredi. Les plaques rouges disparaissaient, puis reparaissaient, mais la rougeole, car on se croyait en présence de la rougeole, ne sortait pas franchement. Le Duc de Bourgogne était en proie à une fièvre ardente. Le Roi vint le voir plusieurs fois dans la journée ainsi que Mme de Maintenon. On s’efforçait cependant de le rassurer sur son état. Comme il voulait faire une revue de sa vie et une confession générale de ses péchés pour se préparer à recevoir les derniers sacremens, le Père Martineau lui dit : « Pourquoi, Monsieur, vous condamner, lorsque les médecins sont pleins de confiance ? Il faut préparer l’effet des remèdes par des pensées plus consolantes. — Dieu merci, répondit le Duc de Bourgogne, la pensée de la mort n’est point une pensée qui m’attriste. Vous savez au reste que je ne désire que la volonté de Dieu. S’il veut que je vive, demandez-lui que ce soit pour le mieux servir. S’il veut que je meure, priez pour que ce soit pour vivre éternellement avec lui. » Et il ajouta : « Puisque ce n’est pas aujourd’hui que je fais mes dévotions, il faut que je m’occupe d’autre chose, parce qu’il ne me reste plus beaucoup de temps. »

Il fit alors venir les officiers et les domestiques attachés à sa maison et leur demanda s’il devait quelque chose à quelques-uns d’entre eux. Tous, fondant en larmes, répondirent que non. Il les remercia de leurs services, promit de les recommander au Roi et témoigna le désir qu’ils fussent placés auprès des princes ses fils. Il dit ensuite à ses officiers : « Si vous connaissez à la Cour et dans le royaume quelqu’un à qui j’aurais fait tort ou que j’aurais mortifié sans le savoir, vous me ferez plaisir de me le nommer, afin que je lui fasse satisfaction. » Quelqu’un lui dit : « Ah ! Monseigneur, vous n’avez jamais fait que du bien à tout le monde, et il n’y a pas un Français qui ne fût prêt à donner sa vie pour sauver la vôtre. — Il est vrai, répondit le Duc de Bourgogne, que les Français méritent bien d’être aimés de leurs princes. Aussi le Roi sera-t-il au comble de ses vœux s’il peut terminer cette malheureuse guerre qui les épuise et j’ai la confiance qu’il y parviendra bientôt. » Il se fit ensuite apporter l’état des familles pauvres qu’il soutenait et se préoccupa de ce qu’elles deviendraient après lui. « Tout occupé de cette pensée, raconte Proyart, il se rappela que la Dauphine lui avoit laissé quelques pierreries. Il ordonna qu’on les mît en vente et les amis du prince, les uns pour entrer dans ses vues de charité, les autres pour avoir quelque chose qui lui eût appartenu, mirent l’enchère sur ces bijoux qui furent vendus beaucoup au-dessus de leur juste valeur[15]. » Il répartit alors lui-même la somme entre les pauvres de la paroisse, les pauvres officiers ou leurs veuves auxquels il faisait des pensions et les jeunes gens qu’il faisait élever dans des collèges ou des communautés religieuses. Il envoya une somme de sept cents livres au couvent des Récollets pour qu’il y fût prié Dieu pour l’âme de ceux qui avaient été tués à la guerre en combattant sous ses ordres. « Il ne laissa rien, ajoute Proyart, pour faire prier Dieu pour lui-même. »

Le reste de la journée fut assez calme. Le Duc de Bourgogne l’employa à se faire faire des lectures pieuses tant de l’Écriture Sainte que d’autres livres qu’il désignait lui-même. Ce calme fortifia les médecins dans leur sécurité trompeuse. Ils continuèrent à ne rien essayer. Le Roi tint conseil des Finances et, l’après-dînée, se promena, comme à l’ordinaire, dans les jardins. Mais la nuit fut mauvaise. Les plaques rouges reparurent. Il avait les extrémités glacées et, cependant, il se plaignait de souffrir d’un feu intérieur. « Voilà une fièvre horrible, disait-il, voilà une fièvre horrible ; je sens une extrême chaleur au dedans ; » puis, « craignant que ces paroles ne fussent l’effet de quelque impatience ou de trop peu de courage à souffrir le mal qu’il sentait, il ajouta aussitôt, comme pour corriger ce qu’il avoit dit : Peut-être la fièvre que j’ai ne me paroît-elle si forte que parce que je n’ai point été malade et que je ne suis point accoutumé à souffrir. Et qu’est-ce, après tout, que le mal en comparaison des feux du Purgatoire où nos péchés les plus légers doivent être expiés, si nous n’avons soin de les expier nous-mêmes par la pénitence ? » « Je lui répondis, continue le Père Martineau, que, par un effet de la miséricorde divine, l’ardeur de sa fièvre pouvoit servir à le garantir des feux du Purgatoire, s’il la souffroit et l’offroit à Dieu avec componction et en unissant sa peine à celle de Notre-Seigneur : « Très volontiers, répondit-il. Que nous sommes obligés à Dieu de nous avoir donné un moyen si facile de satisfaire à sa justice[16] ! »

Les souffrances augmentant et la pensée de sa mort prochaine ne le quittant point, il témoigna de nouveau le désir de recevoir en même temps l’Extrême-onction et la Communion en viatique. Même en ces circonstances tragiques, la domination que le Roi exerçait sur les personnes de sa famille était si absolue qu’on ne crut point devoir satisfaire à ce désir, sans lui en demander la permission. Lorsque, dès la veille, il avait témoigné pour la première fois ce désir, le Roi avait consulté les médecins. Ceux-ci avaient répondu qu’ils ne doutaient pas que le Duc de Bourgogne ne fût en état de communier très prochainement à l’église. « Dans ce cas, avait répondu le Roi, il ne faut pas répandre inutilement l’alarme dans mon royaume, » et il avait refusé la permission. « Fiat, fiat, » avait dit le Duc de Bourgogne en apprenant ce refus ; mais, de plus en plus persuadé que sa mort était imminente, il demanda de nouveau ce jour-là à recevoir les sacremens et avec tant d’insistance qu’on fut en parler à Mme de Maintenon. Elle se déroba. « M. le Dauphin a vécu comme un saint, répondit-elle ; il veut se préparer à mourir comme un saint. Je ne puis que louer ses sentimens ; mais je ne saurais juger de son état. » De nouveau on consulta les médecins qui persistèrent à assurer que le prince n’était pas en danger imminent. On prit alors le parti de soumettre au Roi les désirs du prince et l’avis des médecins. Il fut inflexible. « Je ne suis pas surpris, dit-il, que M. le Dauphin, qui communie si fréquemment lorsqu’il est en santé, veuille le faire étant malade ; mais il faut qu’on lui rappelle que les règles de l’Eglise qu’il ne voudrait pas enfreindre ne permettent la communion en viatique que dans le cas d’un véritable danger, et c’est aux médecins qu’on doit s’en rapporter plutôt qu’à lui-même. » Le Duc de Bourgogne se soumit avec docilité à cette décision, mais il demanda qu’au moins l’Extrême-onction lui fût administrée. Les médecins assurèrent de nouveau « qu’il n’étoit nullement dans le cas de recevoir ce sacrement. » Ce second refus fut particulièrement cruel au pauvre prince. « O mon Sauveur, s’écria-t-il, puisqu’on ne veut pas me croire, il faudra donc que je quitte ce monde sans la consolation des secours que vous avez établis pour les mourans. Vous voyez les désirs de mon cœur. Que votre volonté soit faite. » « Mais, continue Proyart, les lâches tempéramens des médecins furent éludés par un tempérament plus chrétien que proposa une personne vertueuse. (Nous savons par son propre témoignage que ce fut le Père Martineau.) Comme on s’appuyoit des règles de l’Eglise pour empêcher que le prince communiât en viatique, on dit qu’il pouvoit le faire à jeun aussitôt après minuit, et ceux qui ne cherchoient qu’à épargner au Roi un spectacle affligeant applaudirent les premiers à cet expédient qui combloit les vœux du malade et qui les soustrayoit eux-mêmes au reproche d’avoir, par des considérations humaines, laissé mourir un Dauphin sans sacremens[17]. »

Le Roi donna son assentiment à ce tempérament, et, rassuré par les médecins qui ne croyaient point ou feignaient de ne point croire au danger, il s’alla coucher. Quelques instans avant minuit, le Père Martineau donna l’absolution au Duc de Bourgogne et, à minuit sonnant, la messe commença dans sa chambre. Elle fut célébrée par l’abbé du Cambout, premier aumônier du Roi. Le Duc de Bourgogne communia avec une grande ferveur. « Alors, rapporte le Père Martineau, la tranquillité prit la place de l’inquiétude qu’il avoit fait paraître auparavant. Il étoit en possession de Celui qu’il aimoit, qu’il désiroit, qu’il cherchoit, Son cœur étoit content. » « Que j’ai d’obligation à Dieu, dit-il au Père Martineau, de ce qu’il veut bien me tirer maintenant du monde où tant de pièges m’étoient préparés ! De quels dangers pour le salut le trône n’est-il pas environné ! Aurois-je eu assez de fidélité pour n’y pas périr ? » De nouveau, et à haute voix, il entreprit une sorte d’examen de conscience et de revue générale de sa vie. Il fit allusion aux mauvais procédés dont il avait été victime. « Seigneur, dit-il, j’ai la confiance que vous me pardonnerez mes offenses, comme je leur pardonne le mal qu’ils m’ont fait ou qu’ils m’ont voulu faire. » Quelques scrupules lui vinrent sur les ordres qu’il avait pu donner pendant qu’il commandait les armées, et sur la part qu’il avait eue à l’effusion du sang humain. Ce souvenir l’attrista, mais il se rassura cependant en disant : « Il me semble que, par la grâce de Dieu, je ne me suis déterminé ni par haine, ni par vengeance dans les ordres ou les conseils que j’ai pu donner contre nos ennemis. »

Cependant, il continuait à être en proie à de vives souffrances. Il se sentait dévoré par un feu intérieur, et ces souffrances tournèrent sa pensée vers celles qu’avait dû ressentir la Duchesse de Bourgogne : « Oh ! ma pauvre Adélaïde, s’écria-t-il, que tu as dû souffrir ! O mon Dieu, que ce soit pour le salut de son âme ! Unissez mes souffrances aux siennes ; sanctifiez-les par les vôtres et accordez-lui le repos éternel. » Il parla ensuite de son fils, le Duc de Bretagne, qu’il aurait souhaité voir. Mais il fit réflexion qu’à raison de la contagion, il valait mieux le laisser à Meudon où on l’avait envoyé. « Je le reverrai bientôt, » dit-il. Quelqu’un, qui se trouvait dans la chambre, se méprit au sens de ces paroles, et courut dire à Mme de Maintenon que le Duc de Bourgogne concevait l’espérance de sa guérison, puisqu’il parlait de revoir son fils. « Vous ne comprenez pas, répondit Mme de Maintenon, que c’est dans l’Éternité qu’il compte le revoir. Il dit bientôt, parce qu’aux yeux de sa foi, la plus longue vie n’est qu’un songe. » Lorsqu’elle l’était venue voir, il lui avait parlé de ses enfans et lui avait dit qu’ « il n’avait nulle inquiétude à leur sujet, parce qu’il savait que le Roi et elle ne négligeraient rien pour leur assurer la meilleure éducation. » Il lui parla ensuite du Roi : « Je sais, dit-il, jusqu’où va sa tendresse pour moi. Ma mort va l’affliger cruellement. Dites-lui pour le consoler que je meurs avec joie[18]. »

Comme vers la pointe du jour il semblait un peu plus calme, le Père Martineau lui demanda la permission d’aller dire sa messe dans la chapelle du château, et l’engagea à se reposer pendant ce temps. « Ce n’est pas ici, répliqua le Duc de Bourgogne que je dois penser à me reposer. Je ne me promets plus que le repos en Dieu, je soupire après, et j’espère que j’y parviendrai par sa divine miséricorde. Allez, et ne m’oubliez pas à l’autel. »

Le Père Martineau se rendit à la chapelle. Il était sept heures du matin. Comme il n’y avait qu’un autel dans la chapelle de Marly, il fut obligé d’attendre qu’un prêtre qui venait de commencer de dire la messe eût terminé. Il n’était pas encore tout à fait arrivé à la fin de la sienne lorsque le clerc de la chapelle vint le prévenir que le Duc de Bourgogne était à toute extrémité et qu’on envoyait chercher ce qui était nécessaire pour lui administrer l’Extrême-onction. Le Père Martineau s’empressa de revenir et trouva le prince en proie à un délire furieux. Il fallait quatre personnes pour le maintenir dans son lit. En voyant approcher le Père Martineau, il sembla cependant le reconnaître. « Ah ! mon Père, » dit-il, à demi-voix. « Quel trait pour moi que cette courte parole ! ajoute le bon Père. Combien de choses, toute courte qu’elle est, dut-elle faire comprendre à un homme accoutumé au langage de celui qui la prononça et dont le cœur lui était si connu ! » et il termine ainsi son récit dont les touchans détails sont garantis par une exactitude poussée jusqu’au scrupule : « Je dis en trois mots au prince mourant qu’on alloit lui donner l’Extrême-onction et qu’il la devoit recevoir avec confiance en la miséricorde de Dieu qui a établi ce sacrement pour effacer le reste de nos péchés et pour nous mettre en état de paraître devant lui pur et sans tache. En même temps, je pris sa main et la mis sur la mienne, le priant de la serrer au cas qu’il m’entendît. Il le fit, mais je n’oserois assurer que ce fut avec connoissance parce que ça a pu être l’effet du hasard dans l’agitation où il étoit alors. Aussitôt l’aumônier du Roi lui donna les saintes huiles. On récita les prières des agonisans, et à peine furent-elles achevées qu’il expira. On m’a dit qu’un instant avant que d’expirer, il avoit prononcé le sacré nom de Jésus-Christ en levant les yeux au ciel, et d’un ton plein de foi et d’amour. Je n’ai pas de peine à le croire, car il n’est pas surprenant qu’à la mort, il ait eu dans la bouche un nom qu’il avoit eu, toute sa vie, si profondément gravé dans le cœur. J’avoue cependant que je ne l’ai pas entendu. »

Il était huit heures un quart du matin quand le Duc de Bourgogne expira. Comment, après avoir lu le récit de cette fin, tel que nous l’a transmis un aussi véridique témoin, ne pas dire avec Saint-Simon : « Il étoit déjà mûr pour l’éternité ? »


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril.
  2. Saint-Simon. Édition Chéruel de 1857, t. X, p. 88.
  3. Nous avons emprunté aux Mémoires de Saint-Simon (Édition Chéruel de 1857, p. 78 à 115) ; au Journal de Dangeau (p. 80 à 90) ; aux Mémoires de Sourches (p. 289 à 302) ; enfin aux Cahiers de Mlle d’Aumale, récemment publiés par M. Hanotaux et par nous (p. 302 à 322), le récit des derniers momens de la Duchesse de Bourgogne. Pour ne pas fatiguer les yeux du lecteur par de constantes références, nous renvoyons d’une façon générale à ces différens récits, dont celui de Mlle d’Aumale est de beaucoup le plus détaillé, et nous ne donnerons d’indication précise que pour les citations textuelles. L’auditeur de la nonciature Borio (le nonce Cusani était absent) renseignait exactement la cour de Rome sur les phases de la maladie. Mais [ces dépêches dont on a bien voulu, des Archives du Vatican, nous envoyer copie, ne contiennent aucun détail qui ne soit dans Sourches ou Dangeau.
  4. Des négociations qui devaient aboutir à la paix étaient en effet depuis peu engagées à Utrecht.
  5. Saint-Simon. Édition Chéruel de 1857, t. X, p. 81.
  6. Les Cahiers de Mme d’Aumale, p. 307.
  7. Sourches, t. XIII, p. 294.
  8. Les Cahiers de Mlle d’Aumale, p. 309.
  9. Aux sources que nous avons indiquées, il faut joindre, pour la mort du Duc de Bourgogne, la Vie du Dauphin, père de Louis XV, par l’abbé Proyart, à laquelle nous avons fait de si fréquens emprunts, et le Recueil des vertus du Duc de Bourgogne et ensuite Dauphin, par le Père Martineau, son confesseur. Cet opuscule, peu connu, a été réuni en volume en 1713 avec les Oraisons funèbres du Duc et de la Duchesse de Bourgogne, par le Père de La Rue, le Père Gaillard et d’autres encore. Proyart, qui parait avoir eu à sa disposition les papiers mêmes du Père Martineau, ajoute au récit de ce témoin oculaire quelques détails dont il a pu recueillir d’autre part la tradition. Mais nous nous en rapporterons de préférence au récit simple et naïf du Père Martineau, qui inspire plus de confiance que le ton parfois un peu ampoulé de Proyart.
  10. Proyart, t. II, p. 356.
  11. Saint-Simon. Édition Chéruel de 1857, t. X, p. 92.
  12. Recueil des vertus, etc., p. 159.
  13. Mémoires de Sourches, t. XIII, p. 296.
  14. Recueil des vertus, etc., p. 160.
  15. Proyart, t. II, p. 361.
  16. Recueil des vertus, etc., p. 165.
  17. Proyart, t. II, p. 365.
  18. Proyart est seul à parler de cette visite que Mme de Maintenon aurait faite au Duc de Bourgogne mourant, sans indiquer exactement à quel moment elle aurait eu lieu. Ni Sourches, ni Dangeau n’en font mention.